« C’est ici qu’un de nos camarades a tenté de se suicider en s’immolant par le feu. Il voulait dénoncer la précarité dont il était victime au même titre qu’un trop grand nombre d’étudiants et d’étudiantes. » Plusieurs centaines d’étudiants, professeurs, ou citoyens [1] participent au rassemblement le 12 novembre devant le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) de Lyon, en soutien au jeune étudiant de 22 ans qui a tenté de mettre fin à sa vie quatre jours plus tôt. Brûlé à 90%, il est toujours, actuellement, entre la vie et la mort.
« Si je vise le bâtiment du Crous ce n’est pas par hasard. Je vise un lieu politique, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, et par extension le gouvernement. (...) J’accuse Hollande, Macron, Sarkozy et l’Union européenne de m’avoir tué en créant des incertitudes sur l’avenir de toutes et tous », avait annoncé sur les réseaux sociaux le jeune homme en licence de lettres et sciences humaines, juste avant de commettre son acte.
« Un geste éminemment politique »
« Il ne percevait plus sa bourse car il triplait sa deuxième année de licence », relatent ses amis syndicalistes. « Même quand il avait droit à sa bourse, précise Beverly, il ne percevait que 450 euros par mois, ça ne lui permettait clairement pas de payer son loyer, sa nourriture et toutes ses factures à côté. » [2]
L’étudiant avait déposé une demande exceptionnelle de bourse auprès du Crous, qui lui avait été refusée. « En perdant sa bourse et son logement au Crous, il se retrouvait sans ressources financières. » Pour Beverly, « son geste témoigne de la grande précarité dans laquelle les étudiants se trouvent. » Au moins un étudiant sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté (moins de 987 euros par mois) [3], plus d’un sur trois dépend d’une aide financière (bourse ou aide au logement), et un sur deux est obligé de travailler en plus de ses études.
Face à certains médias et politiques qui tentent d’en faire un acte individuel, Louise insiste : « Son geste, s’il reflétait la situation terrible qu’il vivait, est un geste éminemment politique ». Le syndicat Solidaires étudiants, dont il est un militant actif, préfère taire son nom. « Sa vie privée mérite d’être respectée. Anonymiser son acte permet aussi à tous ceux qui sont dans une situation de précarité de s’identifier à ce qu’il a fait. »
« En plus de la fac, je cumulais deux emplois, l’un comme caissier, l’autre comme animateur périscolaire »
Imane est venue au rassemblement avec son amie Jasmine. Boursière, disposant d’un logement au Crous, elle ne peut rester insensible à cet acte. « Il y a beaucoup de gens autour de moi qui sont en galère, qui ont du mal à manger correctement. Ils ont besoin de travailler à côté et ça met en péril leurs études, avec un risque de redoublement. C’est un cercle vicieux ! L’étudiant perd sa bourse l’année où il redouble. » Jasmine renchérit : « La bourse ne suffit pas, c’est la raison pour laquelle on cumule des jobs. Or, si on a deux absences non justifiées, on est considérés comme "défaillant". » Toutes les deux pointent aussi une injustice : « Le critère pour avoir une bourse, c’est ce que gagnent tes parents. Mais une grande partie des étudiants sont isolés de leur famille. »
Depuis ce geste désespéré, les langues se délient et la réalité refait surface quant à la précarité étudiante. « En troisième année de licence, je cumulais en plus de la fac deux emplois, l’un comme caissier et l’autre comme animateur périscolaire, raconte Ludwig. Je travaillais 48 heures par semaine, week-end compris. Je ne pouvais bosser mes cours que le dimanche après-midi. » « J’ai fait les poubelles quand je faisais mes études parce que je n’avais pas de quoi me payer à bouffer », confie une militante du comité chômeurs et précaires CGT.
