La secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a annoncé mi-octobre un futur projet de loi contre les violences envers les femmes. La loi devrait notamment sanctionner le harcèlement de rue. Se faire suivre, subir remarques et insultes dans l’espaces public : des formes de violence de genre parmi les plus quotidiennes. Et qui signalent le fait que la domination masculine perdure en plein cœur de l’espace public.
Pourtant, « le droit à la ville est un droit citoyen fondamental », relève Dominique Poggi, sociologue spécialisée sur les questions d’égalité femmes-hommes, et animatrice de dispositifs de marches exploratoires de femmes dans l’espace urbain. De quoi s’agit-il ? « Le droit à la ville est au centre de ce type d’actions », développe Dominique Poggi. La sociologue et consultante organise des arpentages urbains, pour les femmes, un peu partout en France depuis 2009. Ces actions sont menées à la demande de municipalités, ou plus récemment d’universités.
« L’accès à l’espace public est un problème collectif »
Les marches sont organisées dans des quartiers le plus souvent classés « politique de la ville », des quartiers populaires de périphérie. L’objectif est de repérer, avec les habitantes, les espaces perçus comme dangereux, les lieux et parcours évités, les difficultés d’accès aux transports… « Nous réalisons d’abord un travail de cartographie avec le groupe de femmes. Elles dessinent leurs trajets quotidiens et, avec des gommettes rouges, oranges, et vertes, classent les lieux : où elles se sentent à l’aise, où elles ne vont pas, les zones qui posent problème. C’est un moment de prise de conscience : ce n’est pas parce que je suis craintive que je ne passe pas par ici ou par là, mais parce qu’il s’agit d’un problème collectif. »
Le trajet de la marche est ensuite défini, avec des points à analyser plus précisément. « Puis nous marchons, avec un guide d’observation. Pour chaque quartier, il faut au moins deux marches, une de jour et une le soir. C’est important pour tous les problèmes d’éclairage, mais aussi à cause de la désertification des rues le soir, souligne la sociologue. Les marches sont là pour construire une expertise collective, faire un diagnostic et des propositions. »
Les marches sont toujours précédées et suivies de temps de discussion et de débat, et elles sont non-mixtes. « Tout groupe qui subit une oppression a besoin dans un premier temps d’un entre-soi. Par ailleurs, nous avançons plus vite ainsi. Les hommes, même bien intentionnés, n’ont pas la même expérience de l’espace public, alors ils tombent de l’armoire. À chaque fois, il faut tout réexpliquer. Ils peuvent venir lors de la restitution. Mais il faut bien dire qu’ils ne se bousculent pas au portillon. »
Avoir le point de vue des habitantes, lutter contre les violences, sortir plus dans la ville
Dominique Poggi a ainsi accompagné des marches dans deux quartiers de Rouen, en Normandie. « Nous avons un conseil local de prévention de la délinquance et de la tranquillité publique, explique Gaëlle Tanasescu, cheffe de service prévention de la délinquance à la Ville de Rouen. Dans ce cadre, nous avons mis en place un plan de prévention de la délinquance, avec un axe de tranquillité publique et un axe de prévention des violences faites aux femmes. Nous avons cherché des outils, et j’ai proposé au maire d’expérimenter la marche exploratoire. Nous en avons fait sur deux quartiers, et sur des trajets en transports publics à travers la ville. »
Le projet a démarré sur le quartier le plus pauvre de la ville. « Nous voulions mobiliser en particulier les femmes isolées, comme celle qui élèvent seules leurs enfants. Nous avons envisagé d’organiser aussi des marches sur d’autres secteurs de la ville, y compris dans le centre, ou d’autres quartiers résidentiels. Nous savons qu’il y a autant de violences envers les femmes dans les rues du centre. Mais de fait, à cet endroit il y a plus de femmes dans la rue que dans les quartiers. »
« Pour que cela fonctionne, il faut dès le début une mobilisation des habitantes. Car ces marches ont trois objectifs : récolter le point de vue des habitantes sur l’urbanisme et l’aménagement, réduire les violences et les contraintes dans l’occupation de l’espace public, favoriser l’"empowerment" » (l’autonomie et le pouvoir d’agir, ndlr), souligne Dominique Poggi. « Les femmes qui ont participé au projet sortent de chez elle beaucoup plus facilement, affirme Gaëlle Tanasescu au sujet de l’expérience rouennaise. Certes, elles ne vont pas forcément davantage au café du coin, mais elles n’en ont pas forcément envie non plus. Depuis ces quartiers, le centre ville est à 15 minutes. »
Restitution auprès des élus
Une fois les marches effectuées, les observations consignées, les groupes proposent des aménagements pour améliorer l’accès des femmes à l’espace public. À Rouen, le projet prévoyait un budget pour mettre en œuvre immédiatement des aménagements suite aux recommandations formulées : 20 000 à 30 000 euros, pour financer des actions légères. « Dans un second temps, l’aménagement d’un chemin, par exemple, pourra être fait dans le cadre du prochain plan d’urbanisme », précise Gaëlle Tanasescu.
