Séparatisme ?

Jean-Louis Bianco : « Une destruction de la laïcité est à l’œuvre aujourd’hui, la laïcité doit rester une liberté »

Séparatisme ?

par Hassina Mechaï

La laïcité…le mot semble être devenu l’alpha et l’oméga du débat politique français tout autant que le nœud gordien dans lequel il s’enroule et s’étouffe. Pour en parler, entretien avec l’ancien président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco.

Jusqu’en avril dernier, il présidait l’Observatoire de la laïcité (ODL), dont la feuille de mission prévoyait d’assister « le Gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité en France ». Simple sur le parchemin ministériel, autrement plus compliqué dans une société française où les débats oscillent, tournent, stagnent et fermentent autour de la sécurité, l’immigration et l’identité. Un triptyque auquel « La Laïcité », vient apposer un vernis acceptable, qualifié de « républicain ». Mais attention, de quelle laïcité s’agit-il là ? Celle de 1905 qui imposait la neutralité religieuse à l’État et à ses services publics ou celle qui fait dériver doucement cette obligation vers les citoyens dans l’espace public ? La laïcité d’apaisement ou la laïcité « offensive » comme a pu la qualifier Marlène Schiappa ? Une bataille idéologique s’impose, avec la régularité obstinée du métronome médiatique et politique qui en bat la mesure. Cette bataille suppose plus largement des projets opposés de société, où la question de la place et de la visibilité des minorités est ainsi posée, tout autant que la place d’un État qui n’a cessé d’élargir sa capacité d’action et d’intervention dans l’espace public, notamment à travers l’empilement de lois sécuritaires.

Jean-Louis Bianco et l’ODL ont été au cœur de cette bataille. La dissolution de l’ODL, après une lente montée de soupçons, critiques, attaques indirectes puis frontales, a semblé marqué une première victoire pour la laïcité « offensive ». Depuis, Jean-Louis Bianco a initié la création d’une Vigie de la laïcité, sens doute pensée comme une contre-force de proposition aux initiatives du gouvernement. Il répond à nos questions.

Basta! : La non-reconduction de l’ODL ne semble pas avoir été un coup d’éclat dans un ciel serein. Avez-vous observé également cela et comment l’avez-vous vécu ?

Jean-Louis Bianco : Nous n’avons jamais été critiqués en droit et nous avons eu très rarement des attaques directes sur nos analyses. Mais oui, je l’ai vue venir à partir du moment où je me suis rendu compte d’une domination croissante de la pensée de régression laïque, d’une laïcité de surveillance et de contrôle. Toute parole qui avait du crédit sur la laïcité et qui n’allait pas dans le sens de cette régression était considérée comme non recevable, laxiste ou irresponsable. Manuel Valls avait déclaré que j’étais coupable de proximité avec les Frères musulmans. Nous avions eu un échange musclé sur ce sujet et François Hollande m’avait maintenu à la tête de l’Observatoire, malgré son opposition. 

Je savais que ce n’était qu’un sursis. Parmi les reproches, le fait que nous n’aurions pas été assez « sécuritaires ». Les Français auraient peur donc il fallait être sécuritaire. Je voyais monter ces idées, avec des relais très influents dans les médias, les instituts de sondages, les centres de recherche. Tout cela s’est accéléré après l’assassinat de Samuel Paty et l’Observatoire de la laïcité a été attaqué à travers des propos surréalistes qui nous reprochaient de ne pas avoir prévu cet assassinat ! Tout cela s’est accompagné d’un acharnement violent sur les réseaux sociaux, y compris des menaces de mort. Il reste que l’ODL a gagné sur un point : il est reconnu dans son expertise et son indépendance. Cela gênait ceux qui voulaient installer une police de la pensée. Notre site a connu par la suite quelques difficultés d’accès dues, nous a-t-on dit, à des « bugs ».

Est-ce pour combler ce vide laissé par la fin de l’ODL que vous avez créé la Vigie de la laïcité ?

Depuis la fin de l’ODL, tout est flou. On parle de référents laïcité mais qui seront-ils, qui les formera, qui les évaluera ? Rien n’est clair. On voulait la fin de l’ODL mais on n’était pas vraiment prêt à le remplacer. On parle d’« administrer la laïcité » mais la laïcité ne s’administre pas. On s’y forme, on se l’approprie, on en discute. On n’administre pas la liberté…

La Vigie de la laïcité doit servir d’outil de référence solide. D’abord par la qualité des chercheurs qui en sont membres ou associés. Nous ne cherchons pas à créer une pensée unique. Notre tribune publiée en juin par Le Monde fait référence à l’esprit de la loi 1905. Nous donnons des éclairages et analyses, comme récemment sur la loi confortant le respect des principes de la République.

Plus largement, la fin de l’ODL ne traduit-elle pas une verticalité des pouvoirs qui, sous la présidence Macron, s’accommode mal des autorités administratives indépendantes ou assimilées et leur rôle de vigie et d’alerte, notamment sur les libertés et droits ?

