« Les sociaux démocrates, Die Linke et les Verts avaient, jusqu’aux dernières élections, la possibilité de gouverner ensemble. Ils ne l’ont pas utilisée ». C’est par ce constat d’échec d’une possible union des gauches en Allemagne que Sarah Wagenkencht, présidente du groupe du parti de gauche Die Linke au Bundestag, l’équivalent de l’Assemblée nationale, a expliqué, le 4 septembre, pourquoi elle a créé un nouveau mouvement destiné à fédérer la gauche allemande. Son nom : Aufstehen, ce qui signifie à la fois “debout” et “se soulever”. Un terme qui rappelle les “insoumis” du mouvement lancé par Jean-Luc Mélenchon en 2016.
Autre similitude, Aufstehen s’est lancé via une plateforme en ligne sur laquelle les personnes intéressées peuvent s’inscrire en remplissant un simple formulaire. Aufstehen n’a cependant pas encore de programme. Celui-ci doit s’écrire en commun avec ses futurs membres – 100 000 personnes se seraient déjà déclarées intéressées. Le mouvement a pour l’instant juste publié un appel qui vise à mettre en place une politique sociale en direction des travailleurs et des laissés pour compte – l’Allemagne compte plus de 20% de travailleurs pauvres parmi la population salariée (lire notre article). 80 personnalités – surtout des écrivains et chercheurs, quelques politiques, syndicalistes et artistes – lui ont apporté leur soutien.
« Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand »
À la différence de La France insoumise, Aufstehen n’est pas un parti et n’envisage pas, pour l’instant, de se présenter en tant que tel à une élection. « Aufstehen est un mouvement de rassemblement au-dessus des partis », dit l’appel fondateur. Aufstehen n’est pas une émanation du parti de gauche allemand, mais bien de personnalités de Die Linke : de Wagenkencht et de son mari, Oskar Lafontaine, ancien du parti social-démocrate SPD, qui en avait claqué la porte en 2005 pour fonder Die Linke.
« Dans le groupe Die Linke au Bundestag [qui dispose de 69 sièges, sur 709, ndlr], il n’y a qu’un quart environ des députés qui soutiennent Aufstehen. Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand, constate Niema Movassat, député de Die Linke depuis 2009 au Bundestag qui fait partie des sceptiques face à cette initiative. « Pour moi, c’est juste un recueil de noms et d’adresses mails pour envoyer une newsletter. Cette initiative n’a pas du tout été discutée au sein de la direction du parti. » Les deux co-présidents de Die Linke, Katja Kipping et Bernd Riexinger ont annoncé dans les médias qu’ils ne comptaient pas rejoindre Aufstehen.
Quelques politiques, des écrivains, des sociologues… et Nina Hagen
Qui sont alors les soutiens du mouvement ? Dans la liste des 80 initiateurs, rendue publique le 4 septembre, seulement trois autres personnalités politiques de Die Linke s’y affichent, : deux députés et un membre de la direction du parti. On trouve aussi plusieurs élus et responsables politique issus du SPD, un ancien président du parti des Verts, ainsi que de nombreux écrivains, sociologues, politologues, et même la chanteuse Nina Hagen. L’une des têtes du mouvement, qui apparaît depuis des semaines dans les médias aux côtés de Sarah Wagenknecht, n’est d’ailleurs pas issue du monde politique, mais des milieux artistiques, le dramaturge Bernd Stegemann.
Quant à l’esquisse de programme, face aux bas salaires, au travail intérimaire, à la pauvreté des retraités, et sur la nécessite d’imposer davantage les plus riches et le patrimoine, l’appel d’Aufstehen demeure similaire aux positions de Die Linke. Même sur la question des relations à la Russie, avec la volonté d’en finir avec une politique hostile à l’égard du pays de Vladimir Poutine, le texte fondateur du mouvement est très proche des positons officielles prises par le parti de gauche.
C’est sur la question migratoire que Sarah Wagenkecnht est contestée et divise au sein de son propre parti. « Les frontières ouvertes pour tout le monde, c’est naïf, avait-elle déclaré dans une interview au magazine Focus en février [1]. Et si l’objectif central d’une politique de gauche est de défendre les défavorisées, une position du “no-border“ [sans frontière, ndlr] est le contraire de la gauche. (…) La migration de travail, cela signifie plus de concurrence pour les emplois, particulièrement dans le secteur des bas salaires », poursuivait-elle. « Les études le prouvent : sans l’immigration, la croissance allemande aurait conduit à une plus grande augmentation des salaires dans le secteur des bas salaires », estime-t-elle encore dans une interview avec le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 12 août [2].
