Démocratie réelle

Le printemps sénégalais mettra-t-il fin à la dérive dynastique ?

Démocratie réelle

par Benjamin Sourice

Ambiance de fin de règne à Dakar. Sous la pression de la rue, le président Abdoulaye Wade a fait marche arrière sur les dernières réformes constitutionnelles pour se maintenir au pouvoir. Après deux mandats présidentiels marqués par des scandales financiers, des décisions opaques, et une décennie de dérive dynastique et autocratique du pouvoir, les Sénégalais cherchent une autre voie. Du collectif « Y en a marre » animé par des rappeurs, aux partis d’opposition qui se réorganisent, d’où viendra le renouveau démocratique ?

Photo : © Jean de Pena / Collectif à vif(s)

Le 23 juin 2011, face au Parlement, le peuple sénégalais a fini par brûler les ailes de son « président messianique », consommant définitivement la rupture avec Abdoulaye Wade, dans un sentiment de trahison et de gâchis. Dans une ultime bravade présidentielle, le président Wade a bien tenté un putsch constitutionnel pour réduire la majorité élective à 25% dès le premier tour, pour se maintenir au pouvoir en vue des prochaines élections. Sûr de son pouvoir, avec un Parlement qui a déjà accepté d’enregistrer plus d’une quinzaine de modifications constitutionnelles ces dix dernières années, Wade n’a pas pris la peine d’organiser un débat public sur la question. Souvent partagés entre fatalisme et désintérêt pour la chose publique, les citoyens sénégalais sont cette fois descendus dans la rue, pour défendre leur constitution et crier leur ras-le-bol, par un simple slogan : « Y’en a marre ! »

La rupture avec leur Président est douloureuse, tant Abdoulaye Wade a symbolisé toutes les promesses de changement – le « Sopi », un mot-programme qui a porté Wade à la tête de l’État sénégalais en 2000. Wade fut l’homme de l’alternance démocratique, celui qui mit fin à 40 années de règne sans partage du Parti socialiste de Sédar Senghor à Abdou Diouf. Fort du retour des bailleurs internationaux après une décennie d’ajustements structurels imposés par le Fond Monétaire International, Wade, le « pape du Sopi », engage son pays avec volontarisme dans une politique de grands travaux et de réformes d’un État sclérosé (augmentation des salaires des fonctionnaires, construction d’universités, décentralisation…).

La construction d’un régime présidentialiste

Rapidement, des dérives apparaissent dans la politique présidentielle, avec le lancement précipité de grands travaux sans que leur financement n’ait été assuré. Ce qui oblige l’État à commencer les chantiers sur fonds publics, déstabilisant le budget national. La mauvaise gouvernance de ces projets pharamineux n’est pas sans inquiéter la Banque Mondiale. Celle-ci rappelle régulièrement à l’ordre les autorités sénégalaises sur les garanties de transparence de l’utilisation des fonds. Une inquiétude justifiée par l’opacité liée à l’absence de contrôle parlementaire sur les dépenses, et aggravée par le fait que la moitié des marchés publics sont signés sans mise en concurrence. Nombre d’opposants sénégalais s’inquiètent aussi de voir exploser le train de vie du Président et de son entourage. En 2005, un premier scandale éclate, avec une suspicion de surfacturation des chantiers de Thiès. Un scandale qui coûtera sa place au Premier ministre Idrissa Seck, le « fils spirituel du président ».

Durant son premier mandat, Abdoulaye Wade cherche à forger l’image d’un grand leader populaire et spirituel, parfois à la limite d’une conception messianique du pouvoir. Wade a profondément remodelé les institutions autour de sa personne. La mise en place d’un régime présidentialiste, par des révisions constitutionnelles successives, se fait au détriment du Parlement et des ministères. La distribution de postes honorifiques aux « fidèles » entraîne une dilution de leur pouvoir réel. Cette personnification du pouvoir s’accompagne d’une stratégie de communication habile, mêlant médias modernes et références à l’imaginaire sénégalais. Une stratégie des « 3T » : « Touki » pour sa politique internationale et ses nombreux voyages, « Touba », du nom de la ville sainte sénégalaise de la confrérie mouride, signifiant sa proximité avec les marabouts, et « TV », pour son omniprésence dans les médias nationaux.

