Espionnage à domicile ?

Le nouveau compteur électrique Linky : plus cher, plus intrusif, mais pas écologique

Espionnage à domicile ?

par Sophie Chapelle

Présenté comme un outil au service des économies d’énergie, le compteur électrique Linky vient d’obtenir le feu vert du gouvernement pour être installé dans l’ensemble des foyers à partir de 2013. Les enquêtes menées auprès des utilisateurs révèlent qu’il ne réduit en rien la facture énergétique. Malgré les craintes relatives aux coûts, à la sécurité des données et aux ondes émises, sa pose demeure obligatoire. Le gouvernement envisage d’élargir l’expérience aux compteurs « intelligents » de gaz et d’eau.

« Le gouvernement a décidé la généralisation du compteur Linky. » Cette annonce d’Éric Besson, ministre en charge de l’Énergie, le 28 septembre, lance l’installation, à partir de 2013, de 35 millions de compteurs électriques « intelligents » dans tous les logements. Parmi leurs prétendus avantages, la télérelève, c’est-à-dire la possibilité d’effectuer à distance les relevés de consommation. « Le passage d’un agent chaque année ne sera plus nécessaire », indique Éric Besson, qui promet, paradoxalement, la création de 10 000 emplois liés à la fabrication et à l’installation du compteur. Un représentant de la CGT Mines énergie d’Annecy, voit surtout dans ce compteur l’outil qui va « remplacer l’intervention clientèle » et faire économiser à ERDF le coût de déplacement de ses techniciens (voir notre précédent article sur Linky).

Ce que promet surtout Éric Besson, c’est la gratuité, énoncée à maintes reprises dans son discours. « Je souhaite que soit proposée une offre gratuite de services suffisamment étoffée. (...) Les consommateurs seront aussi alertés gratuitement par leur fournisseur d’électricité en cas de dépassement d’un seuil fixé avec lui. » Toujours pas rassurés ? Alors sachez que vous bénéficierez de « conseils personnalisés gratuits », d’une « mise à disposition gratuite d’informations de consommation » et que « le déploiement du nouveau compteur sera gratuit ». En ces temps de rigueur et d’austérité, autant de gratuité sonne faux. Même la présidente d’ERDF, Michèle Bellon, se veut plus nuancée. La question du financement de cet investissement de 4,3 milliards d’euros ne serait pas bouclée, aurait-elle concédé. Pour nombre d’associations de consommateurs, il est évident que l’usager paiera d’une manière ou d’une autre cette installation. La CLCV (Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie) évoque « une contribution de 1 à 2 euros par mois sur dix ans via les tarifs d’utilisation des réseaux publics de transport et de distribution d’électricité payés dans sa facture d’électricité ». Selon ERDF, ce coût sera largement compensé par les économies d’énergie réalisées grâce à Linky. Qu’en est-il exactement dans les zones où ce nouveau compteur « communicant » a été expérimenté ?

Manque de transparence sur les coûts

ERDF a mené une expérimentation dans une zone urbaine de Lyon et une zone rurale, près de Tours, entre mars 2010 et mars 2011. Le vice-président de l’UFC Que choisir du Rhône, Jean-Pierre Rochette, n’a relevé qu’« une quinzaine de remontées » à la suite de l’appel à témoignages lancé auprès de leurs 6 000 adhérents. Un nombre relativement faible au regard des 170 000 compteurs posés dans quatre arrondissements de Lyon. Mais le bilan que tire Jean-Pierre Rochette n’est pas exempt de critiques. Il pointe « l’installation d’équipements complémentaires proposés par les fournisseurs moyennant un abonnement supplémentaire ». Environ 17 millions de compteurs ne sont pas installés dans les logements, mais à l’extérieur ou dans la cave. Or, dans la majorité des cas, le nouveau compteur a été placé au même endroit que l’ancien, ne rendant pas aisé le suivi de sa consommation en temps réel... Le médiateur de l’Énergie a donc proposé un affichage « déporté », permettant de suivre depuis chez soi sa consommation. Le coût de ce matériel est estimé par ERDF à environ 50 euros par boÎtier.

D’après l’UFC Que choisir, Linky propose également de nouvelles fonctionnalités pour les équipements ménagers, grâce à des « tops horaires prévus par le compteur qui permettront de programmer, par exemple, la machine à laver. Mais derrière ces tops horaires, il y aura l’installation de relais et de lignes particulières qui auront nécessairement un coût supplémentaire », tient-il à préciser.

