En l’espace de quelques jours, Yasmine Bouagga est devenue un symbole pour les écologistes lyonnais. Un symbole de victoire, notamment, puisque la sienne est d’ores et déjà acquise : à la tête de la seule liste se présentant dans le premier arrondissement de Lyon pour le second tour des élections municipales, Yasmine Bouagga est donc assurée d’en devenir la prochaine maire, sous l’étiquette EELV. Une victoire lourde de sens, dans ce quartier historiquement acquis à la gauche, nourri de traditions contestataires et d’imaginaires alternatifs. C’est ici, au cœur de ces célèbres pentes aux couleurs pastel, que sont nées les premières coopératives au 19e siècle, que s’est activée la résistance pendant la seconde guerre mondiale et qu’ont prospéré diverses expériences post-soixante-huitardes.
Principale figure de l’opposition de gauche à Gérard Collomb depuis des années [1], Nathalie Perrin-Gilbert dirigeait ce premier arrondissement depuis 2001. Soutenue par la France insoumise à l’occasion de ces municipales, elle s’est trouvée cette fois distancée de 350 voix par la liste écologiste, alors portée par Sylvain Godinot. À la faveur d’une fusion négociée pendant cet entre-deux tours prolongé, ces deux listes – les deux seules au-dessus des 10 % fatidiques – ne font désormais plus qu’une. Yasmine Bouagga a hérité de la tête de liste car le candidat Sylvain Godinot a entretemps accepté le poste d’adjoint à l’Hôtel de Ville que lui propose Grégory Doucet, le candidat d’EELV à la mairie centrale.
« On a parfois l’impression qu’on vit la campagne de Barack Obama… »
Ce dernier a déjà présenté une partie de son futur exécutif : en tête au premier tour avec 11 points d’avance sur son adversaire principal – le candidat LR Etienne Blanc – et donné grand favori du second, le probable nouveau maire de Lyon s’est fendu d’une première répartition des responsabilités – Nathalie Perrin-Gilbert héritant de son côté du poste d’adjointe à la culture. « Honnêtement, je ne vois pas comment on peut perdre la ville de Lyon », justifie sans ambages l’un des directeurs de la campagne. Au QG, la confiance a semble-t-il grandi au rythme de l’effervescence, chaque jour plus intense. Quitte à se laisser gagner un peu trop facilement par l’euphorie ? « On a parfois l’impression qu’on vit la campagne de Barack Obama… », regrette une candidate qui se veut plus prudente.
C’est qu’à Lyon, les enjeux sont peut-être un peu plus gros qu’ailleurs, pour EELV. La ville restait le fief d’un baron socialiste tout-puissant – dont les écologistes furent longtemps un allié important dans cette version locale de « gauche plurielle » pendant les années 2000 – rallié précocement à la macronie. Gérard Collomb assiste désormais à son propre effondrement. La ville illustre le basculement politique à l’œuvre à l’occasion de ces municipales, un peu partout sur le territoire. Particularité française, Lyon voit ses électeurs voter deux fois : un bulletin pour élire son nouveau maire, un autre pour désigner le président de la Métropole.
La chute d’un baron socialiste devenu vassal macroniste
Gérard Collomb s’y était construit un trône en or massif : la Métropole concentre un champ extrêmement large de compétences qui réduit de facto le maire de Lyon à un pouvoir d’abord honorifique. Ironie de l’histoire, cette toute première élection au suffrage universel direct était censée célébrer son ultime sacre dans la capitale des Gaules, où il a occupé les principaux mandats d’élus – député, sénateur, maire, maire d’arrondissement – depuis 40 ans. Les écologistes sont bel et bien en mesure de remporter les deux élections : en plus de Grégory Doucet à l’Hôtel de Ville, Bruno Bernard (EELV) pourrait ainsi prendre les rênes du Grand Lyon, même si sa victoire s’annonce beaucoup moins évidente, dans une triangulaire au verdict très incertain.
À l’inverse de Paris et Marseille, Lyon serait ainsi la seule à véritablement tomber dans l’escarcelle du parti écologiste. Si les trois plus grandes villes françaises pourront, légitimement, se revendiquer écologistes en cas de victoire le 28 juin au soir, seule la cité lyonnaise brandira effectivement la bannière d’EELV au sommet de son hôtel de ville. A Paris et Marseille, la nature du programme défendu et la présence de nombreux écologistes dans les exécutifs à venir – la possible future maire de Marseille, Michèle Rubirola, est elle-même une ancienne adhérente d’EELV, pendant près de 10 ans (lire notre reportage) – en feront aussi des victoires écologistes. Mais pas du parti en tant que tel, qui avait choisi de se lancer seul, et désormais relégué derrière la primauté d’une démarche ouverte et « citoyenne » à Marseille et des alliances issues de la « gauche plurielle » à Paris.
