Santé privée

Malaise chez le personnel soignant des cliniques Vivalto : « Ils s’agrandissent mais n’ont pas d’argent pour nous »

Santé privée

par Solenne Durox

L’un des principaux groupes de cliniques privées en France a doublé son chiffre d’affaires. Les soignantes et soignants subissent cette course à la rentabilité, sans profiter de la réussite économique de l’entreprise.

Natacha* [1] est aux petits soins des patients du centre hospitalier privé de Saint-Grégoire, en Ille-et-Vilaine. Mais plus pour longtemps. Il y a quelques jours, cette aide-soignante a envoyé sa lettre de démission à la direction de cette clinique appartenant au groupe Vivalto santé. « Pas de gaieté de cœur, mais je n’en peux plus d’être là », explique la Bretonne qui exerce au sein de la clinique depuis 2013. Natacha estime qu’elle a beaucoup donné et reçu trop peu en échange.

Aucune écoute, aucune considération. Et un maigre salaire. Après 20 ans d’expérience, elle touche seulement 1700 euros net par mois. « Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, on est moins bien payé dans le secteur de la santé dans le privé que dans le public. Alors, quand j’ai appris qu’on n’aurait aucune prime de participation versée par l’entreprise cette année, j’ai complètement vrillé ! » Natacha ne veut plus être « un pion qu’on balade de service en service au gré des réorganisations, qu’on appelle au dernier moment pour venir travailler sur les jours de repos ».

À force de tirer sur la corde, elle craque. Il y a eu toutes ces fois où elle s’est cachée derrière une porte pour pleurer. Et puis un jour, en début d’année, alors qu’elle était en route pour prendre son poste, elle s’est arrêtée sur le bord de la route en voiture. « Je ne pouvais plus. J’ai fait demi-tour. J’avais des douleurs partout comme si mon corps me disait stop. » Résultat : sept semaines d’arrêt maladie.

« Pas d’argent pour nous »

À l’instar d’une majorité de ses collègues, Natacha ne comprend pas pourquoi Vivalto Santé ne fait pas profiter les soignants de sa croissance exceptionnelle. Troisième groupe d’hospitalisation privée en France avec 10 400 salariés, l’entreprise vient d’annoncer il y a quelques mois un fort développement en Europe avec l’acquisition de groupes suisses, portugais et espagnols. Vivalto passe ainsi de 50 à 91 établissements gérés.

Une soignante en blouse bleue porte sur son dos une affiche "soignats epuisés et sous-payés!"
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En un an, son chiffre d’affaires a doublé, bondissant de 1,1 à 2, 2 milliards d’euros. « Ils n’arrêtent pas de s’agrandir, mais bizarrement ils n’ont pas d’argent pour nous », fulmine Natacha. L’aide-soignante compte aujourd’hui se reconvertir. « Il n’y a pas si longtemps, une collègue, mère de famille isolée, est venue me voir en pleurs, car elle était obligée d’aller aux Restos du cœur », déplore Fabienne Le Buhan, déléguée CGT au sein de l’établissement.

Rien qu’au mois de mars, le centre hospitalier privé Saint-Grégoire a enregistré douze démissions. Une hémorragie à laquelle Fabienne Le Buhan assiste impuissante. La responsable syndicale dénonce des conditions de travail de plus en plus mauvaises et un dialogue social dégradé.

Ce qui a conduit le personnel de plusieurs cliniques à se mettre en grève ou à débrayer le 6 mars dernier, notamment à Dinan, Saint-Malo, Rouen et Saint-Martin-de-Boulogne. Interrogé sur ce contexte social tendu, le service de communication de Vivalto santé répond que « des dialogues sociaux entre les membres de la direction et les représentants du personnel au niveau local ont permis d’y mettre un terme à chaque fois ».

Une version que ne partagent pas vraiment les syndicats. « À peine avait-on déposé la liste des grévistes, qu’ils ont procédé à des réquisitions avec l’envoi de gendarmes dans certains cas, se souvient Grégory Boyaval, secrétaire du comité social et économique pour la CGT au sein de la clinique Côte-d’Opale (dans le Pas-de-Calais), rachetée en 2021 par Vivalto. Au bout de 20 jours de grève, nous n’avons obtenu qu’une promesse d’achat de matériel, et du mépris », ajoute-t-il.

