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Les « écologistes atterrés » publient leur manifeste

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par Benjamin Joyeux, Edouard Gaudot, Lucile Schmid

Climat, pollutions, pesticides, alimentation bio, transition énergétique... L’écologie est de plus en plus présente dans la société. Les associations environnementales touchent des centaines de milliers de personnes. Les alternatives locales se multiplient. Pourtant, le parti politique censé incarner ces préoccupations, EELV, peine à pérenniser ses succès électoraux, et ne cesse de se débattre dans des guerres d’ego ou des luttes d’appareils. En réaction, trois responsables du mouvement lancent cette semaine un « manifeste des écologistes atterrés », disponible en librairies, dont Basta! publie en exclusivité les bonnes feuilles.

En France, l’écologie est un paradoxe. Sa résonance sociale et culturelle est en expansion : de plus en plus de mouvements sociaux, d’ONG, d’associations et de simples citoyens se montrent attentifs à la défense de l’environnement face au dérèglement climatique et à la dégradation accélérée de l’ensemble des ressources naturelles provoquée par les activités humaines. On compte des centaines de milliers voire des millions de Françaises et de Français plus ou moins engagés, du jardinier du dimanche préservant sans Roundup son coin de nature à l’entrepreneur se lançant dans les énergies renouvelables, du zadiste intransigeant au consommateur bio exigeant, de l’ami des bêtes militant au cadre d’entreprise lanceur d’alerte…

L’écologie, combien de divisions ?

Quelques chiffres illustrent l’ampleur des initiatives. La fédération France Nature Environnement regroupe 850 000 adhérents dans plus de 3000 associations. La Ligue de Protection des Oiseaux, du médiatique Alain Bougrain-Dubourg, comprend 45 000 adhérents. La section française du WWF (World Wild Fund) compte 190 000 donateurs. Sans oublier les 70 000 donateurs de la fondation Brigitte Bardot, cette ancienne actrice qui se distingue tant par son amour du cheval que par son rejet du musulman. Plus d’un million de personnes ont déjà cliqué sur le site de la fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, se déclarant être « engagées pour la planète ». Ils étaient plus de 700 000 électeurs, ainsi qu’une écrasante majorité de candidats à la présidentielle de 2007, à avoir signé le fameux « Pacte » de l’ancien animateur vedette de la télévision. Bref, si l’on comptabilisait tous les membres, bénévoles et adhérents, qui ont donné au moins une fois à des associations et organisations de défense de l’environnement en France, on arriverait quasiment au nombre d’habitants de ce pays. 

Face à cela, combien d’adhérents compte aujourd’hui le parti politique français revendiquant le quasi monopole de l’écologie, Europe Écologie-Les Verts ? Moins de 10 000. Étonnant non ? Christine Boutin, par exemple, la pasionaria catholique, revendique environ 20 000 membres pour son mouvement totalement inconnu, le Parti chrétien-démocrate. Même si cette dernière peut gonfler ses chiffres, multipliant les adhérents comme Jésus les pains, il n’empêche, les chiffres sont têtus : il y aurait aujourd’hui en France deux fois plus de catholiques identitaires encartés que de militants de l’écologie politique ? Ce constat interroge. 

Prendre le parti de l’écologie n’est pas une chose naturelle, lié à des intérêts économiques ou sociaux évidents. Adhérer à un mouvement écologiste, c’est une démarche personnelle, effectuée sur la base de convictions acquises et non pas héritées ou imposées par un entourage professionnel ou familial. Les militants écologistes sont des « convaincus ».

EELV : les raisons d’un spectaculaire turn-over

La sociologie verte est restreinte. Ingénieurs, économistes, universitaires, fonctionnaires, enseignants : les CSP+ dominent. Et en France le montant de l’adhésion à EE-LV, très élevé, le confirme : c’est un engagement lourd et total. Le parti compte de 7000 à 10 000 membres, dont la moitié seulement sont considérés comme des adhérents actifs et impliqués. Ce n’est plus un mouvement, mais un petit village d’irréductibles Gaulois qui ont le sentiment d’être cernés de tous côtés par un ennemi aux visages multiples : élus corrompus, médias complices, lobbies tout-puissants… La radicalité de la remise en cause du système prônée par les militants écologistes provoque le vertige devant la tâche immense à accomplir.