« Cela ne contribue pas à lutter contre l’extrême-droite, mais au contraire la renforce »
L’un des premiers soutiens de Aufstehen, le politologue Wolfgang Streeck, a publié des textes dans la même tonalité pendant l’été. Dans une tribune publiée le 30 août dans l’hebdomadaire Die Zeit, le chercheur évoque une « illusion du no-border ». Pour lui, Aufstehen doit « libérer la politique allemande de sa captivité babylonienne entre l’opportunisme de Merkel et l’illusion politiquement inconséquente du no-border. » « Est-ce xénophobe quand on voit les immigrants comme des concurrents pour des emplois, des places en crèche ou des logements ? Est-il xénophobe celui qui veut faire la différence entre des nouveaux arrivants désirés et ceux non-désirés ? », interroge-t-il.
« Oui, c’est xénophobe », lui ont répondu de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. Mais pour le politologue, le courant dit “no-border” de Die Linke fait que « le parti est resté petit et ne pourra pas participer à un gouvernement à moyen terme » [3]. Die Linke a réuni 9 % des voix aux dernières législatives de 2017, mais réalise régulièrement des scores supérieurs à 15 % dans plusieurs Länders. « Dans ses interviews, Wagnekencht ne prend pas une position de gauche cosmopolite. Les initiateurs de Aufstehen sont plus orientés sur l’État national », analyse le député de gauche Niema Movassat. Je crois qu’il y a un risque que cela provoque une pression par la droite sur Die Linke. Et que cela ne contribue pas à lutter contre l’AfD, mais au contraire la renforce. »
Reconquérir l’Allemagne de l’Est
L’un des objectifs politiques affichés est de ramener à la politique les déçus, ceux qui se seraient détournés de la gauche, voire ceux qui ont voté pour le parti d’extrême droite AfD. L’AfD a récolté plus de 12 % des voix aux élections législatives de l’année dernière, devançant Die Linke. Et réalise des scores avoisinant les 25 % dans les régions de l’ex-Allemagne de l’Est [4]. C’est aussi dans ces zones de l’Est, en Saxe en particulier, que fleurissent depuis plusieurs années des mouvements et manifestations d’extrême droite et xénophobes comme Pegida, ou dans la ville de Chemnitz ces dernières semaines (lire notre article).
« Beaucoup de gens se sentent abandonnés par la politique, et ce n’est pas seulement un sentiment. 40 % de la population du pays a moins de salaire réel aujourd’hui que 20 ans plus tôt », rappelle Sarah Wagenknecht lors de la conférence de presse du 4 septembre. C’est bien aux laissés pour compte d’Allemagne de l’Est que veut surtout s’adresser Sarah Wagenknecht. En 2016, le produit intérieur brut par habitant restait encore largement inférieur pour les résidents d’Allemagne de l’Est que celui des Allemands de l’Ouest. Les salaires y sont bien plus bas et le chômage bien plus élevé – à 6,8 % contre 4,8 % à l’Ouest [5].
Les fondateurs d’Aufstehen n’étaient pas aux côtes des manifestants anti-racistes à Chemnitz
La presse de gauche allemande compare le mouvement Aufstehen à la France insoumise et au mouvement britannique Momentum, proche du dirigeant du Labour Jeremy Corbyn – deux organisations auxquelles Sarah Wagenknecht fait référence – ainsi qu’au mouvement italien Cinq Étoiles. Celui-ci aussi est né autour d’une figure charismatique, le comédien Beppe Grillo, de revendications en faveur des plus défavorisés et contre le système d’exploitation économique capitaliste. Puis Cinq Étoiles a pris des positions contre l’immigration, est devenu la première force politique italienne lors des dernières élections législatives, et s’est finalement allié avec le parti d’extrême-droite Ligue du Nord pour gouverner (voir notre article).
« C’est notre responsabilité de porter ce mouvement aussi dans la rue et aussi à la fin en politique. On ne doit pas laisser la rue à Pegida », a lancé Sarah Wagenknecht. Avec leurs positions fermées sur la question migratoire, les responsables d’Aufstehen ne risquent-ils pas de se couper de la frange importante de la population – un Allemand sur dix – qui s’est engagée bénévolement depuis 2015 pour l’accueil de réfugiés [6] ? Ne risque-t-elle pas d’heurter celle qui a manifesté durant tout l’été, dans tout le pays, pour des routes migratoires sûres à l’appel de l’organisation Seebrücke (pont en mer) ? Et celle qui a manifesté par dizaines de milliers contre la racisme à Chemnitz depuis fin août, face à l’AfD qui défilait aux côtés de néonazis ? Ni Sarah Wagenkencht ni le dramaturge co-initiateur d’Aufstehen, Bernd Stegemann, n’étaient à Chemnitz aux côtes des manifestants anti-racistes. Pour des raisons d’emploi du temps, ont-ils défendu.
Rachel Knaebel
Photo : Sarah Wagenknecht. CC Die Linke/Flickr