Les mois précédents, d’autres établissements ont également été secoués par des mouvements sociaux, comme à la clinique de la baie de Morlaix, où le précédent piquet de grève remontait à… 15 ans. Tous les représentants syndicaux interrogés dans le cadre de cette enquête s’accordent à dire que la situation dans leurs établissements respectifs s’est peu à peu dégradée après le rachat par Vivalto.

Une croissance grâce à l’argent public

L’histoire du groupe débute en 2009 lorsque Daniel Caille et des médecins achètent trois cliniques bretonnes. Ce pionnier dans le secteur de la santé à but lucratif avait déjà fondé en 1987 la Générale de Santé (devenue Ramsay santé, l’un des leaders européens de l’hospitalisation privée).

Il a aussi fait partie de la direction de Véolia et de la Poste. L’entrepreneur, qui fait aujourd’hui partie des 500 plus grandes fortunes de France (avec une fortune estimée à 500 millions d’euros par Challenge) clame dès qu’il le peut la différence de son bébé Vivalto d’avec les autres entreprises de santé privée. Il met notamment en avant le fait d’être devenu en 2021 le premier groupe de santé à intégrer dans ses statuts la qualité d’« entreprise à mission ».

Ce statut créé par la loi Pacte de 2019 permet aux entreprises d’affirmer publiquement une raison d’être et des objectifs sociaux et environnementaux qu’elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. Le groupe Vivalto a choisi comme raison d’être d’« accompagner les patients tout au long de leur parcours de soins et de leur vie », ce qui peut semble aller de soi pour une entreprise de la santé.

Il s’est aussi engagé à respecter six engagements parmi lesquels « favoriser l’inclusion professionnelle » ; « œuvrer à la croissance, la performance durable et la pérennité de l’entreprise » ; ou encore « maîtriser son empreinte environnementale ». Un sondage interne dédié à la définition de ces objectifs a été diffusé auprès de tous les salariés au printemps 2022.

Par la suite, des plans d’action auraient été élaborés dans certains établissements. Ceci n’a pas convaincu les soignants de rester. « Plus de la moitié des infirmiers au bloc opératoire sont partis en deux ans. La direction ne fait aucun effort pour retenir les gens », déplore Martine Garéneaux, déléguée CGT à la clinique Côte-d’Opale. Selon elle, le manque d’effectifs ne serait pas subi, mais organisé : « Plusieurs soignants nous ont dit avoir déposé des CV, mais ils n’ont jamais été rappelés. »

Des médecins de la clinique se sont même fendus récemment d’un courrier pour dénoncer la situation au groupe Vivalto, qui ne leur a jamais répondu, selon la syndicaliste. Au centre hospitalier Saint-Grégoire, les dernières augmentations de salaire remontent à 2019, et elles n’étaient que de 1,5 %. « Lors des dernières négociations annuelles obligatoires, on nous a proposé la reconduction d’une journée festive ! C’est honteux », s’étrangle Fabienne Le Buhan, déléguée CGT. Interrogé sur les mesures de valorisation salariale, Vivalto botte en touche et évoque la création d’un plan d’épargne de groupe et d’un dispositif d’actionnariat ouvert au personnel depuis 2018.

Restauration au rabais

Pour ce qui est des salaires, à l’instar des autres acteurs de l’hospitalisation privée, Vivalto compte surtout sur la générosité du gouvernement. « Quand on aborde la question des augmentations en réunion de comité de groupe chez Vivalto, c’est toujours la même musique. La direction dit qu’elle ne peut pas, sauf à avoir une enveloppe de l’État », indique Fabienne Le Buhan. Chaque accord négocié avec les syndicats au niveau national est toujours conditionné au versement de fonds publics.

Vivalto limite ainsi les dépenses de personnel, qui représentent plus de la moitié du budget d’un établissement de santé. Au risque de mettre la sécurité des patients en danger ? « Un jour, je me suis retrouvé à gérer trois services en même temps, dont les soins intensifs. Un patient qui y était sous surveillance a fait un malaise cardiaque alors que j’étais ailleurs. Il serait décédé si une femme de ménage n’était pas passée à ce moment-là », raconte un infirmier, Stéphane*, qui a fait un burn-out trois semaines après cet événement.