La dérive dynastique

Abdoulaye Wade, surnommé « le lièvre » pour sa rapidité d’exécution mais aussi sa capacité à prendre le contre-pied de ses adversaires, finit son premier mandat en état de grâce. Plébiscité, il est réélu en 2007 dès le premier tour, avec 55% des suffrages exprimés : le peuple sénégalais est subjugué, l’opposition anéantie !

Ce nouveau mandat va être celui de toutes les dérives. Wade sème la confusion dans son propre camp, avec la valse incessante des gouvernements et des ministres. S’isolant progressivement de ses conseillers, le Président prend toutes les décisions avec obstination et autoritarisme. Le peuple sénégalais ne se reconnaît plus dans les chantiers pharaoniques, au coût exorbitant. Un exemple ? La statue du Renouveau, qui coûte 24 millions d’euros.

En 2007, juste après sa réélection, Wade lâchait : « Je ne vois personne au tour de moi pour me succéder, ni dans l’opposition ni dans mon propre camp ! » Ultime dérive : la volonté de Wade d’imposer son fils Karim. Un des symboles de la dégénérescence du règne du « pape du Sopi ». C’est le début d’une lutte fratricide entre les « fils spirituels » du camp libéral, tel Idrissa Seck ou Macky Sall, contre Karim Wade.

Abdoulaye Wade offre à son fils un « super-ministère »

Macky Sall, fidèle du président Wade, Premier ministre après le scandale de Thiès, fera les frais de son conflit frontal avec le fils. Il sera démis de ses fonctions pour avoir convoqué Karim Wade devant les députés afin que celui-ci s’explique sur les comptes de l’Agence nationale de l’organisation de la conférence islamique (Anoci). Premier grand chantier confié à Karim, l’Anoci est au centre d’une vive controverse sur fond de mauvaise gestion et de surfacturation des infrastructures monumentales (nouveaux boulevards, grand mosquée, centres commerciaux et logements), confiées à des entreprises proches du pouvoir.

En 2009, Karim Wade se présente aux municipales de Dakar, sur la zone du point E, un bastion libéral des quartiers chics. À cette occasion, il fonde sa propre mouvance au sein du Parti démocrate sénégalais, la « Génération du Concret », déstabilisant encore un peu plus le parti présidentiel. Après une campagne chaotique, marquée par une fronde des Dakarois contre la « tentation dynastique », la mairie de Dakar passe dans le camp de l’opposition. Le Président Wade décide alors d’offrir à son fils les clés d’un « super-ministère » : ministre d’État, ministre de la Coopération internationale, de l’Aménagement du territoire, des Transports aériens et des Infrastructures. Un cadeau empoissonné tant les responsabilités sont lourdes sur des dossiers épineux, comme le blocage de grands chantiers qui perturbent la vie économique sénégalaise. Karim doit aussi gérer la crise énergétique, avec ses émeutes de l’électricité récurrentes – dues aux « délestages » de la compagnie électrique Sénélec, en grande difficulté de paiement auprès de ses fournisseurs pour alimenter les générateurs en carburant.

La renaissance de l’opposition

Incapable de tirer les leçons de ses erreurs, englué dans les scandales financiers, Wade s’entête dans sa dérive dynastique en imposant sa fille Sindiély pour l’organisation du Festival des arts nègres, nouveau chantier controversé pour sa gestion. Le président Wade finit par être seul, coupé de son parti, coupé de son peuple.

Les élections municipales de 2009 et la victoire de l’opposition dans plusieurs fiefs du PDS marquent le tournant de la contestation du pouvoir de Wade. Les cadres de son parti, évincés les uns après les autres, fondent de nouveaux mouvements, comme l’Alliance pour la République de Macky Sall, et passent dans l’opposition. Les partis opposés traditionnellement au PDS (Parti démocratique sénégalais), comme le PS, se trouvent renforcés. Leurs leaders, Ousmane Tanor Dieng, Moustapha Niasse, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho, Landing Savané ainsi que le libéral Macky Sall s’organisent dans une nouvelle coalition, le Benno Siggil Sénégal. Celui-ci regroupe plus de 38 partis. Cette coalition compte même dans ses rangs une mouvance écologiste émergente au Sénégal, la Fédération démocratique des Écologistes du Sénégal (FEDES) d’Ali Haïdar.