Ce n’est pas nouveau. La Commission consultative des droits de l’Homme s’est trouvée en opposition. Le Défenseur des droits, sous Jacques Toubon et sous la nouvelle présidence, a aussi rencontré des difficultés, comme la présidente de la Commission Informatique et Libertés. Ces autorités indépendantes sont là pour tirer la sonnette d’alarme, c’est leur vocation. Elles se font le relais de difficultés réelles.

La loi dite « séparatisme » semble consacrer une vision « offensive » de la laïcité. Vous avez qualifié cette loi d’usine à gaz. Deux points peuvent inquiéter : les dispositifs nouveaux portant sur les associations et l’extension de la neutralité religieuse aux employés d’entreprises délégataires ou signataires de service public... Après l’école, sont-ce là les nouveaux champs de bataille de la laïcité ?

Cette loi a été rédigée de façon compliquée. Nous verrons comment elle sera appliquée et à quel contentieux elle donnera lieu. Il a été dit, grâce à une communication officielle reprise sans recul par les médias, que le Conseil constitutionnel avait validé quasiment la totalité de la loi. Cela est inexact. Le Conseil, comme c’est son droit, ne s’est prononcé que sur 9 articles de la loi, sur les 120 qu’elle comporte. Sur ces 9, il en a invalidé 6. Mais il peut arriver à l’avenir qu’une question soit posée au conseil sur un autre point de la loi. 

Si on sort du diptyque Islam-laïcité, cette loi a pu aussi inquiéter d’autres cultes, telles des branches du protestantisme ou du judaïsme...

Effectivement. Le président de la Fédération protestante a marqué son inquiétude. Les protestants sont historiquement attachés à de petites associations cultuelles et se débrouillaient bien ainsi. On va leur demander désormais des obligations qui leur paraissent inutiles et excessives Cette obligation de conformité et de surveillance prévue à l’article 6 de la loi visera aussi les associations cultuelles juives, protestantes, évangéliques ou autres. Beaucoup dépendra de l’application qui sera faite de cette loi, selon qu’elle sera bienveillante ou stricte.

N’observons-nous pas, avec cette laïcité offensive, un glissement qui fait peser l’obligation de neutralité religieuse de l’État vers les individus dans l’espace public ?

Les débats entourant la loi sont effectivement tombés dans ce travers. J’ai l’impression que cela a été corrigé par certains orateurs. Mais le risque continue à exister. Une proposition d’amendement à l’Assemblée nationale posait une distinction entre toute la « sphère publique » où la neutralité religieuse devait s’appliquer et la sphère privée. Cette sphère publique recouvrait les rues, les transports publics. Un amendement adopté par le sénat interdisait dans la rue tout signe ou tenue qui manifestait ostensiblement une appartenance religieuse aux mineurs de moins de 18 ans.
 
Certains élus, et parmi ceux-là des tenants d’une laïcité dite « dure », ont évoqué l’inscription dans la Constitution des « racines judéo-chrétiennes » de la France. Comment, après plus de 30 ans de débat autour de la laïcité, est-ce possible ?

Cette proposition est révélatrice d’une idéologie qui repose sur une conception historiquement totalement fausse de ce qu’est l’identité de la France. D’autres déclarations ont été faites selon lesquelles nous serions tous descendants de Gaulois blonds, le reste de l’Histoire de France n’existant tout simplement pas. Ce qui est terrible est que ce même débat avait eu lieu au moment du Traité de Maastricht dans lequel certains voulaient déjà inscrire les racines chrétiennes de l’Europe.

Évidemment la France a des racines chrétiennes mais pas seulement. Elle a aussi des racines grecques, romaines, juives, arabo-musulmanes, franc-maçonnes à travers le siècle des Lumières. Cela n’a aucun sens de réduire la France à cette seule dimension, sinon dans un but d’exclusion de tous ceux qui peuvent incarner ces autres racines. Si cette proposition n’est pas nouvelle, elle traduit aussi une aggravation dans le sens où au lieu de nous retrouver dans ce qui nous unit, dans une certaine vision de la République, l’accent n’est mis que sur ce qui pourrait nous séparer. Cela aboutit à un clivage « nous/eux », « On n’est plus chez nous » alors que dans la République, chacun est « Nous » car nous sommes tous des citoyens.

N’est-ce pas là le souci précisément, cette façon de lier désormais la question de la laïcité à celle de l’identité, entendue de façon de plus en plus restrictive ? Au fond, que vient faire la laïcité, qui est un cadre de liberté, dans la question de l’identité ?

Dans la tête de certains, cela est effectivement devenu lié. On a pu par exemple lier dans un ministère « identité » et « immigration ». Cela voulait dire que l’immigration menaçait l’identité française. S’il me semble important de ne pas abandonner la discussion sur l’identité, il faut alors l’inscrire dans une histoire. L’identité, c’est la Déclaration des droits de l’Homme mais aussi la colonisation ; c’est la langue française et la notion de « citoyen ». Associer ainsi judaïsme et christianisme me semble audacieux quand on voit ce qu’une France chrétienne a fait subir aux Juifs.