Une dynamique collective à l’œuvre
Derrière le cas lyonnais se cache donc un enjeu crucial dans l’affirmation de la stratégie du parti et de son leader : paradoxalement, Lyon constitue l’une des toutes dernières bouées de sauvetage pour la logique « autonomiste » défendue par Yannick Jadot et une frange du parti. Cette stratégie ne s’est pas révélée très concluante à Paris ni à Marseille, pas plus qu’à Nantes ou à Rennes, où les listes EELV, parties seules et sans alliance, ont échoué à devenir les premières forces de gauche. À Lyon, l’union des gauches ne s’est ainsi construite qu’en vue du deuxième tour, à l’inverse de villes comme Toulouse, Besançon, Tours ou Grenoble, pionnière en la matière : dans toutes ces villes, les listes de rassemblement montées dès le premier tour sont en bonne position pour l’emporter au second.
En attendant, une chose est sûre : Yasmine Bouagga s’installera bien place Sathonay, dans son nouveau bureau de maire du 1er arrondissement. Ce scénario n’était pas tout à fait envisagé, à l’origine : « C’est la toute première fois que je me présente à un mandat électif, je ne voulais pas être tête de liste », admet-elle. Les militants du 1er arrondissement en ont pourtant décidé autrement, à la suite d’une « élection sans candidat » inspirée des méthodes de la sociocratie, la désignant pour former le binôme de la campagne. « Il y a sûrement eu aussi une part de ce complexe de légitimité que ressentent beaucoup de femmes, en politique. Pour moi, ça n’allait pas du tout de soi. Au fur et à mesure, j’ai été rassurée par la dynamique collective. Et puis à un moment donné, si on ne se satisfait pas du manque de femmes ou de diversité en politique, eh bien, il faut y aller soi-même ! » raconte celle qui veut d’abord se définir comme une « déléguée » chargée de coordonner l’équipe municipale, ayant toute confiance en « l’intelligence collective ».
La voici propulsée maire, au prix d’un sacré changement de décors. Tant pis pour ses cours sur les politiques d’asile qu’elle se réjouissait de donner, à compter de la rentrée, à la prestigieuse New York University qui en avait fait l’une de ses « professeurs invitées ». À 37 ans, cette chercheuse réputée du CNRS, spécialisée dans la sociologie et l’anthropologie de la justice, des institutions pénales et des politiques migratoires, auteure notamment d’une enquête remarquée sur la « Jungle de Calais » en 2017, entame donc un virage à 180 degrés.
« Oui, on peut faire une ville plus belle sans en expulser les plus pauvres »
Une façon de revoir ses priorités, qu’elle assume bien volontiers : « Les mandats politiques ont quelque chose d’ingrat aujourd’hui, c’est sûr que c’est moins glamour qu’une conférence à New-York… Mais cette prise sur le réel est essentielle, c’est aussi par là que ça passe, en allant expliquer sur le terrain que ’’non, il n’y aura pas moins de pollution si on construit une nouvelle rocade’’ ou ’’oui, on peut faire une ville plus belle, plus végétalisée, tout en défendant sa mixité sociale, sans en expulser les plus pauvres et en luttant contre la gentrification’’. »
De cette campagne, elle dit avoir éprouvé beaucoup de « satisfaction intellectuelle », à écouter les craintes des citoyens autant qu’à argumenter sur les bienfaits de la piétonisation ou de l’encadrement des loyers. « J’ai toujours cherché, à travers mes travaux de recherche, à comprendre les rapports entre les pouvoirs publics, à faire la part des choses entre idéologie et réalité. Cette expérience est l’occasion de comprendre encore plus directement comment les choses fonctionnent, de l’intérieur » analyse, enthousiaste, Yasmine Bouagga.
C’est l’autre grand symbole qu’elle incarne : celui d’un renouvellement en profondeur du personnel politique à la tête des institutions lyonnaises. Comme Yasmine Bouagga, Fanny Dubot, 31 ans, et Camille Augey, 29 ans, pourraient bien devenir maires d’arrondissement, après avoir fini en tête respectivement dans les 7e et 9e arrondissement. Une nouvelle garde féminine, jeune et convaincue, qui vient terrasser Gérard Collomb jusque sur ses propres terres. Élu sans discontinuer depuis 25 ans dans son fief du 9e arrondissement, il a dû cette fois se résoudre à voir une novice de la politique, entrepreneuse dans le vin végétalien, l’emporter avec 8% d’avance. Un véritable camouflet.
