Brésil

« Lula aurait pu mieux faire »

Brésil

par Ivan du Roy

Le 1er octobre 2006 aura lieu le premier tour de l’élection présidentielle. Lula, le président sortant, candidat du Parti des travailleurs (PT) est archi favori. Quel bilan peut-on dresser de quatre années de gouvernement de gauche au Brésil ? Entretien avec le politologue Stéphane Monclaire.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Pour la première fois depuis la fin de la dictature, une personnalité marquée à gauche, ouvrier métallurgiste de surcroît, dirige le plus grand pays d’Amérique latine. Lula a été élu en 2002 avec 61% des voix. Crédité d’environ 45% des intentions de vote, il sera très probablement réélu, malgré les affaires de financements occultes qui ont frappé son parti en 2005 et les critiques sur sa politique économique. Stéphane Monclaire, politologue, maître de conférences à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et chercheur au Credal (Centre de recherches et d’études de l’Amérique latine) revient sur les quatre ans passés.

A la veille du premier tour, Lula est largement favori dans les sondages grâce au vote des classes populaires. Comment expliquez-vous cette apparente fidélité, malgré les critiques sur le manque d’ambition des politiques sociales ?

Les politiques sociales sont moins ambitieuses et moins vastes que ne l’espéraient les électeurs et nombre d’observateurs. Certains programmes ont cependant produit des effets notables. C’est le cas d’un programme qui s’appelle Bolsa familia qui est la fusion du programme Faim zéro - qui n’a pas très bien marché - et de programmes antérieurs lancés par Fernando Henrique Cardoso (président de 1995 à 2003). Depuis 2001, et pour la première fois depuis longtemps, les inégalités sociales, au sens de la redistribution des richesses, ont reculé. Cela tient à ce programme Bolsa familia dont les modalités sont les suivantes : les familles les plus nécessiteuses reçoivent une petite aide de l’Etat qui varie en fonction du nombre d’enfants mineurs à charge. En contrepartie, les parents doivent assurer les vaccinations élémentaires de leurs enfants et les envoyer l’école. Savoir s’ils y apprennent bien, c’est autre chose. L’arrivée de ces revenus supplémentaires a eu des effets positifs, particulièrement en zone rurale : cela limite l’exode rurale, fait circuler un peu d’argent au niveau local et permet d’entretenir quelques commerces. Cet effet boule de neige contribue au vote Lula. Les endroits où le programme Bolsa familia est le plus présent correspondent aux zones où les intentions de vote pour Lula sont les plus fortes.

Les affaires de financements occultes qui ont entaché en 2005 l’image du PT, le parti de Lula, n’ont donc pas altéré l’adhésion des classes populaires ?

Ces intentions de vote sont d’autant plus massives que cette population est sous-instruite par rapport à la moyenne du pays. Comme elle est sous-instruite, son intérêt pour la politique est plus faible - et c’est vrai au Brésil comme dans de nombreux pays. Suivre les démêlés particulièrement compliqués du feuilleton corruption s’avère difficile. A cela s’ajoute un sentiment qui n’est pas forcément un bonne chose pour l’esprit démocratique : « peut-être prennent-ils de l’argent dans les caisses, de toute façon ce sont tous des voleurs, mais au moins ils ont mis en oeuvre ce programme ». Reste que Bolsa familia a atteint le maximum de son potentiel de réduction des inégalités. Pour que ces inégalités continuent de baisser au même rythme, il faudra étendre ce programme pas seulement aux ménages les plus pauvres mais à beaucoup plus de familles, ce qui créera une instabilité budgétaire.

Qu’en est-il des classes moyennes ?