« Il y a diagnostic, un rapport, puis on refait la marche avec les élus, et on restitue les observations tout en faisant des propositions. Les élus disent alors ce qu’il est possible de faire et à quelle échéance, ce qui n’est pas possible, et pourquoi. Sur tout ce qui a trait à l’éclairage et à la sécurité routière, les aménagements demandés sont assez facilement réalisés. Mais l’objectif n’est pas d’installer plus de caméras », précise Dominique Poggi. Parfois, les propositions vont plus loin. « À Gennevilliers, à la suite de marches exploratoires, il a été décidé en 2013 que toute réponse aux appels d’offres émis par la Ville devrait prendre en compte l’égalité femmes-hommes dans l’espace public ».
Des étudiantes harcelées jusqu’à l’entrée de leur résidence universitaire
A Paris, des marches exploratoires ont été réalisées dans les 20e, 14e, 18e, 19e et 13e arrondissements. A Bordeaux, l’université organise des marches sur le campus de Pessac, en périphérie de la ville, depuis le printemps dernier. « C’est un campus typique de l’urbanisme des années 1960 : décentré, vaste, avec des terrains vagues, qui a la réputation d’être difficile pour les femmes », explique Marion Paloetti, chargée de mission égalité femmes-hommes à l’université de Bordeaux.
« Le campus doit être rénové. Les différents chargés de mission des institutions universitaires présentes à Pessac ont demandé à ce que, dans le cadre de l’aménagement du campus, soient prises en compte les questions de genre. Nous avons fait cinq marches depuis mars, dont une de nuit, avec entre 15 et 20 personnes à chaque fois. Les étudiantes qui y participent sont très mobilisées. Celles qui ont le plus à dire sont celles qui vivent sur le campus. Car parfois, elles sont suivies jusqu’à l’entrée de leur résidence universitaire. »
Au-delà des questions de sécurité des trajets, les marches exploratoires de l’université de Bordeaux ont aussi abouti à une prise de conscience concernant les inégalités induites par les différents aménagements sportifs du campus. « Nous avons beaucoup de terrains de foot et de pala (pelote basque, ndlr), un sport du Sud-ouest très masculin, très pratiqué par les hommes. Une proposition est aussi ressortie des marches : avoir par exemple davantage de terrains de volley-ball, qui sont plus mixtes. »
« Il n’y a jamais de messages de prévention s’adressant aux hommes »
Changer les éclairages, aménager des chemins, aménager les espaces de loisirs de manière plus ouverte à la mixité, tout cela suffira-t-il à endiguer l’inégalité d’accès aux espaces publics ? À éviter les agressions et les insultes ? « J’ai organisé et participé à des marches de femmes de nuit à Rennes, il y a quelques années. Puis j’ai participé à de telles marches à Paris », témoigne Laure. Ces marches étaient sauvages, auto-organisées par des groupes féministes, la nuit. « Nous étions entre 80 et 100 femmes. C’était l’occasion de prises de parole, et pas seulement concernant l’espace public, mais aussi les violences. Nous étions en groupe, donc a priori en sécurité. Mais nous avons systématiquement été attaquées. A Rennes par exemple, trois mecs nous ont suivies tout le temps ; ils n’avaient pas peur. Ils nous insultaient. À Paris, des hommes nous ont foncé dessus en voiture. À chaque fois, c’était très dur. »
Que pense Laure des marches exploratoires organisées à l’initiative des municipalités ? « Les marches exploratoires participent d’une nouvelle volonté d’aménager la ville pour la sécurité des femmes, donc pourquoi pas. Mais je n’en vois pas trop les effets, pour l’instant. Je suis très étonnée de voir, à Paris, des panneaux d’information lumineux partout, avec des informations sur les heures de permanence des services de la mairie, sur les activités culturelles… Mais il n’y a jamais de messages de prévention s’adressant aux hommes, rappelant que suivre une femme dans la rue est une agression, que traiter une fille de "sale pute" si elle ne répond pas, c’est une agression aussi. Il y aurait beaucoup de messages à adresser aux agresseurs. Dans la rue, dans les transports en commun. Il faut que les hommes arrêtent de nous agresser. »
Rachel Knaebel
Photo : CC Edicions La Veu del País Valencià