Bilan du quinquennat

Au Sahel, la guerre perdue d’Emmanuel Macron, faute d’avoir pris en compte les enjeux démocratiques

Bilan du quinquennat

par Rémi Carayol

La guerre en Ukraine a éclipsé plusieurs autres conflits, dont celui au Sahel. Emmanuel Macron a annoncé le 17 février le retrait des troupes française après neuf ans d’opérations et un bilan bien maigre.

Quel bilan du quinquennat ?
Quel est le véritable bilan d’Emmanuel Macron sur les problèmes que soulève régulièrement basta! ? Pour aller au-delà de la com’, pendant toute la campagne électorale, basta! dresse pour vous des bilans du quinquennat sur une série de sujets très concrets.

Quand il arrive à l’Élysée, le 14 mai 2017, Emmanuel Macron est un « bleu » en matière militaire. Et il ne connaît pas grand-chose à l’Afrique. Il ne s’y est pas attardé durant la campagne. Son programme n’abordait pas vraiment ces deux questions, hormis la promesse floue d’« augmenter les moyens de nos armées » et celle, banale, de « défendre une nouvelle politique en Afrique où la paix et l’esprit d’entreprise construiront le siècle qui commence ». Pas un mot en revanche sur l’opération militaire Barkhane, que lui laisse en héritage François Hollande.

Ce dernier s’était façonné une stature de « chef de guerre » après avoir lancé deux opérations d’envergure sur le continent africain - Serval en janvier 2013 au Mali (devenue Barkhane en juillet 2014) et Sangaris en décembre 2013 en Centrafrique - et une autre en Irak et en Syrie, Chammal, en septembre 2014. Quand Macron lui succède, la France a retiré ses troupes de la Centrafrique, mais elle poursuit ses opérations au Sahel et au Levant – l’opération Chamma entrant dans le cadre de la coalition internationale contre l’État islamique.

Très vite, le nouveau président Macron semble vouloir revêtir le même costume que son prédécesseur. Cinq jours après sa prise de fonction, il se rend donc à Gao, au nord du Mali, où se trouve le principal camp de la force Barkhane. Le message est clair : lui aussi sera un chef de guerre attentif à « ses » hommes. « Dès mon installation, lance-t-il aux militaires, j’ai voulu donner le premier rang aux armées française ».

« Des faucons formés à l’école de la crise irakienne »

Dans les cabinets de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et de sa ministre des Armées, Florence Parly, c’est une vision néoconservatrice qui prédomine. « Ce sont des faucons formés à l’école de la crise irakienne qui croient sincèrement à la lutte contre le terrorisme. C’est de la pure idéologie », dit une chercheuse spécialisée sur le Sahel et les questions militaires ayant requis l’anonymat pour ne pas mettre dans l’embarras certaines de ses sources.

Cette conception des conflits contemporains, particulièrement en vogue dans les États-Unis de Georges W. Bush (président de 2001 à 2009), a marqué le quinquennat du début à la fin. Emmanuel Macron l’avait d’ailleurs exposée devant les militaires de la force Barkhane en mai 2017. « Vous êtes plus que jamais nos sentinelles et notre rempart contre les débordements du terrorisme, de l’extrémisme, du fanatisme », avait-il indiqué, avant de se lancer dans une ode à l’histoire coloniale de l’armée française : « Ici, vous êtes l’avant-garde de la République, comme avant vous le furent sur ce continent tant de générations de militaires [...] vous êtes les héritiers de cette longue lignée de soldats venus servir sur ce continent dans les airs, sur mer, sur terre et vous faites honneur à cette lignée. »

En réalité, le nouveau président sait qu’il devra faire évoluer le dispositif, qui compte alors plus de 4000 hommes opérant, sur le papier, dans cinq pays : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. En réalité, les soldats français interviennent essentiellement au Mali, et plus rarement au Niger et au Burkina. Les hauts-gradés l’ont prévenu : cela ne pourra pas durer, la force militaire risque de s’enliser et de perdre le soutien des populations locales. Déjà en 2017, des chercheurs alertent sur l’« horizon compromis » de cette opération.