Les couches moyennes peuvent être redevables à Lula d’une monnaie forte, surévaluée, qui leur permet de voyager à l’étranger. Pour les couches moyennes et supérieures brésiliennes, il est toujours très chic de montrer que l’on voyage en Europe ou aux Etats-Unis. D’autre part, ces couches moyennes ne sont pas trop affectées par le chômage même si les jeunes d’aujourd’hui ont de plus en plus de mal à trouver du boulot. Il sont satisfaits par plusieurs années de croissance sans réaliser que celle-ci est inférieure à la moyenne régionale. Le vote Lula tient aussi au profil des autres candidats. Il n’y a pas de candidat particulièrement attractif. Geraldo Alckmin, le candidat de l’opposition (PSDB), est l’ancien gouverneur de l’Etat de Sao Paulo (le centre économique du pays) mais n’est pas une figure charismatique par rapport à Lula. Son parti était divisé sur l’opportunité de sa candidature et la presse a sorti des affaires de corruption qui ternissaient son image. Il a commencé sa campagne dans un climat de doute et de division politique interne et n’a jamais pu surmonter ce handicap. Une candidate de gauche radicale, Heloisa Helena (PSOL, ex-membre du PT) occupe un peu le positionnement de Lula il y a dix ans. Elle engrange un vote protestataire mais celui-ci s’effrite : son discours radical pourrait attirer les couches populaires si celles-ci n’avaient pas tendance à voter Lula. Un quatrième candidat, Cristovam Buarque (ex-membre du PT), ancien gouverneur de Brasilia et ancien ministre de l’Education de Lula, fait une campagne médiocre. Mais c’est celui qui tient le propos le plus lucide.

Quelles sont les relations entre le PT et la présidence ?

Si l’on s’en tient au discours de campagne de Lula, la fréquence du mot PT et ses dérivés a fortement décru par rapport à la campagne de 2002. Nous sommes passés d’un discours « pétiste » à un discours « luliste ». La campagne 2002 était déjà très centrée autour de ce personnage au parcours social extraordinaire qu’est Lula. Il a un capital personnel tellement fort qu’il n’aurait pas besoin de s’appuyer sur un parti qui à une image profondément ternie. De même, ceux qui l’accompagnent dans ses meetings sont plus souvent présentés comme des ministres que comme des cadres du parti. Dans la réalité, c’est différent. D’abord parce qu’il faut financer la campagne. C’est le PT qui s’en occupe. Il ne faut pas croire que le financement soit beaucoup plus propre que celui de 2002. Les élections brésiliennes sont plus chères que les élections nord-américaine ! Lula a aussi besoin du PT pour mobiliser les électeurs. Il ne peut pas démoraliser son propre parti et doit lui envoyer des signes. José Dirceu, ancien bras droit de Lula au gouvernement et poussé à la démission au moment des affaires de corruption, joue ainsi un rôle important, dans l’ombre. Et il n’y a pas que l’élection présidentielle. Ce sont également des élections générales : les gouverneurs de chaque Etat, l’ensemble des députés fédéraux, un tiers des sénateurs et les assemblées législatives de chaque Etat sont renouvelés. Cela fait beaucoup de postes mis en jeu. Pour gouverner, Lula se doit d’avoir un minimum d’élus au Congrès. Il ne peut donc pas trop lâcher le PT.

Sur quelles alliances reposera un nouveau gouvernement Lula ?

Il est très difficile de pronostiquer la future composition du Congrès. Au Sénat, le PT devrait se maintenir autour de 15% des sièges. A la chambre des députés, le PT détient actuellement 17% des sièges. Il pourrait en avoir moins. Tous les observateurs s’accordent pour dire que le vote PT va reculer dans les Etats « riches », ceux du sud-est (Sao Paulo, Rio Grande do Sul, Minas Gerais...). Au contraire, dans les Etats pauvres du Nordeste, le score du PT va augmenter. L’un et l’autre s’équilibreront-ils ? Même si le PT progresse, cela ne suffira pas pour gouverner. Il faudra donc conclure des alliances, sachant que ce système est en crise du fait de la corruption. Lula s’est tourné vers un grand parti de « centre mou » : le PMDB. Problème : lorsqu’on fait alliance avec ces gens là, on sait par avance qu’une partie d’entre eux vont en profiter pour s’enrichir personnellement, que ce ne sont pas des monstres de progressisme social, plutôt des opportunistes, et qu’ils ne fourmillent pas d’idée concernant le changement de politique économique qui est l’enjeu principal. Il y aura donc des problèmes.