Pour rester encore dans les derniers débats autour de la laïcité, qu’avez-vous pensé de la campagne d’affichage du ministère de l’Éducation autour de ce thème ?

La plupart des photos évoquent, par le prénom des enfants ou leur couleur de peau, l’idée qu’ils sont musulmans ou arabes. Cette disproportion n’est pas du tout à l’image de la réalité française. En découle l’interprétation que la laïcité ne vise que des enfants supposés musulmans dont il faudrait « corriger » cette particularité. La laïcité serait supposée faire d’eux et d’elles de « bons français ». Plus encore, la quasi-totalité des affiches, sauf une, n’a rien à voir avec la laïcité. La répétition du mot « même » m’a interpellé également [plusieurs affiches sont déclinées sur le même mode : « Permettre à Milhan et Aliyah de rire des mêmes histoires », ndlr]. J’y vois une volonté de normalisation qui suppose qu’il n’y a qu’une seule manière d’être Français, d’être ensemble, d’être intégré. J’ai ainsi pu entendre, il y a quelques temps, l’idée qu’il faudrait faire une éducation civique et morale spécifique aux musulmans. J’inscris cette campagne dans cet esprit-là. Elle me semble très dangereuse, car sous ses abords insipides, elle véhicule une vision d’assimilation intégrale. 

La campagne controversée lancée par le ministère de l’Éducation nationale à la rentrée

À chaque image, la devise républicaine,« Liberté, égalité, fraternité », aurait tout aussi bien fonctionné. La laïcité « offensive », comme dit Marlène Schiappa, ne finit-elle pas par écraser cette devise ?

Elle trahit, écrase et déforme la pensée originelle de la Loi de 1905. Cette loi établit un équilibre exceptionnel entre la liberté individuelle, de conscience, de pratique et d’opinion, et le bon fonctionnement collectif, c’est à dire l’ordre public et les libertés des autres. Tout ce qui s’éloigne de cela n’est pas une nouvelle laïcité ou une laïcité plus offensive. C’est une régression. C’est même une destruction de la laïcité qui est à l’œuvre aujourd’hui. Trop de personnalités politiques, leaders d’opinion ou éditorialistes, tiennent pour acquis cette conception de laïcité de contrôle et de surveillance alors que la laïcité doit rester une liberté. Cette bataille est menée par des gens sans complexe et en face se trouvent des citoyens qui peuvent douter. Les replis de peur se multiplient et cette bataille idéologique me semble presque perdue. Pourtant, sur le terrain, chez les acteurs et militants, la laïcité est parfaitement comprise. Mais ils n’apparaissent pas dans les médias.

Cette campagne ne s’inscrit-elle pas dans une tradition au fond très républicaine, telle qu’on a pu le voir sous la IIIe République par exemple, avec les « Hussards noirs » chargés, par l’école, d’édifier et d’unifier une certaine idée de la Nation ?

La tradition républicaine s’adresse à tous les enfants et pas seulement à une seule catégorie, afin que se forme une conscience citoyenne et qu’ils deviennent des citoyens avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Au fond, cette campagne prétend exalter l’unité alors qu’elle stigmatise les différences. Nous avons fondé la Vigie de la laïcité afin de garder précisément une référence rigoureuse sur ces questions, comme l’ODL la fournissait. La conception de la laïcité qui semble prévaloir au gouvernement est une forme de catéchisme républicain. Je rappelle la phrase de Condorcet : « Nous ne voulons pas que les hommes pensent comme nous. Nous voulons qu’ils apprennent à penser par eux-mêmes. » Or, ce que j’observe est qu’il s’agit de faire en sorte que les gens pensent comme « nous », ce « nous » incluant ceux qui tiennent le haut du pavé idéologique.

Pour finir, de quoi la laïcité est-elle devenue le nom ? Emmanuel Macron a pu diagnostiquer une « crise » dans l’islam mais tout autant, la société française ne trouve-t-elle pas dans ces débats parfois byzantins autour de la laïcité un dérivatif à sa propre crise ?

Les Français sont marqués par un pessimisme, un manque de confiance envers eux, leurs dirigeants, leur pays. On se replie sur la laïcité comme un élément symbolique. Au fond, tout le monde se dit pour la laïcité, même le parti de Marine Le Pen pour qui le terme a remplacé l’idée de combat anti-immigrés. Pourtant la laïcité est un outil effectif et utile, elle est basée sur une loi limpide. Ce texte a été le fruit d’un compromis après une bataille de trois ans. Ce texte doit être couplé avec la Déclaration des droits de l’Homme qui pose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions ». Le premier fondement de la laïcité est la liberté, même religieuse, pourvu que sa manifestation ne trouble pas l’ordre public. Elle est un outil qui permet de construire la maison commune, ce qu’oublient les tenants de cette laïcité nouvelle qui se comporte comme une forteresse. Or, la laïcité n’est pas une forteresse.

Propos recueillis par Hassina Mechaï

Photo : CC Denis Bouilhol