Petit « colibri », selon la métaphore de Pierre Rabhi, qui fait sa part mais rêve de résoudre toutes les crises, il y a du Sisyphe chez le militant de l’écologie politique. Qu’il faut donc imaginer heureux, selon la formule d’Albert Camus. Mais le courage et l’abnégation, l’engagement et la force de conviction n’empêchent pas la fatigue ni le sentiment de solitude face à l’ensemble du système. Le réflexe de défense devient vite une attitude de défiance. Paranoïa, sectarisme, fermeture, obsession de la pureté idéologique qui seule permettrait de fonder la confiance : il n’est pas rare que l’accueil réservé aux nouveaux arrivants d’un groupe local combine une certaine méfiance à un examen brutal de radicalité politique. 

Combien sont-ils à avoir été un jour membres des Verts français ? Les chiffres tournent au gré des fantasmes et des argumentaires qu’ils justifient, mais ils oscillent entre 70 et 100 000 sur les vingt-cinq dernières années. Les raisons de ce spectaculaire turn-over sont plus profondes que la simple « fatigue militante » qui caractérise le citoyen moderne, selon l’expression des sociologues.

Militant « déguisé en juge d’Allemagne de l’Est »

Certes, rejoindre un groupe constitué n’est jamais une affaire simple. Que ce soit à l’échelle d’un nouvel élève dans sa classe ou d’un repas de famille pour la nouvelle copine du fils préféré, le nouveau venu passe toujours un examen. Personnalité, humour, conformisme… la capacité d’intégration est une gymnastique exigeante. Et même au sein du jury le plus indulgent se cache immanquablement l’aigri de service, déguisé en juge d’Allemagne de l’Est pour mettre des notes salées à tous les concurrents. Chez les écologistes, cet examen approfondi des convictions peut parfois prendre des allures de recrutement religieux.

La peur de la dilution, le rapport très monopolistique au programme et aux idées défendues cristallisent des comportements individuels qui confinent très vite au sectarisme, et affaiblissent encore plus sûrement l’émergence d’un mouvement social écolo. Il fut un temps où les écologistes prônaient « la politique autrement », mais comme le constate la philosophe Isabelle Stengers, le problème de ces partis alternatifs c’est qu’ils sont pour la plupart incapables de s’appliquer à eux-mêmes les principes qu’ils défendent pour tous.

Il faut reconnaître que dans la forme, les partis écologistes perdent vite de vue la hauteur de leurs objectifs affichés. « Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d’une nouvelle conscience planétaire résidera donc dans notre capacité collective à faire réémerger des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le profit économique. La joie de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui doivent être considérées comme des sentiments en voie de disparition et qu’il convient de protéger, de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies… » Souvent cité, rarement compris, l’auteur de cette belle définition, Felix Guattari, pensait l’écologie dans sa globalité. 

L’écologie face à la montée du FN

(…) Si la forme a incontestablement changé avec la définition de la ligne établie par le vice-président du FN, Florian Philippot, depuis la campagne présidentielle de 2012, le projet reste le même. La détermination du Front national à conquérir le pouvoir s’est organisée en mettant inlassablement l’accent sur les mêmes thèmes : refus de la figure de l’étranger et de la migration, dénonciation de la droite et des socialistes mis dans le même sac, utilisation de l’Europe comme d’un bouc émissaire. Mais rien ne permet de dédouaner les autres partis vis-à-vis de cette ascension. L’installation du Front national s’explique d’abord par l’absence de réaction organisée des autres partis. Cette inertie a concerné trois éléments profondément imbriqués : les valeurs et le projet qui les décline, l’incarnation et le renouvellement des élus, la capacité d’écoute à l’égard de catégories de population oubliées des autres partis.