C’est la politique économique qui concentre les critiques les plus virulentes. Pourquoi ?

Le Brésil se prive lui-même de marges budgétaires en décrétant des excédents primaires (consacrés au remboursement de la dette publique) que ne demandent pas nécessairement les marchés. Il se prive d’une marge budgétaire en pratiquant des taux d’intérêts particulièrement élevés et en ne lançant pas de réforme de l’Etat. Réformer l’Etat ne signifie pas uniquement limiter le nombre de fonctionnaires mais améliorer la productivité au sein de la machine étatique et en finir avec la gabegie qui peut atteindre une ampleur hallucinante. Si on cumule, par exemple, le nombre de voyages en avion des fonctionnaires fédéraux, on a de quoi faire plusieurs aller-retours de la Terre à la Lune ! Il y a là des milliards de reais à récupérer. De tels montants pourraient être injectés dans différents secteurs d’activité et dans des politiques sociales : servir à la fois à booster la croissance - ce qui assurerait des recettes fiscales supplémentaires - et à financer des programmes de long terme en matière d’éducation, de santé et d’aménagement du territoire. Le gouvernement Lula s’est enlisé dans une politique schizophrénique.

Cette « schizophrénie » économique peut-elle être dépassée ?

Le Brésil est très dépendant des flux externes. Il lui faut des rentrées de capitaux : des investissements étrangers directs, de l’argent spéculatif ou des exportations. Ces dernières connaissent un boom colossal mais pourraient être encore plus massives. Les routes sont dans un état lamentable et plusieurs ports ne sont pas aménagés pour les navires de grands tonnages. C’est autant de temps perdu à transporter les céréales, ce qui se traduit en perte de part de marché à l’exportation. Voilà des aménagements concrets qui demandent en amont une volonté politique et une marge budgétaire. Avec des taux bancaires plus bas, tout le monde serait gagnant. Les ménages pourraient emprunter plus facilement et les petites et moyennes entreprises se développer. Les grandes entreprises, elles, se financent à l’étranger. Vraiment le gouvernement aurait pu mieux faire.

Quel bilan peut-on dresser sur le plan international ?

La politique étrangère semblait offensive les deux premières années puis s’est recroquevillée sur des dossiers plus modestes. Le Brésil prétend à un siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l’Onu. Brasilia soutenait une quadruple candidature - Brésil, Inde, Allemagne, Japon - qui n’a pas été accepté par les Etats-Unis, la Chine (ne voulant pas du Japon), le Pakistan (ne voulant pas de l’Inde) et les pays africains (qui resterait sans représentant au conseil). Le Brésil s’est également mis en tête de s’occuper du Moyen Orient. En 2004, Brasilia a organisé le premier sommet des pays latino-américains et arabes. Washington a manifesté sa vive opposition à la tenue d’un tel sommet, qui s’est conclu par une motion soutenant fermement un Etat palestinien. L’Union européenne n’a pas apprécié non plus. Peur eux, le Moyen Orient est est la chasse gardée des Etats-Unis et de l’Europe.
En Amérique latine, Lula apparaît comme un modéré entre la vision « bolivarienne » d’un Chavez et le souverainisme d’un Evo Morales. Il joue un rôle de conciliateur aux yeux des chancelleries occidentales. Il existe des tensions avec Washington : Brasilia a refusé la zone de libre-échange des Amériques, lui privilégiant le Mercosur, et soutient Chavez face à la volonté des Etats-Unis de l’isoler. La Maison Blanche laisse cependant le Brésil enrichir son uranium, au contraire de ce qui se passe pour l’Iran. Sur le dossier OMC : le G20 (les grandes économies émergentes du Sud) est plus proche de Washington que des positions européennes, en particulier françaises, sur la question des subventions agricole. C’est un enjeu économique colossal : le Brésil entend bien devenir la ferme du monde et pourrait y parvenir.

Recueilli par Ivan du Roy