À Lyon ou ailleurs, les candidats de droite font campagne contre « l’ultra-gauche »
Plus que jamais, le roi est en passe d’être déchu. Avec l’énergie du désespoir, l’ancien ministre de l’Intérieur tente encore de surfer, dans la toute dernière ligne droite, sur cette nouvelle vague prête à l’avaler entièrement. En campagne sur le marché des quais du Rhône jeudi 11 juin au soir, Gérard Collomb raconte ainsi à qui veut l’entendre qu’il est, lui aussi, un grand « défenseur du climat » – qu’il a même participé à la toute première conférence de Rio, en 1992... Ce qui ne l’a pas empêché de tenter un dernier coup de poker en s’alliant avec la droite pour le second tour, dans une même configuration de type coalition « anti-écolo » qui a vu les formations LREM et LR s’unir à Bordeaux ou Strasbourg. Son explication ? « Les écologistes ne soutiennent pas les entreprises, ils sont contre l’innovation » dénonce-t-il en insistant sur la grande crise économique à venir. À Lyon comme ailleurs, à Marseille ou à Metz, les candidats de droite font campagne sans détours contre « l’ultra-gauche ». Le « péril rouge » est définitivement devenu vert, mais le maquillage des vieilles caricatures d’antan ne semble plus faire effet.
Difficile, pourtant, de reprocher aux Verts lyonnais une campagne « radicale ». Le mot « gauche » y est ainsi soigneusement évité, comme le reconnaît Bruno Bernard, tête de liste pour le Grand Lyon : « À gauche, mon cœur y a toujours été mais ce n’est plus mon vocabulaire ! Ce qui m’intéresse, c’est de convaincre les gens d’aller vers l’écologie, pas de savoir s’ils sont de gauche ou de droite. Aujourd’hui, il faut affirmer que l’écologie est centrale, à la fois dans le projet et dans ce qu’il faut faire, mais aussi électoralement ! »
Une approche qui se décline directement dans le programme, où l’on retrouve les grands totems écologistes. Ses grandes priorités pour la Métropole ? « Permettre à tout le monde de mieux se déplacer – les transports en commun, le vélo, la marche à pied –, favoriser l’économie de proximité permettant une résilience de notre territoire, développer une métropole plus respirable, plus végétalisée. » La réduction des inégalités territoriales et la justice sociale ne sont citées qu’en quatrième et cinquième position. Le RSA jeune, avancé comme l’une des mesures sociales fortes, ne reste présenté que comme une « expérimentation », sans que le montant ou le périmètre du public destinataire (« les jeunes sans ressource ») ne soient encore bien définis.
Une alliance fragile pour le futur
Une stratégie politique qu’il faudrait lire à l’aune de la sociologie électorale lyonnaise, plutôt considérée au centre-droit et peu encline aux marqueurs trop à gauche. Si elle s’annonce gage de victoire, dimanche, qu’en sera-t-il de la suite ? À terme, les atermoiements sur la réelle identité politique de cette nouvelle majorité pourrait fragiliser cette alliance conclue pour le second tour avec les listes « Lyon en Commun » de Nathalie Perrin-Gilbert (soutenue par la FI) et « la Gauche Unie » de Renaud Payre (soutenue par le PS, le PC, Génération.s ou Place publique). Une alliance à marche forcée, déjà fragile par essence, tant ces deux personnalités se détestent cordialement – elles n’ont d’ailleurs pas raté l’occasion de le rappeler publiquement pendant une campagne électorale jugée particulièrement agressive entre ces deux camps.
Or l’arrivée aux responsabilités risque fort de nécessiter une certaine solidarité politique, face aux premières secousses qui pourraient arriver très vite. La majeure partie des réseaux économiques lyonnais et des cercles de notabilité sont restés proches de Gérard Collomb. La transition avec l’ordre établi s’annonce donc semée d’embûches. Avec plus de 7000 employés à la mairie et 9000 à la Métropole, les paquebots municipaux et métropolitains pourraient bien se révéler difficile à manœuvrer.
Encore faut-il confirmer l’élan d’ici là. « L’arrondissement, c’est bien, mais sans la municipalité et la Métropole, ce n’est rien » résume ainsi Yasmine Bouagga. Les chiffres parlent pour elle : avec 350 000 euros de budget annuel (pour 30 000 habitants dans l’arrondissement), ses moyens restent très limités au regard des 800 millions de budget de la mairie de Lyon et des presque 3 milliards de celui de la Métropole. Yasmine Bouagga le sait mieux que quiconque : une fois élue, les symboles ne suffiront plus. C’est du côté de la Métropole que se jouera en partie la réussite du mandat et que s’engagera, concrètement, le combat pour la transformation de la deuxième ville de France. La vitrine est bel et bien prête à se voir repeinte en vert, dimanche soir. Derrière, le plus dur reste à venir.
Barnabé Binctin
Photo : L’ôtel de ville de Lyon / CC Marc Luczak
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