La responsabilité des Verts dans ce contexte est particulière. Elle ne saute pas aux yeux et le Front national lui-même ne perd pas de temps à dénoncer les écologistes, dont les résultats électoraux sont négligeables... Le parti écologiste est pourtant le seul qui affirme porter un projet alternatif à celui fondé sur un retour miraculeux de la croissance. Que ce soit en matière d’organisation économique ou d’évolution des comportements, de règles pour la mondialisation, le lien entre l’avenir de la planète et celui de l’humanité, cela implique une transformation profonde de nos sociétés.

L’écologie politique offre une perspective globale pour imaginer les contours du monde à venir. Mais autant le projet du Front national est facile à retenir, par sa simplicité réductrice et la colère ancienne dont il se nourrit, autant la grille de lecture écologique est complexe à saisir et difficile à partager, dans un système qui réduit les débats de fond à la portion congrue. 

Des « écogestes » aux pensées complexes

Le projet du Front national se prête paradoxalement mieux aux règles du jeu actuelles que celui des écologistes. Celui-ci peine à émerger comme un projet politique, car ses règles de définition sont différentes. Il est une sorte de creuset de cultures et de préoccupations issues d’univers très différents. Il apparaît comme un patchwork de priorités d’action et d’explications du monde très diverses. À titre d’exemple, l’analyse scientifique s’y mêle aux expertises d’ingénieurs lorsqu’on évoque l’énergie, et les préoccupations philosophiques et religieuses le disputent aux expériences concrètes de solidarités locales quand on aborde l’alimentation. Les activités très quotidiennes, les « écogestes », y ont leur place au côté de pensées complexes de la mondialisation et de théories des relations internationales. Le champ de la négociation climatique offre quant à lui des perspectives conceptuelles passionnantes qui ont des développements concrets dans la vie des sociétés, sans pour autant que les citoyens en aient encore la claire conscience.

Il n’est pas simple de comprendre que les bienfaits de l’alimentation bio et des circuits courts, la restructuration du marché mondial de l’énergie et la lutte contre la déforestation sont parties prenantes d’un même projet de société. Comment par ailleurs donner un sens politique à des initiatives locales portées par l’esprit de coopération alors que les mondes du pouvoir apparaissent de plus en plus dominés par l’esprit de concurrence ? Et une fois compris que ces différents éléments peuvent s’imbriquer dans un même projet, les intégrer dans un programme à débattre dans l’espace politique devient une vraie difficulté. Comment expliquer la complexité, l’imbrication des sujets, la transversalité entre l’écologie, les questions sociales et la préservation de l’environnement pour en tirer des propositions dans le contexte politique actuel ?

Face aux ego, au narcissisme et au goût du pouvoir...

À ce stade de la réflexion, et sans exagérer nullement, on peut affirmer que ce qui menace la planète est un dérèglement autant culturel que climatique. Devant l’étendue croissante des dégâts environnementaux engendrés par la négligence, la cupidité et la surexploitation des ressources naturelles et humaines, il faut bien constater que le danger est aussi ailleurs. La racine du mal, la clef qui ouvre les cœurs à la corruption, livre les institutions à l’entropie et mène les civilisations à leur perte, c’est le goût du pouvoir.

Pas le pouvoir en tant que tel. Ni même l’ambition d’y accéder. L’ambition et la conquête n’ont rien d’immoral si l’on refuse d’y sacrifier ce qui est précieux, ce qui est sacré, ce qui est vivant. Contre le superflu et l’alimentation permanente des désirs par le système productif, le philosophe et militant écologiste de la première heure André Gorz s’était fait le chantre de l’autolimitation et de la maîtrise du désir. Ce qui est valable pour le règne de la quantité l’est aussi pour le désir de pouvoir et la volonté de puissance.