« Beaucoup n’ont pas les moyens de faire trois repas par jour »
Ces dernières heures, les témoignages sur les réseaux sociaux autour du hashtag #LaPrécaritéTue mettent en lumière une situation dénoncée depuis des années par les syndicats étudiants. « Être étudiant c’est aussi galérer pour trouver des aides, multiplier les petits jobs, et voir parfois cette activité professionnelle écraser tes études, résume Louise de Solidaires étudiants. « Beaucoup n’ont pas les moyens de faire trois repas par jour. »
Être étudiante et étrangère ajoute une précarité supplémentaire, témoignent Amiel et Charlène. « Quand on arrive d’un autre pays, on est livrés à nous mêmes, on ne sait pas forcément les aides auxquelles on a droit. C’est un parcours du combattant pour avoir des infos. » « On sent bien que le personnel du Crous est sous tension. Mais ce n’est pas une raison pour taper davantage sur les étudiants », renchérit Charlène. Sa camarade évoque les nombreuses fois où elle est ressortie du Crous complètement abattue. « Il faut vraiment avoir le courage d’insister. »
« De nombreux logements du Crous sont insalubres et infestés par des cafards et punaises de lits »
Le manque de logements étudiants et leur insalubrité sont également pointés du doigt. Selon Solidaires étudiants, les logements du Crous ne peuvent accueillir que 6% de la population étudiante totale. « De nombreux logements sont insalubres et infestés par des cafards et punaises de lits sans que rien ne soit fait », dénonce Beverly. « Les autres logements qui sont en bon état sont deux à trois fois plus chers... »
C’est le cas notamment de la résidence Mermoz à Lyon où un comité de lutte s’est constitué depuis septembre 2019, rejoint par Halima. Elle vit dans une chambre simple de 9 m2 avec sanitaire et cuisine en commun à l’étage. « On est soixante par étage et seulement trois toilettes et douches fonctionnent », illustre-t-elle. Les punaises de lit ont commencé à envahir sa chambre. « Même si on le signale à l’accueil, on ne nous change pas de chambre. On nous dit qu’on va contaminer les autres. » Des studios, dont le loyer est de 330 euros, sont aussi concernés. « Ils sont même les premiers à avoir des cafards car ils sont collés à la cuisine. Comme ils ont les sanitaires, ils ont aussi beaucoup de problèmes d’humidité. »
Photos à l’appui, elle témoigne des boursouflures d’humidité qui gonflent la peinture des plafonds, de la moisissure qui gagne du terrain sur les joints des douches dans les parties communes, de l’électricité qui n’est pas aux normes, de l’eau jaunâtre qui coule du robinet... « Au départ, tout le monde était isolé dans sa chambre et pensait que c’était normal pour le prix. » Avec le comité de lutte, ils ont listé leurs revendications et, à force de persévérance, ont obtenu un entretien avec le directeur du Crous. Ce 12 novembre au soir, une réunion est prévue entre résidents pour faire le point sur les premiers travaux réalisés pendant les vacances.
Un salaire sans condition pour toutes les personnes qui étudient
« Son geste nous rappelle qu’aujourd’hui en France, en 2019, la précarité tue encore et tous les jours », souligne Louise. « Cela se traduit par des tentatives de suicides et des taux de dépression importants. » Selon le rapport de l’Observatoire de la vie étudiante publié en 2018, 8% des étudiants ont pensé à se suicider dans l’année. C’est le cas de 3% des 15-30 ans dans la population générale.
Solidaires étudiants demande des bourses plus importantes pour les étudiants issus de milieux populaires. L’idée d’un salaire étudiant, revendication portée dans le message publié par le jeune homme qui s’est immolé, est largement reprise. Le salaire étudiant s’inspire des travaux de l’économiste Bernard Friot sur le salaire à vie (lire notre entretien). « On part du principe que les étudiants sont a minima des personnes en formation, précise Louise. L’idée est d’avoir un salaire répondant à leurs besoins basés sur les taux en vigueur, et de pouvoir cotiser sachant que l’on passe plusieurs années à la fac. C’est un salaire sans condition pour toutes les personnes qui étudient. »
« On ne compte pas lâcher l’affaire malgré le silence des autorités publiques »
La ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal s’est rendue à Lyon le 9 novembre pour rencontrer les personnels du Crous et de l’université. Elle y a fait part « de sa profonde émotion face à l’acte dramatique » du jeune homme, « auquel elle a adressé ses premières pensées », selon le ministère. « Nous ce qu’on veut, c’est que la ministre reconnaisse qu’il y a des étudiants en précarité extrême et que des travaux soient entrepris sur le sujet, réagit Louise. On ne compte pas lâcher l’affaire malgré le silence des autorités publiques. Il n’est pas normal que le système broie des étudiants. On veut des réponses concrètes. »
« Notre détermination à lutter contre ces politiques mortifères est décuplée par le geste de notre camarade, appuie Murielle Guilbert de Solidaires. Demain, nous serons dans la lutte, plus que jamais. » « On a besoin d’un mouvement de tous les précaires en France, complète Beverly. Il faut être tous unis face à la situation qui nous oppresse. »
Dans l’immédiat, les syndicats pallient l’urgence. À la fin du rassemblement, ils ont offert un petit déjeuner à celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’en payer un. L’un d’eux lâche : « Si on ne bouge pas, on n’aura rien. » Mardi à Toulouse, plusieurs dizaines d’étudiants ont envahi le Crous, tandis qu’à l’université Lille 2 une conférence donnée par l’ancien président François Hollande a été perturbée et annulée. Dans la soirée, un important rassemblement devant le Crous de Paris a donné lieu à une manifestation sauvage, dont certains participants ont fait tomber la grille du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
Texte et photos : Sophie Chapelle, à Lyon.
– Si vous vivez ou avez vécu une situation de précarité, vous avez la possibilité de témoigner sur les réseaux sociaux via le hashtag #LaPrécaritéTue