Printemps arabe

Le peuple tunisien veille sur sa révolution

Printemps arabe

par Judy Flair et Bartholoméo Charpentier

Le mur de la peur est tombé. Les Tunisiens ne se sont pas contentés de faire fuir un dictateur, ils traquent aujourd‘hui toute forme d’autorité illégitime et aspirent à une démocratie sous contrôle populaire. En attendant l’élection de l’Assemblée constituante, le 24 juillet, la vigilance est de mise. Le peuple n’entend pas se laisser confisquer sa révolution par le gouvernement intermédiaire. Reportage.

Jeudi 3 mars, le peuple rassemblé place de la Kasbah à Tunis crie victoire. Le président intérimaire, Foued Mebazaa, et le premier ministre de transition, Béji Caïd Essebsi, se sont rendus à la volonté des révolutionnaires. C’est la seconde fois que le sit-in réussit à faire pression ainsi sur le gouvernement.. En plus de la démission du premier ministre de transition, Mohamed Ghannouchi, figure de l’ancien régime, et d’une partie de son gouvernement, les révolutionnaires ont arraché une Assemblée constituante, chargée de rédiger une nouvelle constitution.

Vendredi 4 mars, les manifestants installés au cœur de la ville, place de la Kasbah, depuis parfois plus de 3 semaines, plient bagages. Ils balayent la place dans une joyeuse atmosphère. Les militaires remballent discrètement leurs fagots de barbelés dans leurs camions. Il pleut sur Tunis. Les tentes de la Place du gouvernement sont roulées sur les toits des minibus et des voitures. Des cars ramènent chez eux les manifestants venus des villes ouvrières de l’intérieur de la Tunisie. Des centaines de Tunisois viennent saluer les participants du sit-in, ils leur offrent des roses et des dragées. Une nouvelle Tunisie est née place de la Kasbah. Les habitants de l’intérieur du pays ne sont plus « ces gueux », « ces apaches » à rebours de la modernité. Ensemble, ils ont lancé la Tunisie vers sa « renaissance ».

Les révolutionnaires restent vigilants

Dans les premiers jours de mars, une contre-manifestation s’agitait devant la Coupole d’El Menzah à Tunis. Elle demandait au gouvernement d’inviter à la reprise du travail, au motif que « les gens de la Kasbah » risquaient de mettre en déroute « le miracle tunisien ». La Tunisie va-t-elle maintenant reprendre le chemin du libéralisme ? Tout le monde, place de la Kasbah, parle de la « loi 72 ». Instaurée sous Ben Ali, elle offre des avantages fiscaux aux entreprises étrangères : 0 % d’impôt, une installation rapide et aucun engagement vis-à-vis de la région et de ses habitants. Résultat : un développement accéléré pour les mieux lotis du littoral, et la pauvreté, le chômage et la sous-traitance massive à l’intérieur des terres.

Ajer, habitante de Tunis, embrasse ceux qui repartent. « Ils vont veiller de là-bas, à ce que la révolution ne soit pas confisquée, explique-t-elle. Dans les régions, des comités de protection de la révolution ont pris le contrôle de certaines administrations, comme à Gabès par exemple. Mais dans la plupart des villes, tous les rouages institutionnels restent entre les mains anciens maitres. » La vigilance est donc de mise. Le gouvernement de transition de Ghannouchi avait procédé hâtivement à un « renouvellement » des gouverneurs (préfets) des différentes régions.

19 de ces 24 gouverneurs étaient toujours des membres du RCD, le parti unique de Ben Ali – pourtant en voie de dissolution. Beji Caïd Essebsi, successeur de Ghannouchi, récidive : il procède à des nominations aux postes de délégués régionaux (échelon subalterne à celui des gouverneurs) par un jeu de chaises tournantes. Il est prié de revoir sa copie. Un appel sur Facebook appelle sur le champ à une « Kasbah 3 ».

Le peuple veut garder la maîtrise sur la Constituante

Le Premier ministre Béji Caïd Essebsi sait pourtant qu’il est sur un siège éjectable. Ancien ministre de l’Intérieur et de la Défense de Habib Bourguiba, il se présente comme l’homme du retour à l’ordre. Lors de son discours inaugural le 4 mars, le ton est donné : politique sécuritaire jusqu’à la Constituante. La Tunisie ne restera pas aux mains des révolutionnaires et des comités de protection de la révolution qui ont poussé rapidement dans tout le pays. La célèbre avocate Radhia Nasraoui alerte : « Les méthodes policières n’ont pour l’instant pas changé, des révolutionnaires de Kasserine continuent d’être violentés par la police. Le retour d’anciens membres du RCD dans de nouvelles listes électorales, sous de nouvelles couleurs, est à craindre. »

Ce que la Kasbah a véritablement arraché au gouvernement, c’est la possibilité pour le peuple de participer à la refondation d’un nouveau régime. Foued Mebazaa et son Premier ministre, tous deux octogénaires, ont renoncé officiellement à exercer un mandat après l’élection de la Constituante. Jusqu’ici le gouvernement provisoire et la Commission nationale supérieure de la réforme (en charge de la Constitution) avaient choisi une option sécurisée : une simple révision de la Constitution et l’élection d’un nouveau président. Une nouvelle fois, la bureaucratie tunisienne tant honnie par la Kasbah semblait perdre de vue la volonté du peuple, qui veut redéfinir lui-même les termes de la future Constitution.

« Toutes les institutions prévues par la constitution de 1959 ont cessé de fonctionner normalement, explique Jaouer Ben M’bareck Hasbi, professeur de droit à l’université de Tunis et membre du Forum démocratique pour le travail et les libertés. « On s’est retrouvé devant un vide politique et institutionnel depuis le 14 janvier, ce qui pose un problème de légitimité des gouvernants  ». Le gouvernement intérimaire gouverne par décret loi. Il organise les « instances transitionnelles », dont la commission de réforme de la Constitution.

Celle-ci a pour principale mission de préparer la réforme de la loi électorale, en vue de l’élaboration de la Constituante. Vivement contestée, composée d’une dizaine de juristes modérés ayant, pour certains, appelé à la réélection de Ben Ali en 2014, elle a dû revoir sa copie et ouvrir son cercle d’experts à la société civile. Elle devient alors « l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution », et intègre des membres du Comité de protection de la révolution.

« S’ils reviennent, nous reviendrons »

Aujourd’hui, les murs de la Kasbah ont été repeints en blanc, les graffitis effacés. Le ministère des Finances a retrouvé sa façade immaculée. Il ne reste plus rien du dernier mois. Près de 300 Tunisiens sont morts, des milliers d’autres ont été violentés, tabassés. Le décompte commence à peine. Des milices ont été engagées pour mater les révolutionnaires, avant comme après la chute de Ben Ali. Une commission d’investigation sur les violences, instituée par le gouvernement intérimaire, doit encore établir les responsabilités.

Pour le moment, Beji Caïd Essebsi ressert les rangs. Le 28 mars, le ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi, a été démis de ses fonctions. Figure probe et populaire, cet ancien magistrat a lancé la dissolution du RCD, celle de la police politique, et débarqué une trentaine de directeurs de la police. Son éviction est-elle le résultat d’une cabale de la police, ou du trouble sécuritaire qui agite encore le pays ? Nul ne sait. C’est Habib Essid, ancien chef de cabinet de ce ministère sous Ben Ali, qui reprend les rênes du ministère de l’Intérieur. La Kasbah veille. Son slogan : « s’ils reviennent, nous reviendrons ».

Judy Flair et Bartholoméo Charpentier