« C’est dans cette pièce qu’ils m’ont retenu, avant de m’expulser du site ! » Nous sommes à l’entrée de Campo Rubiales, dans le département du Meta, au centre de la Colombie. Edwin Sánchez, ancien salarié, nous désigne une petite salle du poste de contrôle. Edwin fait partie des premiers qui se sont mobilisés lors de la première grève en juin dernier. Puis, il a été « contrôlé » avec du matériel syndical : son contrat mensuel n’a pas été renouvelé. Il travaillait depuis plus de huit mois à un poste de préparateur de surface, pour un sous-traitant de la multinationale canadienne Pacific Rubiales Energy.
Comme d’autres des travailleurs qui se sont retrouvés sans emploi après les premières grèves, il accompagne la caravane organisée à l’initiative de l’Union syndicale ouvrière de l’industrie du pétrole (USO) pour venir à la rencontre des ouvriers de ce site. Partis de Bogotá le 10 octobre, les représentants d’une cinquantaine d’organisations sociales et syndicales participent à l’événement. À la sortie de Puerto Gaitán – la municipalité dont dépendent les exploitations – la caravane rassemble sept bus et dix voitures. Cette « action humanitaire et syndicale » doit pénétrer dans les installations pour témoigner des conditions de vie des ouvriers et des habitants des villages voisins. La caravane accompagne les dirigeants de l’USO et de la Confédération unitaire des travailleurs (CUT), à qui a été refusé de nombreuses fois l’accès à ces territoires de non-droit syndical.
Les entreprises contrôlent l’accès au territoire
Ce coin de Colombie est particulièrement isolé. Terres de savane traditionnellement dédiées à l’élevage bovin, le département du Meta s’ouvre à de nouvelles monocultures (palme africaine, caoutchouc) et depuis une dizaine d’années à l’exploitation pétrolière. L’entreprise Pacific Rubiales se targue d’extraire 250 000 barils par jour [1]. Soit un quart de la production nationale. 1 500 camions-citernes s’engouffrent quotidiennement sur une piste de terre rouge, dans un nuage perpétuel de poussière. C’est la route nationale qui dessert les exploitations de Campo Rubiales et Campo Quifa, et qu’emprunte la caravane.
Au kilomètre 135, un premier barrage. Le contrôle de cette route, pourtant publique, a été laissé à la discrétion de Pacific Rubiales. Des employés réalisent des vérifications. Ceux qui ne vivent pas ou ne travaillent pas dans la zone ne peuvent la traverser. Plusieurs villages se trouvent pourtant dispersés sur les 1 900 km2 de l’exploitation, une superficie comparable à celle d’un département français. Leurs habitants doivent chaque fois justifier leur passage. Ils vivent dans des conditions très précaires – accès défaillant à l’eau et l’électricité, maisons faites de toiles de plastique, dénutrition. Ils ne bénéficient d’aucun des investissements prévus avec le prélèvement public de la rente pétrolière.
12 000 travailleurs en grève
À quelques kilomètres du premier barrage, des grillages barbelés ont récemment été montés et des tranchées creusées. « Propriété privée », indique abusivement un panneau. Un peu plus loin, à l’entrée des installations de Campo Rubiales, la prise d’empreintes et de photos est de rigueur, y compris pour les habitants. Au passage de la caravane, les employés du poste de contrôle sont absents. Ils ont emporté avec eux leur matériel biométrique, laissant les locaux vides. La multinationale semble peu fière de cette procédure.
Le conflit a débuté le 20 juin, quand les 1 100 travailleurs d’un sous-traitant de la compagnie espagnole Cepcolsa, gérante du système d’oléoducs, cessent le travail. Réponse de l’entreprise : elle rompt son contrat avec le sous-traitant et refuse tout dialogue avec le syndicat USO, puisque les employés ne sont pas les siens… Mais la contestation s’étend, et le 18 juillet, 12 000 travailleurs des sites d’exploitation stoppent l’activité et se déclarent en assemblée permanente. Le 3 août, des négociations sont ouvertes entre l’USO et les gouvernements national et départemental, mais en l’absence des multinationales Pacific Rubiales et de Cepcolsa, qui nient toute légitimité à l’USO.
La multinationale « renouvelle » son personnel pour étouffer la contestation
Depuis juin, l’USO a renforcé ses rangs de près de 6 000 adhérents. « Le 18 juillet, l’USO a réalisé 4 000 adhésions. Il n’y en a pas eu davantage parce qu’il n’y avait plus de cartes ! », explique Moisés Barón, dirigeant national du syndicat. Tout au long des 170 km séparant Puerto Gaitán de Campo Rubiales, la caravane est de nombreuses fois saluée par des groupes de travailleurs et joyeusement klaxonnée par les chauffeurs sortant de la zone.
En septembre, les accords négociés tardent à être appliqués. Une nouvelle grève est déclarée. La réintégration des travailleurs licenciés depuis le début du mouvement est réclamée. Pacific Rubiales a commencé à renouveler le personnel présent sur les sites, espérant étouffer la contestation. 8 000 personnes depuis juin, estime Timoteo Romero, président de la CUT-Meta. La multinationale a passé un accord avec un syndicat fantoche, l’UTEN, pour valider une augmentation du salaire minimum d’à peine 60 euros.
