« Une grande tartufferie ». C’est ainsi que Valérie Murat, de l’association Alerte aux toxiques, définit « la charte du bien vivre ensemble en Gironde ». Approuvée par le préfet le 29 juin, cette charte permet de diviser par deux les zones non traitées aux pesticides (dites ZNT). Ces bandes de plusieurs mètres de large sont censées séparer une culture aspergée de pesticides des lieux habités. On passe ainsi de cinq à trois mètres pour les cultures basses comme les céréales et les légumes, de dix à cinq mètres pour les cultures hautes comme la vigne ou les arbres fruitiers, et de vingt à dix mètres pour les produits les plus dangereux [1]. « La chambre d’agriculture prétend avoir collaboré avec les associations représentant les riverains alors que nous avons été totalement ignorés. »
Aucune réponse concernant la protection des enfants de 128 écoles menacées par les épandages
« Nous n’avons pas du tout été associés à la rédaction de cette charte, ajoute Marie-Lys Bibeyran, porte parole du collectif Info Médoc Pesticides. Nous n’avons participé qu’à une seule réunion lors de laquelle nous n’avons pu que constater que tout était écrit. Il n’était pas question d’introduire un quelconque amendement. Nous étions simplement invités à valider les propositions listées. Raison pour laquelle nous avons refusé de signer quoi que ce soit. » « J’ai posé la question de nos 128 écoles entourées de vignes, poursuit Valérie Murat, en demandant ce qui était envisagé pour protéger les enfants. Je n’ai obtenu aucune réponse. »
Définies par un arrêté du 27 décembre 2019 [2], et adoptées un peu partout en France ces dernières semaines, les « chartes d’engagement » sèment les graines de la colère aux quatre coins du pays. « Nous avons appris avec stupéfaction que les chambres d’agriculture de Bretagne nous mentionnaient comme partie prenante, en faisant référence à une réunion de juillet 2017 qui n’abordait pas du tout cette question », tempête Michel Besnard, du collectif des victimes de pesticides de l’Ouest. L’association est d’autant plus remontée qu’elle a dénoncé fin mai la consultation « bidon » qui s’est tenue entre le 30 mars et le 30 avril dernier, en plein confinement, et sans que l’avis des associations ne soit pris en compte. « Ces chartes n’apportent aucune plus-value sanitaire et environnementale, et visent au contraire à niveler par le bas les exigences de santé publique et de protection de l’environnement », mentionne le collectif dans un courrier adressé ce mercredi 22 juillet aux préfets et présidents des chambres d’agriculture de Bretagne.
Des consultations « bidon » en plein confinement
« Beaucoup de consultations concernant ces chartes ont eu lieu pendant le confinement », atteste Nadine Lauvergeat de l’association Générations futures qui recense une quarantaine de chartes publiées sur les sites des préfectures au 22 juillet. « Dès le départ, ajoute t-elle, nous sentions qu’il allait être très difficile d’obtenir des textes protecteurs pour les riverains. » Selon la Loi agriculture et alimentation adoptée en 2018, il revient aux organisations représentant les utilisateurs des pesticides de rédiger les chartes. Celles-ci ont donc été élaborées par les chambres d’agriculture avant d’être soumises à consultation publique.
« Les signataires appartiennent à un cercle très restreint : l’interprofession, les syndicats agricoles et les représentants des mairies. Les riverains ne sont pas du tout associés, observe Nadine Lauvergeat. Sur le fond, les chartes sont la plupart du temps des copier-coller du "contrat de solutions" de la FNSEA. » [3]. Certaines chartes comme celle de l’Orne prévoient même que les distances de sécurité ne valent plus dès lors que la maison est inoccupée pendant 3 jours [4]. Les riverains n’ont pas intérêt à partir en vacances !
« Réduire les distances de traitement, c’était notre but »
La colère gronde aussi au sein du monde agricole. Dans la Drôme, l’un des premiers départements à avoir publié sa charte, certains syndicats agricoles comme la Confédération paysanne n’ont pas été sollicités pour la rédaction. « Lors de la session en chambre d’agriculture où nous sommes élus, nous avons demandé à ce que soient ajoutés deux points : l’interdiction de traitement les jours de vent et l’interdiction de mélange de produits », témoigne Vincent Delmas, porte-parole du syndicat. « Les deux demandes ont été refusées. Ça n’a même pas été soumis au vote. » Dans un entretien accordé à la revue L’Agriculture drômoise, Jean-Pierre Royannez, président de la chambre d’agriculture, le reconnaît volontiers : « Réduire les distances de traitement lorsque sont utilisés des matériels adaptés, c’était notre but » [5].
