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Les régions, futurs laboratoires de la transformation sociale ?

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par Rédaction

Face à la crise civique et sociale dans laquelle s’enfonce la France, la gauche a une responsabilité historique. L’enjeu : donner du « pouvoir d’agir » aux citoyens, recréer des leviers qui leur permettront d’avoir de nouveau prise sur l’action publique, et ainsi sur leur vie. Les régions peuvent être un espace où s’expérimentera ce pouvoir d’agir. Reste à savoir si les élus socialistes, écologistes et du Front de gauche en auront la volonté.

© Collectif Creajama

Vingt-quatre régions en tout sont désormais dirigées par les socialistes, les écologistes et le Front de gauche. Ce serait la plus grande victoire de la gauche depuis 1981, voire de « toute l’histoire de la cinquième République », répètent en boucle les médias. Cette victoire électorale ne signifie pas, pour l’instant, la victoire du changement. Surtout quand elle est obtenue dans l’indifférence d’un citoyen sur deux. Même si elle a reculé entre les deux tours, l’abstention demeure à l’un des niveaux les plus élevés jamais enregistrés. À part de rares parenthèses, l’abstention ne cesse d’augmenter depuis les années 1980, quels que soient les scrutins : elle a doublé pour les régionales [1], significativement progressé aux élections européennes [2], présidentielles (à l’exception du scrutin de 2007) [3], législatives [4] ou municipales. Cette crise civique se double d’une crise sociale.

Nous vivons dans une société qui, comme un grand accidenté, est « poly-fracturée ». Les fractures sociales sont connues, mais leur profondeur et leur nature sont encore mal comprises de la majeure partie des représentants politiques. Chômage, précarité, discrimination, déclassement, frustration, pression accrue au travail : partout, en France, les gens font face à des contraintes multiples et croissantes. Il devient de plus en plus difficile de ne pas perdre pied, socialement (surendettement, perte de logement, basculement dans la délinquance…) ou psychologiquement (recours massif aux anti-dépresseurs, tentatives de suicides). L’augmentation, depuis quelques années, des suicides au travail illustre les conséquences les plus dramatiques qu’un sentiment d’abandon, d’isolement et de résignation peut causer dans le monde du travail, y compris quand on dispose d’un revenu et d’un statut.

La victoire en déchantant ?

Cette abstention traduit un sentiment clair, largement partagé au sein des classes populaires : l’action publique et le système classique de représentation politique ne constituent plus, aux yeux d’un nombre croissant de personnes, des leviers concrets pour changer le vécu. Dans les zones rurales ou industrielles, dans les villes, les « périphéries » urbaines et les campagnes, de nombreux citoyens estiment que la représentation politique, même de gauche, n’est plus d’aucun secours.

Se tournent-t-ils alors vers d’autres formes d’engagement ? Si le taux de syndicalisation a enrayé sa baisse, il demeure trop faible. La représentation syndicale nationale et confédérale est elle aussi en crise. Les grandes journées d’action sont de moins en moins perçues par les salariés comme un levier efficace. Les luttes au sein des entreprises restent importantes et s’appuient, notamment, sur le syndicalisme de terrain. Mais les actions collectives – grèves, occupations d’usines ou séquestrations de patrons – menées notamment depuis un an ont souvent été obligées, dans les cas de fermeture de site, de se limiter à un seul objectif : faire payer le plus cher possible son "déclassement", son licenciement, à l’entreprise, ou le retarder de quelques courtes années sans garantie sur le long terme. Continental à Compiègne, Philips à Dreux ou Total à Dunkerque… Ces résistances souffrent d’une grande lacune : la faiblesse de relais plus solides qu’un simple mouvement de sympathie (important, mais insuffisant).

La forme associative, notamment dans de nombreux quartiers populaires, constitue un vecteur d’engagement concret et est souvent perçu comme tel. Cet engagement n’enraye cependant pas le sentiment que l’action publique ne constitue plus un levier pour transformer le cours des choses. Le terrible sentiment d’impuissance demeure prédominant.

