Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » dite aussi« loi séparatisme » est discuté en séance à l’Assemblée nationale depuis la semaine dernière. Malgré les questions fondamentales qu’il pose, le texte est débattu en procédure accélérée, à l’instar de la la réforme des retraites fin 2019, du financement de l’université cet été, et la loi « Sécurité globale » cet automne. La loi « séparatisme » s’inscrit en miroir de la loi Sécurité globale, et concerne nos libertés fondamentales.
Dans une France meurtrie par la série d’attaques terroristes des dernières années, le texte a été présenté par le président de la République comme une réponse à la menace de l’islamisme radical. Le projet va en fait bien au-delà. « Alors que l’exposé des motifs évoque un entrisme communautariste essentiellement d’inspiration islamiste, le projet de loi n’en fait pas mention et vise finalement des catégories beaucoup plus larges : personnel des services publics, associations subventionnées, établissements d’enseignement privés, associations cultuelles… », a souligné Claire Hédon, Défenseure des droits, lors de son audition face à la commission spéciale de l’Assemblée nationale, le 6 janvier.
« Le renforcement des principes républicains passe uniquement par des mesures de caractère répressif, pointait la Défenseure des droits. Le texte ajoute des contraintes et sanctions supplémentaires comme si c’était suffisant pour faire vivre et renforcer nos principes républicains ». Près d’un quart des articles de la loi définissent des peines d’emprisonnement : « À l’instar de précédentes lois sur l’état d’urgence, il semble que la réponse apportée pour atteindre un objectif d’intérêt général, pour répondre à une demande sociale ou pour faire vivre des valeurs passe uniquement par de nouveaux interdits, de nouveaux contrôles, de nouvelles sanctions. L’action publique se replie alors dans la facilité apparente de la restriction des libertés. »
« Un texte qui risque de fragiliser les principes républicains au lieu de les conforter »
La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), a bien souligné dans son avis qu’elle « partage les objectifs du gouvernement de mieux lutter contre le fanatisme criminel et contre celles et ceux qui ont fait de la République leur ennemi ». Mais elle alerte aussi « les parlementaires sur un texte qui risque de fragiliser les principes républicains au lieu de les conforter ». Le texte modifie plusieurs des grandes lois qui encadrent des libertés fondamentales de la République : la loi de 1881 (liberté de la presse et d’expression), celle de 1882 sur l’enseignement, celle de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et celle de 1907 sur l’exercice public des cultes.
Sur l’enseignement par exemple, la loi supprime le droit d’instruction à domicile, sauf dans des cas très précis (santé, handicap, pratiques sportives ou artistiques intensives, itinérance de la famille…). Des parents qui ont opté pour l’enseignement à domicile se mobilisent contre cet article depuis plusieurs mois (Basta! a relayé leurs mobilisations ici et ici).
Les associations devront s’engager à la « sauvegarde de l’ordre public »
Une série de mesures concerne le champs associatif. L’article 10 prévoit l’obligation d’un « contrat d’engagement républicain pour les associations subventionnées et agréées », par lequel elles s’engagent à « respecter les principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public ». Problème : rien dans la loi ne précise ce que contiendra ce contrat. Que signifiera « sauvegarde de l’ordre public » ? Mystère. Ce sera défini par décret, plus tard. Une association devra t-elle s’engager à ne pas troubler l’ordre public par ses activités sous peine de perdre ses subventions ou son agrément ? Le pouvoir pourra-t-il considérer qu’une association viole ce contrat si elle appelle à se joindre à une manifestation ?
« Dans un contexte d’urgence et aussi de surdité des autorités aux revendications citoyennes, de plus en plus d’associations ou groupes militants ont recours à la désobéissance civile non violente qui n’a pas vocation à “sauvegarder l’ordre public“, alertent des membres de la Coalition des libertés associatives dans une tribune publiée fin janvier. Ces actions militantes n’en restent pas moins légitimes et parfois reconnues comme telles par les tribunaux au nom de la liberté d’expression comme en attestent les relaxes de décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron. »
La Fédération protestante de France fait aussi remarquer, dans son plaidoyer sur le projet de loi, que « cette formulation floue fait craindre que leurs contestations [de la part des associations] de certaines politiques publiques ne soient jugées par les décisionnaires comme s’opposant à l’attribution de concours financiers dès lors qu’elles mettent en cause l’ordre établi. Ce risque est plus avéré encore au regard de certaines formes d’engagement vite requalifiées en délits, notamment dans le domaine de l’exclusion et de l’accueil de l’étranger ». L’association d’aide aux étrangers La Cimade est, par exemple, historiquement proche du protestantisme et fait partie de la Fédération protestante de France. Apporter une aide à des personnes exilées a pu, ces dernières années, être considéré par un préfet ou un maire comme un trouble à l’ordre public, voire un délit. La loi pourrait représenter une nouvelle épée de Damoclès pesant sur les associations de solidarité.
– Des peines de prison ferme pour des militants solidaires des migrants
Pour la CNCDH, « la mise en place du “contrat d’engagement républicain” pour toute association bénéficiant ou souhaitant bénéficier de subventions de l’État ferait naître un climat généralisé de méfiance envers des associations qui pourtant ont un rôle fondamental pour faire vivre les valeurs de la République. » Par ailleurs, souligne aussi la commission consultative, une « charte des engagements réciproques » a déjà été signée, en 2014, entre l’État, les représentants des collectivités territoriales et le mouvement associatif.