La recherche d’économies passe aussi par l’externalisation de certains services non médicaux comme la restauration ou le nettoyage. Immédiatement après le rachat de la clinique côte d’Opale, Vivalto s’est empressé de transférer ses contrats d’agents de service hospitalier (chargé notamment de l’entretien et de l’hygiène) à un prestataire extérieur, Elior Services qui a réduit le nombre d’agents et la qualité de la nourriture.

Quatre femmes en blouse blanches portent sur leur dos le messages "réduction des effetifs", "patients en danger", "personnel en colère"
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« Avant, c’était bon. Maintenant, tout est compté jusqu’au carré de beurre. Pour manger mieux, il faut payer un supplément », détaille Martine Garéneaux, déléguée CGT à la clinique Côte-d’Opale. Dans le secteur de l’hospitalisation privée, la rentabilité rime avec productivité et développement accéléré de l’ambulatoire qui va de pair « avec une intensification du travail », selon Laura Allès, chercheuse au Centre d’économie de l’université Paris-Nord et autrice d’une étude sur les transformations du capitalisme hospitalier français.

Un patient serait décédé si une femme de ménage n’était pas passée à ce moment

Grossir ou mourir. Comme ses principaux concurrents, les groupes d’hospitalisation privée à but lucratif Ramsay santé et Elsan, Vivalto santé multiplie les opérations de rachat d’établissements ou d’entreprises. Si bien qu’on assiste dans le secteur de la santé privée, selon Laura Allès, à un « mouvement de concentration effréné ».

Afin de financer son incroyable développement, Vivalto santé a pris l’habitude de vendre les murs de ses établissements à des gestionnaires d’actifs immobiliers qui investissent pour le compte de fonds de pension, compagnies d’assurance, banques, fonds souverains…

Grâce à ces opérations de  « sale and easeback », par lesquelles le propriétaire vend le bien immobilier pour le louer ensuite à l’acheteur, il récupère des centaines de millions d’euros de liquidité. Les cliniques, elles, doivent ensuite verser de généreux loyers aux sociétés d’investissement, qui apprécient particulièrement l’immobilier de santé pourvoyeur de revenus stables et rentables sur le long terme. Selon Laura Allès, la financiarisation des cliniques privées à but lucratif s’exprime aujourd’hui « par l’intervention des fonds d’investissement dans le capital des groupes et aussi dans des sociétés foncières qui pilotent les opérations d’acquisition et de restructuration ».

Vivalto santé a aussi, au gré de son développement, ouvert son capital. Le groupe est aujourd’hui contrôlé par la holding Vivalto Partners, détenue notamment par MACSF, Arkéa Capital, BNP Paribas Développement, le Groupe Crédit agricole, Bpifrance, les fonds d’investissement Hayfin, IK Partners et Mubadala. Ce dernier appartient au gouvernement d’Abu Dhabi.

La délivrance du soin devient ainsi un objet de valorisation financière. Selon Laura Allès, le secteur de l’hospitalisation privée à but lucratif, qui représente plus de 30% de l’offre en France est aujourd’hui sous influence des fonds qui « modifient la stratégie et l’organisation des groupes pour retirer de la revente de leurs parts une plus-value aussi importante que possible, au bénéfice des actionnaires ».

En 2021, tout en restant président du groupe, Daniel Caille a confié la direction générale à Emmanuel Prin et Emmanuel de Geuser. Ce dernier, avant de rejoindre le secteur de la santé privée, a travaillé durant six ans à la direction d’Altadis Seita, industriel du tabac.

Il est par ailleurs administrateur pour le groupe de spiritueux Rémy Cointreau. Dans une tribune parue dans L’Opinion en décembre 2022, il prenait acte de la pénurie de soignants tout en insistant sur le fait que leur « redonner l’envie d’avoir envie n’est pas si simple ».

À aucun moment, il n’évoque l’idée d’augmenter les salaires pour améliorer l’attractivité des métiers du soin. Pour bâtir la santé de demain, il évoque plutôt les « partenariats public-privé pouvant conduire jusqu’à la gestion privée des hôpitaux publics ». De quoi soumettre encore plus le système de soins français à la loi du marché.

Solenne Durox

Photo : A Paris, en juillet 2022/©Serge D’iganzio.

Suivi

Mise à jour du 7 juin 2023 : Une première formulation de cet article indiquait que le fonds d’investissement Hayfin appartiendrait au gouvernement d’Abu Dhabi, ce qui est faux.

Notes

[1Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés à la demande des personnes.