« Ce n’est pas l’utilisation de buses anti-dérives – seule condition mentionnée dans les chartes – qui vont changer quoi que ce soit au problème de fond de la qualité de notre air, de notre eau, de nos sols et de notre alimentation », reprend Michel Besnard. Pour Vincent Delmas, paysan, « c’est à l’État de prendre ses responsabilités sur la question des produits phytosanitaires ». Outre l’interdiction immédiate des produits les plus toxiques, la Confédération paysanne de la Drôme réclame aussi des mesures d’accompagnement économique et commerciale pour sortir les paysans des pesticides. « Avec ces chartes, l’État se défausse sur les paysans et leurs voisins. »
Des maires s’opposent et appellent à une meilleure concertation
Certains maires et conseils municipaux ont également fait entendre des voix discordantes. C’est le cas de Louvigny, une commune de 2800 habitants dans le Calvados, qui a adopté une délibération contre la charte. « La consultation pendant le confinement n’était pas un moment opportun », explique le maire, Patrick Ledoux, qui pointe également l’inquiétude des concitoyens sur le danger des phytosanitaires et des distances trop « symboliques ». Adoptée le 22 juin à la veille de la fin de la consultation, cette délibération a été envoyée à la préfecture mais aussi aux différents maires de la communauté de communes. « Deux communes ont délibéré dans la foulée en ce sens, Épron et Mondeville », précise Patrick Ledoux. « D’autres communes se sont également manifestées pour dire qu’elles n’étaient pas informées. »
Lors de la présentation des résultats de la consultation par la préfecture et la chambre d’agriculture, le maire de Louvigny a été invité à expliquer sa démarche. « On a rappelé que ce n’était pas une confrontation ni une opposition vis-à-vis des agriculteurs mais que l’on veut travailler de concert. » Des élus avaient d’ailleurs rencontré les agriculteurs de la commune avant de voter la délibération pour les en informer. « Ce sont eux les premiers exposés aux pesticides, reprend Patrick Ledoux. Aujourd’hui, le travail continue : on prévoit une rencontre entre citoyens, riverains, agriculteurs et élus, dans la perspective d’un débat local par rapport aux épandages et aux zones intermédiaires insuffisantes à notre sens. L’enjeu c’est que les citoyens se saisissent du sujet. »
« Il devrait être impossible de pulvériser des produits dangereux à proximité des lieux de vie »
Des associations ont décidé de mener le combat sur le front juridique. « Leurs chartes d’engagement ne répondent pas aux obligations du texte de loi qui les encadre, à savoir le décret du 27 décembre 2019 », intervient Daniel Ibanez, cultivateur et cosignataire d’un courrier envoyé à la chambre d’agriculture de Savoie et Haute-Savoie par un collectif d’associations. « Ils mentionnent les résidents alors que la loi mentionne bien les personnes présentes, même fortuitement. Cela signifie que même les promeneurs sont concernés. L’obligation de les informer devrait passer par la pose de grands panneaux le longs des champs et chemins. Or, ce n’est pas prévu. » Autre irrégularité soulevée par les associations : l’absence de disposition pour que les producteurs agricoles certifiés « biologiques » ne voient pas leurs parcelles polluées par des produits qu’ils n’utilisent pas et qui sont interdits par leur cahier des charges.
Ces diverses entorses à la loi sont mentionnées dans un recours déposé devant le conseil d’État le 15 juin dernier visant l’annulation du décret du 27 décembre 2019, et des chartes qui l’ont suivi. Ce recours évoque aussi le fait que, en dérivant sur les parcelles des riverains, l’usage de pesticides viole le droit de la propriété. « Nous n’étions pas opposés à l’idée initiale d’une concertation entre agriculteurs et riverains. Le préalable est d’avoir déjà au niveau national un cadre très protecteur et ce n’est pas le cas », ajoute Nadine Lavergeat dont l’association Générations futures, avec huit autres organisations, a aussi déposé un recours devant le conseil d’État contre l’arrêté et le décret encadrant les chartes. « Je regrette qu’il y ait autant de tapages autour de ces chartes et que l’on ne s’attaque pas au problème de fond : la nature des produits, estime Marie-Lys Bibeyran. Il devrait simplement être impossible de pulvériser des produits aussi dangereux à proximité des lieux de vie. »
Nolwenn Weiler et Sophie Chapelle