Payer plus pour réduire sa consommation

Lors de l’expérimentation, les abonnés ont dû payer en sus 3,50 euros par mois à EDF pour consulter les données collectées par leur nouvel appareil, accéder au site Internet qui permet de visualiser leur consommation en temps réel et bénéficier de conseils. « Payer des suppléments facultatifs pour pouvoir disposer de l’information qui fonde la raison d’être des compteurs, un comble ! », s’insurge la CLCV. Un faux pas qui devrait être corrigé avec la généralisation des compteurs, assure Éric Besson.

Le futur compteur permettra également une facturation établie à partir de la consommation réelle et non plus à partir d’une estimation. « Ce compteur offre la possibilité d’opter pour une facture en temps réel, mais cela implique de payer davantage en hiver qu’en été », note le vice-président de l’UFC Que choisir du Rhône. Ce qui n’est évidemment pas à la portée de tous les ménages. Ces derniers pourront certes changer de fournisseur ou de contrat à distance. Mais d’après l’association de consommateurs, on peut s’attendre à une prolifération d’offres tarifaires dans lesquelles seront facturées au prix fort les périodes de forte consommation. Pas évident pour la lisibilité…

Plus généralement, l’expérimentation a révélé que les boitiers Linky disjonctaient plus souvent que la normale. « La tolérance aux dépassements semble moindre que celle des compteurs classiques, d’après les commentaires des utilisateurs », résume Jean-Pierre Rochette. D’après ERDF, ces disjonctions plus fréquentes s’expliqueraient par un surréglage des précédents disjoncteurs. Si Linky est « plus fiable », il n’en reste pas moins que certains utilisateurs devront revoir leur contrat à la hausse une fois leur logement équipé.

Les utilisateurs n’ont pas changé leurs habitudes

Le compteur Linky remplit-il son objectif initial, à savoir de réelles économies d’énergie ? Pour l’UFC Que choisir, la réponse est claire : « Linky n’a pas permis aux consommateurs, à qui a été imposée l’expérimentation, de réduire leur facture. » Et même si un affichage déporté et pédagogique est mis en place dans chaque logement, « peu d’études ont été menées en France sur la corrélation entre l’information du consommateur sur ses consommations et son comportement », reconnaît l’Ademe.

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En mars dernier, à l’issue de la phase de tests, le Syndical intercommunal de l’énergie d’Indre-et-Loire (SIEIL) a décidé de lancer une enquête de satisfaction auprès de 1 500 ménages ayant participé à l’expérimentation sur le département, ainsi que des maires des 150 communes concernées. Les résultats sont éloquents : 9 % seulement indiquent consulter plus souvent leur consommation – plutôt des habitants de maison – et 6 % annoncent avoir changé leurs habitudes de consommation. On est bien loin des 10 à 15 % de réduction de consommation, initialement avancés par ERDF.
Ainsi, 85 % des particuliers interrogés en Indre-et-Loire ne consultent pas ou pratiquement pas leur compteur Linky. Avec un écran parfois jugé « trop petit » et « un éclairage inadapté », 18 % des ménages consultés témoignent de difficultés de lecture du compteur Linky (contre 23 % pour les retraités).

Un manque d’informations renforcé par la fracture numérique

En réponse, la CRE (Commission de régulation de l’énergie) recommande à ERDF de proposer gratuitement un accès Internet protégé permettant de consulter plusieurs données (puissance atteinte, courbe de consommation par demi-heure). « Très bien pour les technophiles, mais pour les non-branchés web ? », interroge Jean-Pierre Rochette. Pour combler cette fracture numérique, la CRE suggère que le fournisseur transmette gratuitement chaque mois, sur un support au choix du consommateur – mail ou courrier postal – la consommation en kilowattheures et en euros avec un historique de consommation sur 24 mois. Pour l’heure, « pouvoirs publics et opérateurs semblent miser sur Internet plus que de raison », regrette Jean-Louis Dupont, président du SIEIL.

Du côté de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), sollicitée tardivement par la CRE pour apporter des recommandations en termes de gestion des données personnelles, on appelle à la vigilance. Selon Carole Thonat, auteure d’une thèse sur le Smart metering et la protection des données clients, « la Cnil va être très ferme sur la manière dont les usagers seront préalablement informés par ERDF de l’installation d’un nouveau compteur. Cela suppose qu’ils envoient en amont un courrier explicatif, qu’ils réalisent une plaquette d’information détaillant les nouvelles fonctionnalités de ces compteurs et qu’ils forment leurs agents à donner des explications aux usagers lorsqu’ils se rendent chez ces derniers pour changer leur compteur ». D’après l’enquête du SIEIL en Indre-et-Loire, 20 % des particuliers n’auraient pas apprécié les conditions de l’expérimentation du fait d’un manque d’information et d’accompagnement.