Des centaines de lits dans des baraquements en aluminium
Au cœur des revendications : des salaires plus justes, harmonisés avec ceux des autres régions [2]. La précarité de ces ouvriers recrutés aux quatre coins du pays est très grande. Plus de 90 % d’entre eux travaillent en contrats mensuels renouvelables indéfiniment. Chaque salarié enchaîne trois semaines consécutives sur le site, sept jours sur sept, avec une moyenne quotidienne de plus de 12 heures, pour une semaine de repos passée dans sa famille. Il ne dispose d’aucune garantie sur la reconduite de son contrat le mois suivant. Le système s’appuie sur des entreprises sous-traitantes qui délèguent elles-mêmes une partie du travail. Un modèle couramment utilisé en Colombie, qui permet aux grandes entreprises de se dédouaner de toute responsabilité. Et garantit une pression interdisant toute contestation de la part des salariés.
Nombreux sont les travailleurs, notamment les chauffeurs, qui refusent de témoigner à visage découvert devant les caméras, par crainte de perdre leur emploi. Sur les sites, une présence policière et militaire permanente – justifiée selon l’entreprise par la sécurité des installations – sert au contrôle social des ouvriers en limitant notamment leur mobilité. Une atteinte de plus à la dignité des travailleurs. « Nous sommes des travailleurs jetables ! », s’exclame un des salariés. « On nous sépare comme des animaux ! », explique un autre. Les conditions de vie dans ces exploitations sont des plus précaires, malgré quelques améliorations depuis les grèves. Au campement Morichal de Campo Rubiales, les plus grandes tentes abritant 240 lits ont été démontées, et les dortoirs réorganisés dans des baraquements. Mais dans ces nouveaux emplacements, une promiscuité permanente persiste : des pièces sans fenêtre d’à peine 15 m2, où sont installés quatre matelas sur des lits superposés. Avec leurs parois d’aluminium et leur surface étriquée, ces pièces ressemblent à des cellules de prison.
La Colombie, championne des assassinats de syndicalistes
Le réfectoire, lui aussi, est nouveau. « Avant, on mangeait dans trois vieux containers. L’entrée dans la cantine principale, celle où vont les cadres, nous est interdite. Certains disent qu’on sent la sueur ! Ils ne veulent pas se mélanger avec les travailleurs… », explique Edwin. Dans ces campements, la ségrégation sociale est spatialement organisée. Les maisons des cadres et l’hébergement des ouvriers montrent que tout le monde ici n’a pas la même valeur. Les ouvriers considèrent les quelques améliorations comme de la poudre aux yeux, « un maquillage ».
Ce type de situation, l’USO en a eu connaissance bien avant la mobilisation. Mais impossible de s’implanter dans les Llanos orientaux. « Il y a eu des tentatives d’accompagnement des travailleurs de BP dans le Casanare », explique Moisés Barón. « Elles ont été sérieusement menacées et réprimées, ce qui, par responsabilité, nous a conduits à faire sortir l’organisation. » La violence contre le syndicalisme colombien atteint des records mondiaux. En 2010, sur 90 assassinats de syndicalistes dans le monde, 49 ont eu lieu en Colombie [3]. La caravane a reçu des menaces : ses organisateurs ont du solliciter un accompagnement policier auprès de l’État. Et comme chaque jour, les responsables syndicaux se sont déplacés dans des 4X4 blindés, accompagnés de gardes du corps armés.
Les compagnies ordonnent l’évacuation forcée des sites
Depuis le début de la mobilisation, l’USO est fortement stigmatisée. Plusieurs notables régionaux n’hésitent pas à qualifier son action de « syndicalisme armé », et à la désigner explicitement comme une auxiliaire de la guérilla. La tactique n’est pas nouvelle en Colombie. Elle permet de délégitimer toute intervention syndicale et de rendre caduques les tentatives de concertation. Elle permet aussi d’indiquer ceux qui dérangent aux paramilitaires, ces milices d’extrême droite au lourd passé dans le Méta.
Le 21 octobre, s’achèvent les dernières négociations sans qu’aucun accord ne soit trouvé. Le 24 octobre, la grève est de nouveau déclarée. La multinationale refuse toujours toute rencontre avec l’USO, agitant l’accord passé début octobre avec l’UTEN. Elle a répondu par la violence au mouvement de grève en envoyant des forces policières spéciales. Le 26 octobre, Pacific Rubiales ordonne l’évacuation des sites d’exploitation et la sortie forcée de tous les travailleurs. Pour l’USO et la CUT, le combat n’est pas terminé. Les deux organisations veulent, en novembre, appeler à une grève nationale des travailleurs des sous-traitantes du charbon et du pétrole.
À son entrée en fonction en août 2010, le président Juan Manuel Santos a annoncé faire du secteur de l’extraction l’une des principales « locomotives du développement ». Mais une réforme des rentes pétrolière et minière adoptée en 2010 désavantage les gouvernements départementaux. Les populations locales bénéficient peu des apports de la rente, déjà limitée par la corruption et le clientélisme. Les sous-sols colombiens, très riches, continuent d’attirer de nombreuses multinationales. En 2009, 80 % de l’investissement direct étranger était destiné à l’extraction minière – charbon, or, nickel – ou pétrolière. Dans les années à venir, la pauvreté des populations locales risque de continuer à côtoyer des installations ultramodernes où le droit du travail est bafoué au quotidien.
Sara G. Mendeza
Photos : © Sara G. Mendeza