On peut dénoncer ou s’amuser avec un brin de joie mauvaise des luttes fratricides au sein des partis politiques, on peut rire jaune devant le cirque médiatisé des calculs présidentiels des uns et des autres, au gouvernement et dans l’opposition, chacun à la tête d’un petit plan quinquennal ultra-personnalisé. D’ailleurs, un jeune révolutionnaire franco-allemand, célèbre pour sa capacité à jeter des pavés dans la mare des certitudes établies, avait fort justement estimé qu’il fallait être complètement malade (sic) pour vouloir devenir président de la République… voire ministre. Cette folie s’appelle le goût du pouvoir, des ors de la République et des grosses berlines avec chauffeur.

... Se changer soi-même avant de changer le monde

L’enfer, c’est peut-être les autres, mais les autres, c’est nous. Nous avons toutes et tous cette folie au fond de nous. Elle ne demande qu’à s’éveiller, s’épanouir, s’installer au cœur de notre raison pour tout y soumettre. A fortiori dans un système politique organisé uniquement autour de sa survie. Les partis d’hier, malgré tous leurs défauts, étaient de véritables lieux de socialisation et d’apprentissage de la cité. Aujourd’hui, ils se réduisent le plus souvent à des structures isolées de la société, stérilisées par de strictes logiques de conquête du pouvoir, incapables de penser et d’accompagner le changement social, encore moins d’y contribuer. 

Parti de masse caporalisé ou avant-garde éclairée de la révolution : ça, c’est le monde d’hier. Celui de la révolution industrielle et de l’organisation du pouvoir pour le conquérir et le garder à tout prix. Celui de l’instrumentalisation du vote pour justifier démocratiquement une prise de contrôle oligarchique. Le vote placé comme unique mode de régulation des conflits finit par tuer la démocratie. C’est le goût pour l’entre-soi confortable du clan, que ce soit au nom de la pureté idéologique ou des intérêts d’un groupe plus ou moins large. C’est en fin de compte la volonté de puissance qui brouille la perception du réel et amène les intoxiqués du pouvoir à ne plus pouvoir distinguer leur destinée personnelle de celle du monde qui les entoure. Et cet esprit se retrouve aussi chez ceux qui s’y opposent. Les révolutionnaires qui remplacent les méfaits de leurs prédécesseurs par leurs propres excès. Ou la révolution dévorant ses propres enfants. 

Au cœur de cette logique, il y a bien sûr le narcissisme conquérant des capitaines de tous horizons : politiques, industriels, culturels, religieux… Mais il y a surtout la reddition, la résignation, l’acceptation par les autres des rapports de force imposés. Laisser le pouvoir à ceux qui en abusent, c’est s’en rendre complice. Certes il y a bien des manières de s’opposer et on peut lutter autrement que les armes à la main. Mais le culte du vote n’est qu’un dérivatif, une justification souvent hypocrite du rapport de force culturel. Le vrai pouvoir est intérieur, c’est la capacité à se changer soi-même avant d’imposer quelque changement que ce soit au reste du monde. La capacité à l’auto-limitation, à la construction collective et au partage des responsabilités est le meilleur antidote au goût du pouvoir. 

Cela n’apparaît pas comme une évidence au premier coup d’œil, surtout quand on voit les comportements de certains verts, mais fondamentalement, la pensée écologiste est une philosophie du pouvoir. Car derrière les analyses économiques d’un modèle productiviste en crise, derrière le combat pour un modèle énergétique sobre, derrière la revendication d’un environnement propre et d’une alimentation saine, derrière les exigences de régulation de la finance globalisée... se dessine la remise en cause des puissants.

Extraits du Manifeste des écologistes atterrés, édition Temps Présent, 7,5€.

Les auteurs :
 Lucile Schmid, énarque, est membre du bureau exécutif d’EE-LV et vice-présidente de la Fondation pour l’écologie politique.
 Edouard Gaudot, historien, est conseiller politique du groupe Verts/ALE au Parlement européen.
 Benjamin Joyeux, juriste, est collaborateur du groupe EE-LV au Parlement européen.

Photo : CC Mattia Notari