Un candidat unique pour l’opposition ?

Cette coalition émerge des Assises nationales du Sénégal, qui rassemblent les acteurs de la vie publique sénégalaise, les représentants de partis politiques, de la société civile et des personnalités diverses entre 2008 et 2009. Pour les organisateurs, il s’agissait de « trouver une solution consensuelle, globale, efficace et durable à la grave crise multidimensionnelle (éthique, politique, économique, sociale et culturelle) qui sévit dans le pays ». Cette concertation démocratique a permis d’instituer une Charte de la gouvernance démocratique pour rétablir le fonctionnement des institutions du pays et répondre aux attentes des Sénégalais.

Malgré une cohésion de façade, le Benno connaît de fortes divisions dans ses rangs, ne sachant pas contenir les appétits de ses leaders. Des appétits attisés par la course à la succession d’un Wade déchu. Pour Ali Haïdar, membre fondateur du Benno « le choix d’un candidat unique est un piège, le premier tour de la présidentielle sera notre primaire. Ce qui importe c’est de mettre une équipe gouvernementale compétente en face du peuple. »

Le mouvement populaire du 23 juin est venu rebattre les cartes. Le peuple sénégalais s’est invité dans le jeu politicien, pour rappeler qu’il ne se reconnaît plus dans ses leaders, majorité comme opposition. Sorti de la rue, le Mouvement des forces vives de la Nation, qui regroupe partis d’opposition et société civile, s’est fixé un but simple : « renverser Wade par la tenue d’élections libres et transparentes dans le respect de l’échéance du mandat présidentiel en février 2012 ». Il réclame que Wade ne se représente pas pour un troisième mandat, jugé inconstitutionnel, et demande le départ de Karim Wade du gouvernement.

Fin de règne et course à la succession

Pour Fadel Barro, porte-parole de la mouvance indépendante « Y’en a marre », organisée par des rappeurs engagés et très écoutés par la jeunesse sénégalaise, « il faut sortir du clanique et du jeu politicien ! La majorité des Sénégalais doit reprendre part à la vie républicaine en allant s’inscrire massivement sur les listes électorales dans le cadre de notre campagne "Ma carte, mon arme" ». Une arme de poids lorsque l’on sait que seulement 12% des 18-23 ans sont inscrits sur les listes. Soit un réservoir de plus d’un million de voix. Les « Yenamarristes », comme ils s’appellent entre eux, aimeraient voir l’émergence d’un « nouveau type de Sénégalais » venant « rompre avec le fatalisme traditionnel en prenant ses responsabilités de citoyens » : « La pauvreté, la corruption et toutes ces frustrations accumulées peuvent être résolues par des politiques intègres, mais avant tout par un changement de l’état d’esprit de chacun. Il s’agit de fierté nationale. »

Dans ce contexte de fin de règne et de flou politique sur la succession de Wade, toutes les options sont ouvertes. Chaque jour un leader sort de l’ombre pour revendiquer sa paternité dans le mouvement du 23 juin et présenter sa candidature. Un homme discret attend son tour : Ibrahim Fall, haut fonctionnaire onusien à la carrière méritante, récemment rentré au pays. Ses opposants le disent sans parti ni soutien dans la vie politique… Un bel atout ! L’homme pourrait séduire. Mais il n’est pas certain que les Sénégalais, après avoir porté au bûcher leur dernier homme providentiel, soient prêts à accorder leur confiance à un seul homme. Quoi qu’il en soit, comme le disait récemment un manifestant : « maintenant les politiciens sont prévenus, ils savent ce qu’il en coûte de décevoir les Sénégalais ! ».

Benjamin Sourice, à Dakar.