Services publics

Le démantèlement de la Justice va s’accélérer en 2010

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par Nedjma Bouakra

L’année judiciaire 2009 s’est mal terminée. Celle qui s’annonce promet d’être encore bien pire. Fermeture de tribunaux, réforme du Code pénal, suppression du juge d’instruction… Les syndicats de magistrats craignent que les droits des citoyens ne s’amenuisent au profit d’une impunité encore plus grande pour l’oligarchie.

© Photothèque du mouvement social

Mi-décembre, juste avant les fêtes, personnels du ministère de la Justice et de l’administration pénitentiaire étaient encore en attente d’un demi-million d’euros d’heures supplémentaires et de primes d’astreinte non payées par l’Etat. « Des fonctionnaires en attente de leur paiement ? Pouvait-on imaginer la France dans une politique identique à celle de certains pays en développement ? », entend-on murmurer dans la salle des Pas perdus des tribunaux, comme celui de Nice, en cessation de paiement.

Après la grogne des surveillants de prison, le gouvernement voit se dessiner une fronde des trois syndicats de magistrats (Union syndicale des magistrats, Syndicat de la magistrature, Force ouvrière) – une unité rare - à laquelle s’ajoute un mouvement non catégoriel d’associations : celles du secteur de la jeunesse et de la famille, des juges d’instance et des juges d’application des peines. Ce front commun sonne l’alarme dans un communiqué daté du 14 décembre « sur une situation de faillite de l’institution judiciaire ». « C’est une opération de démantèlement de l’institution judiciaire, consciente, organisée, préparée », surenchérit Naima Rudloff, vice procureur de la République et présidente de FO-Magistrats. Ambiance…

1 tribunal sur 3 en instance de fermeture

Le bilan de la réforme de la carte judiciaire se clôt cette année : 151 tribunaux d’instance ont fermé leurs portes. D’ici 2011, ce sont 438 juridictions (tribunaux de commerce, d’instance, de grande instance, conseil de prud’hommes) sur 1 193 qui seront rayés de la carte, laissant derrière eux un quasi désert judiciaire dans certains départements. A l’argument d’une meilleure rationalisation du travail des juridictions, les magistrats renvoient à la surcharge de ces dernières. Quant à la réalisation d’économies substantielles, rien n’est moins sûr. Alain Pichon, ancien magistrat et président de la Chambre des comptes en charge du secteur de la justice, n’envisage pas « d’économie avant au moins 5 ans » [1]

Les magistrats sont d’autant plus inquiets que la Chancellerie planche sur une réforme du code pénal. Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, observe que son syndicat attend toujours d’être consulté : « Michelle Alliot-Marie nous avait confirmé qu’après Rachida Dati, le dialogue social allait reprendre. On nous a promis l’ouverture de fenêtres, on ne distingue pas la moindre meurtrière ». Le Syndicat a décidé de rejoindre la journée d’action et de grève de la Fonction publique du 21 janvier, initiée par la CGT, la FSU et Solidaires. Dénonçant le « démantèlement du service public de la justice », la « détérioration des conditions de travail » et « les atteintes aux libertés fondamentales », il « appelle les magistrats et tous les citoyens épris de justice à s’associer à cette mobilisation ».

Impunité des crimes en col blanc

Annoncé en 2008 par Nicolas Sarkozy, le projet de suppression du juge d’instruction est à l’ordre du jour de la rentrée 2010. Le rapport de la commission Léger sur la réforme du Code Pénal préconise que les enquêtes soient confiées à un Parquet qui demeure dépendant de l’exécutif. « Le risque serait grand que l’action de la justice ne soit même plus initiée dans des dossiers de corruption, de trafic d’influence ou d’abus de biens sociaux susceptibles de gêner des dirigeants politiques ou économiques », estime l’ONG Transparence International. Si cette réforme est votée, la nette régression enregistrée de ces affaires depuis 2007 pourrait donc se poursuivre. Selon Jean-Marcel Bougereau, journaliste au Nouvel Observateur, « dans le domaine financier, à Paris, le constat se vérifie : 88 procédures en 2007 contre 21 en 2008 ». Ces affaires ne constituent déjà qu’un 1 % des affaires au pénal, dont 80% pour abus de biens sociaux.

Le 4 janvier 2010, Michelle Alliot Marie se veut rassurante devant les 1 400 élèves avocats de l’Ecole de formation du Barreau. Sur l’indépendance des procureurs ou les nouvelles procédures d’enquête, cette réforme, selon la ministre, a pour but qu’aucune affaire « ne puisse être étouffée, à aucun stade de la procédure pénale ». Le juge des enquêtes et des libertés pourra être saisi dans le cas d’un refus du procureur sur des actes et les instruire lui-même. En cas de non-lieu, les citoyens pourront également contester la décision du procureur auprès du juge de l’enquête et des libertés. Ce rôle « hybride », selon Matthieu Bonduelle, ne satisfait pas les principaux syndicats de magistrats et d’avocats. Qu’en est-il de la collégialité prévue pour l’instruction préconisée depuis l’affaire d’Outreau ?

Le dossier de l’amiante bientôt enterré ?

En outre, cette suppression ne passe pas inaperçue auprès des justiciables désirant bénéficier d’une enquête approfondie. L’affaire de l’amiante, par exemple. Elle concerne plusieurs dizaines de milliers de futures victimes et leurs proches (l’Agence santé envrionnement prévoit 100 000 morts de l’amiante d’ici 2025 [2]). Le dossier s’était régulièrement enlisé depuis 1994. Il a été ressorti du placard par la juge d’instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy. Aucun procureur n’avait, auparavant, pris l’initiative d’ouvrir une information judiciaire... Pour les veuves de Dunkerque, famille des victimes de l’amiante, la disparition du juge d’instruction « serait un enterrement de première classe pour les affaires de santé publique gênantes ».

Enfin, la réforme attendue de la garde à vue depuis les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) exige que l’accès à un avocat soit assuré dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police. Or la Commission Léger prévoit un accès au dossier seulement à partir de la douzième heure. Quid de cette jurisprudence ?

L’année 2010 est donc chargée pour les magistrats. Ils envisageraient une grève du zèle pour soutenir leurs revendications. Cette action sera-t-elle suffisante pour préserver ce qui reste d’indépendance de la Justice, et éviter qu’une totale impunité s’installe pour l’oligarchie qui a mis la main sur le pays ?

Nedjma Bouakra

Notes

[1Le 7 octobre 2010 à l’Assemblée Nationale.

[2Lire aussi Amiante : 100 000 morts à venir, Malye François, édition du Cherche Midi, 0ctobre 2004