La victoire électorale de la gauche est loin de répondre à cet état de fait. Des accords d’appareil ont permis l’union des forces de gauche, aux programmes hétérogènes. Des programmes où la « bonne gestion » tient souvent lieu de projet politique, des programmes faiblement porteurs d’une réelle ambition de transformation en prise avec les attentes et les besoins des citoyens. La victoire ayant avivé les appétits, déjà, au lendemain de l’élection, certains tentent de tirer profit des résultats pour imposer des orientations et opérer des recentrages. Si ces pratiques perdurent, elles auront des conséquences désastreuses.

Recréer du pouvoir d’agir

Sortir de cette impasse, éviter que la victoire soit suivie par des lendemains qui déchantent, fait peser une très lourde responsabilité, éthique et politique, sur la gauche et ses élus, quelles que soient leurs étiquettes. La question du projet est bien sûr fondamentale. Celui-ci ne doit pas être élaboré au sommet d’une tour d’ivoire qui, même plurielle, resterait déconnectée de nombreuses réalités et se priverait de multiples idées. Les régions peuvent-elles, à cet égard, constituer de véritables lieux d’expérimentation et de mise en œuvre d’alternatives concrètes en matière de justice sociale et environnementale ? Peuvent-elles offrir de nouveaux leviers à l’ensemble des citoyens ? L’enjeu serait d’en faire les laboratoires d’une transformation de la société, un espace où s’inventent d’autres façons de travailler, produire, consommer, se déplacer, échanger, pour construire des alternatives concrètes et contrer la logique dévastatrice du capitalisme financier.

Les pistes ne manquent pas : soutenir les pratiques agricoles qui émergent face à la désespérance du modèle productiviste. Conditionner les subventions régionales pour l’activité économique au respect de bonnes conditions de travail, au développement de l’emploi et de la formation professionnelle. Favoriser, s’agissant des budgets régionaux, des sources de financement non spéculatives. Scruter et soutenir les multiples innovations – non lucratives mais non moins riches – qui fleurissent dans le monde associatif ou au sein de l’économie (réellement) sociale. Appuyer les nouvelles visions de l’habitat écologique et solidaire qui, ici ou là, se font jour.... Si, dans ces domaines, la volonté d’agir est encore trop faiblement partagée, le potentiel de créativité est énorme.

Les régions pourraient devenir un véritable levier de changement si elles étaient capables de mutualiser ces expériences et d’agir de manière concertée pour faire face à ce qui limite leur action, tel les lobbys économiques. Elles ont l’avantage de constituer un espace intermédiaire, à la fois de proximité, capable d’agir vite et bien sur le quotidien, et assez vaste pour servir de test à grande échelle. Il pourrait être utile de l’exploiter. Cela suppose d’imaginer des dynamiques de renouvellement de la démocratie qui aillent au-delà du politiquement correct de l’appel au peuple. Cela signifie travailler à renforcer la légitimité de l’action collective, des mouvements sociaux, des mobilisations syndicales ou citoyennes. Mais aussi d’affronter le problème essentiel de la place des citoyens dans les processus décisionnels, c’est à dire d’imaginer les contenus et les moyens d’une "démocratie délibérative".

Pour cela, il faudrait surtout que les élus – et leurs administrations – soient à l’écoute et acceptent de partager une partie de leur pouvoir pour donner une large place à la parole et à l’action des citoyens. En seront-ils réellement capables ?

Julien Lusson, Agnès Rousseaux, Ivan du Roy, Eros Sana (co-animateurs de Basta!)

Notes

[1L’abstention était de 22,1% en 1986, 31,4% en 1992, 42,3% en 1998 (ces trois élections sont à un seul tour), 39,1% au 1er tour en 2004.

[239,3% en 1979, 59,4% en 2009.

[318,9% en 1981, 28,4% en 2002 (premiers tours)

[429,1% en 1981, 39,6% en 2007 (premiers tours).