« Nous refusons que des associations soient arbitrairement dissoutes sur des critères flous »
Un autre article étend les motifs de dissolution des associations sur décision administrative. Il permettra de le faire sur la base des agissements de certains des membres de l’association, « lorsque leurs dirigeants se sont abstenus de faire cesser de tels agissements, alors même qu’ils en avaient connaissance ». Il s’agit ici d’agissements graves, défini dans l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure : provocation à des manifestations armées, atteinte à l’intégrité du territoire national, terrorisme, provocation à la discrimination, à la haine, à la violence… Jusqu’ici, ces agissements pouvaient conduire à la dissolution s’ils venaient des associations ou groupements eux-mêmes en tant que tels. Pour la Défenseure des droits Claire Hédon, cet élargissement aux membres des associations est « excessif », car des « dirigeants d’associations, même de bonne foi, peuvent avoir des difficultés à identifier des agissement répréhensibles de leurs membres », d’autant que les associations ont souvent des moyens limités.
Le gouvernement n’a par ailleurs pas eu besoin de cette loi pour dissoudre par décret l’association Baraka City en octobre, accusée par les ministres de « provocation à la discrimination » et de « provocation au terrorisme » et, en décembre, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) [1]. La dissolution du CCIF a été contestée par les associations de défense des droits humains, comme Amnesty, qui a dénoncé une « menace pour les libertés » . La Ligue des droits de l’Homme a critiqué une « dissolution politique ».
Le nouveau texte ajoute aussi aux agissement passibles d’une dissolution par décret celui de provoquer « à des agissements violents à l’encontre des biens ». Cette notion d’agissements « à l’encontre des bien » pourrait-elle être interprétée de manière excessivement large ? Les actions d’associations comme Attac, les Amis de la terre ou Greenpeace de « fauchage » de chaises dans les banques, pour dénoncer l’évasion fiscale, de déversement de déchets électroniques devant le siège d’Amazon, ou de déploiement de banderoles dans une centrale nucléaire, entreront-elles dans ces critères ? Ces associations risquent-elles demain d’être menacées de dissolution pour ce type d’actions ?
« Au-delà de ces nouvelles dispositions, se pose aussi la question de leur application. Comment éviter que les entraves institutionnelles aux activités associatives, déjà nombreuses, souvent abusives et méconnaissant le droit, ne se multiplient à l’encontre d’acteurs qui interviennent – souvent de manière critique – dans le débat public ? se demandent la Coalition et l’Observatoire pour les libertés associatives. Nous refusons que des associations soient arbitrairement dissoutes ou privées de financement sur des critères flous et infondés avec des possibilités de recours amoindries. Nous refusons également la stigmatisation que ce projet de loi fait peser sur des personnes de confession musulmane, en raison de leur croyance ou origines supposées, en laissant croire que ce texte de loi répondrait à des enjeux de sécurité ou de "vivre-ensemble" », écrivent-ils.
« La garantie de la liberté de culte ne vas pas sans les conditions de son exercice »
En 2019, le gouvernement avait déjà lancé, via des « cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire » (Clir), des opérations de contrôle, sur des critères peu transparents, de lieux de culte musulmans, de lieux associatifs, de restaurants… soupçonnés de dérives islamistes radicalisées. Ces cellules réunissent autour du préfet différents services de l’État et publics (dont les Caisses d’allocations familiales) pour partager des informations. À défaut d’avoir suffisamment d’éléments pour lancer une procédure judiciaire, elles utilisent des moyens administratifs pour ordonner la fermeture de lieux, même très provisoirement [2].
La nouvelle loi discutée aujourd’hui entend donner aux préfets davantage de moyens « pour qu’ils puissent agir rapidement et efficacement lorsqu’un lieu de culte devient un lieu de diffusion de discours incitant à la haine et à la violence », selon la présentation qu’en a fait le gouvernement. Le texte vise aussi à « une plus grande transparence » des sources de financement des cultes « afin de lutter contre les influences étrangères ». La loi obligerait les associations cultuelles à déclarer leurs ressources venant de l’étranger au delà de 10 000 euros. Un autre article les contraint à se déclarer auprès du préfet, et à renouveler cette demande tous les cinq ans.
La loi concernera toutes les religions. Or, lors des auditions de la commission spéciale sur le projet, tous les représentants des cultes entendus ont émis de larges réserves, voire une ferme opposition. Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Mohammed Moussaoui, a demandé aux élus de ne pas se laisser « entraîner dans le piège de l’amalgame tendu par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans, piège que nous tendent les ennemis de la République ». Le président de la Conférence des évêques de France, Eric de Moulins-Beaufort, a estimé pour sa part que « le problème majeur est que ce projet de loi se présente essentiellement comme répressif », « avec le risque de donner au bout du compte l’impression, même si ce n’est pas l’intention de la loi, que les religions en général et les croyants en particulier sont dans notre pays des personnes qu’il faudrait particulièrement surveiller ».
Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, qui a pourtant exprimé son accord avec les termes généraux du projet, a mis en garde sur « un risque dégât collatéral » : « À vouloir encadrer des dérives potentielles, on arriverait à sanctionner des choses qui ont toujours bien fonctionner et qui sont le cœur même de la liberté d’exercice des cultes. » Le représentant de la Fédération protestante de France, François Clavairoly, a quant à lui pointé la multiplication des contrôles, « plus que de mesure », et souligné que « la garantie de la liberté de culte ne vas pas sans les conditions pratiques et juridiques de son exercice ». Or, comme l’a rappelé la Commission consultative des droits humains, la liberté de culte, tout comme la liberté associative, constitue, elle aussi, une liberté fondamentale.
Rachel Knaebel
– Des lois « confortant le respect des principes républicains » et porteuse de « sécurité globale », vraiment ?
– « Nous constatons un tour de vis sécuritaire très agressif » : les libertés associatives de plus en plus entravées
Photo : CC via flickr.