Des données sur la vie privée extrêmement détaillées

L’autre aspect clé, apparaissant dans une recommandation d’octobre 2010, tient à la sécurité des données transmises par les compteurs. Ces dernières sont très détaillées, jusqu’à déterminer l’horaire de réveil des occupants d’une habitation, ou à distinguer l’utilisation du grille-pain ou du chauffe-eau. « Il semblerait que des bibliothèques de courbes de charges soient en train de se monter, offrant la possibilité de reconnaître l’appareil et la marque », avertit Carole Thonat. Au-delà des recommandations à prendre sur le réseau (chiffrement des données, traçabilité des connexions au serveur...), « l’important pour la Cnil est que ces données demeurent protégées dans le cadre de la Loi informatique et libertés ». Le consommateur devra donc y avoir accès et donner son accord préalable avant que l’ensemble de ces informations ne soient transmises aux fournisseurs d’énergie.

D’autres craintes sont venues de l’association Robin des toits. Cette dernière dénonce le déploiement de ces nouveaux compteurs qui vont entraîner « l’augmentation inévitable du nombre d’émetteurs et de récepteurs-relais ». En effet, la technique du CPL (courant porteur en ligne), qui permet au compteur de transmettre par les câbles électriques les données de consommation au fournisseur, pourrait émettre un rayonnement « nocif ».

Une obligation de pose malgré les doutes

Évoquant le risque de quasiment doubler la couverture en 3G, Robin des toits interpelle Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie, dans une lettre ouverte : « Pourrons-nous inexorablement continuer de doubler les quantités d’antennes téléphoniques sur les toits ? » L’Ademe interroge également les effets sanitaires de l’affichage déporté : « L’affichage sans fil pose, quant à lui, la question de la sensibilité du grand public aux ondes. » L’association lyonnaise Next-up, engagée dans la lutte contre les rayonnements électromagnétiques, demande une étude biologique et sanitaire sur l’impact des compteurs. À ce jour, l’idée de passer par le réseau téléphonique classique est restée lettre morte.

Il sera en tout cas impossible pour les consommateurs de refuser l’installation du Linky. À la suite du Grenelle de l’environnement, un décret du 31 août 2010 stipule que les logements neufs devront disposer de compteurs électriques intelligents dès 2012. Quant à ceux souhaitant conserver leur compteur bleu, ils n’auront pourtant pas d’autre choix que de s’en séparer. Comme le rappelle la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régie), « les compteurs sont un bien inaliénable des collectivités concédantes ». « L’usager n’a donc rien à dire sur le changement de compteur », poursuit Jean-Pierre Rochette. Quant au contrat d’EDF, il stipule que l’entreprise « pourra procéder au remplacement des appareils en fonction des évolutions technologiques ». « Le client n’a pas le droit de refuser le changement du compteur en cas d’obligation légale », résume Carole Thonat.

Les compteurs d’eau et le gaz, en passe de devenir « intelligents »

Pour le vice-président de l’UFC Que choisir du Rhône, « ce compteur n’est qu’un outil placé chez le particulier au service de futurs réseaux intelligents dont ERDF aura la charge ». L’enjeu, améliorer la surveillance de plus d’un million de kilomètres de lignes et accélérer les diagnostics en cas de panne. « On s’oriente vers des réseaux où la production d’énergie sera très étalée et mieux capable de supporter le caractère intermittent de la production des éoliennes et des centrales photovoltaïques », analyse Jean-Pierre Rochette. Avant l’annonce d’Éric Besson, le gouvernement avait lancé dès juin 2011 un appel à projets consacré aux réseaux électriques intelligents doté de 250 millions d’euros. En juillet, l’État a déjà débloqué 28 millions d’euros pour six projets localisés en région Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées, Provence-Alpes-Côte-d’Azur mais aussi en Corse, en Guadeloupe et à La Réunion. Les gagnants ne sont autres que des grands groupes comme ERDF, Veolia, EDF et Direct Énergie.

En parallèle, une révolution s’amorce du côté des compteurs d’eau et de gaz offrant à leur tour des possibilités de télérelève. Les expérimentations ont d’ores et déjà commencé dans plusieurs régions. D’après Carole Thonat, « c’est en croisant l’ensemble des données transmises par ces différents compteurs que l’on peut tout connaître de la vie d’un foyer ». Une voie royale pour les fournisseurs d’énergie, qui seront en mesure, avec l’accord des usagers, de traiter des données extrêmement fines et de fournir toujours plus de services. Aujourd’hui, l’objectif d’offrir aux ménages la possibilité de faire des économies d’énergie semble avoir été oublié. À quand un véritable compteur négaWatt ?

Sophie Chapelle