Alliance avec des milices

Le président français fixe alors deux priorités. Aux diplomates, il demande de préparer l’après-Barkhane. La France va dès lors faire feu de tout bois pour mettre sur pieds des structures capables d’assurer la relève. Au fil des ans, les sommets vont se succéder, et les entités s’empiler les unes sur les autres, parfois même les unes contre les autres. Il y a la force conjointe du G5-Sahel (qui réunit les cinq pays cités plus haut), la force Takuba (qui réunit des forces spéciales de certains États européens), l’Alliance Sahel (censée fédérer les projets de développement), la Coalition pour le Sahel, ou encore le Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel… Aucune de ces structures, qu’elles soient militaires ou civiles, n’a eu de résultats concrets sur le terrain.

Dans le même temps, Emmanuel Macron exige des militaires d’obtenir plus de résultats – et des résultats exploitables dans le champ de la communication. « Au fil du temps, la force Barkhane avait fini par s’endormir. L’ennemi nous fuyait. Nous avions tendance à nous reposer sur nos lauriers. Macron a voulu redynamiser tout ça », indique un conseiller de l’Élysée ayant lui aussi requis l’anonymat. Le président a exigé des militaires qu’ils tapent plus fort. Pour ce faire, ces derniers ont adopté des choix tactiques qui leur seront reprochés par la suite.

Ils se sont notamment alliés, sur le terrain, à des milices, le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad) et le Gatia (Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés), accusées d’avoir commis des massacres contre des civils. Cette coopération, qui s’est manifestée par des opérations conjointes dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger, a débuté en juin 2017, soit quelques jours après la prise de fonction de l’actuel président français.

Elle s’est poursuivie pendant près d’un an, en dépit des accusations portées contre ces deux milices, notamment par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), une opération de maintien de la paix des Nations unies. En juin 2018, la mission des Nations unies au Mali avait estimé, dans un rapport consulté par Basta!, à 143 le nombre de civils tués par ces deux groupes armés.

« Les drones sont devenus des moyens incontournables au Sahel »

Peu de temps après, l’exécutif français a exigé l’arrêt de cette collaboration. Pour obtenir plus de résultats, Emmanuel Macron a en outre décidé de lever un tabou en acceptant une vieille revendication des militaires : l’armement des drones. Jean-Yves Le Drian, qui craignait des réactions négatives à gauche, s’y était opposé durant le quinquennat de François Hollande, sous lequel il était ministre de la Défense. Florence Parly, elle, n’a pas eu ces états d’âme. Quelques jours après l’élection de Macron, un rapport sénatorial ouvre la voie à l’armement des drones.

Deux mois plus tard, la ministre, qui estime que les enjeux « ont été parfaitement identifiés et expliqués » par les sénateurs, annonce sa décision d’armer les drones militaires français et fait le lien avec l’opération Barkhane : « Les drones sont devenus des moyens incontournables dans les opérations que nous menons au Sahel », déclare-t-elle à l’occasion de l’université d’été de la Défense organisée à Toulon. Fin 2019, c’est acté, les drones disposent de bombes GBU-12, tandis que la force dispose également d’avions de chasse.

Certaines de ces frappes ont abouti à des « bavures ». La plus connue est celle de Bounti : le 3 janvier 2021, un avion de chasse Mirage 2000 de l’armée française a bombardé un rassemblement d’hommes à proximité de ce village du centre du Mali, tuant 22 personnes. Selon elle, il s’agissait de djihadistes. Mais des enquêtes journalistiques et un rapport de l’ONU affirment qu’il s’agissait, pour 19 d’entre eux, de civils qui participaient à une cérémonie de mariage. La France ne l’a pas reconnu. Quelques semaines plus tard, le 25 mars, un drone a frappé cinq jeunes qui, selon leurs proches, étaient partis à la chasse dans les environs de Talataye, au nord-est du Mali. Pour l’armée française, il s’agissait de djihadistes. Mais elle n’a donné aucun élément permettant de le prouver.

« L’ennemi est toujours là, plus fort que jamais »

Enfin, Emmanuel Macron n’a pas remis en question la stratégie des « opérations homo », adoptée et assumée par François Hollande. Celles-ci consistent à cibler ce que l’on appelle, dans les milieux militaires, des « high value target » (des chefs importants des groupes djihadistes), et à procéder à leur exécution, via des frappes ou des opérations au sol. Dans son livre paru en 2017, Erreurs fatales (Fayard), le journaliste Vincent Nouzille estimait à une quarantaine le nombre d’exécutions extrajudiciaires ainsi validées par Hollande.

Qu’en a-t-il été sous le quinquennat d’Emmanuel Macron ? Ces dernières années, l’armée française a tué plusieurs dizaines de chefs, parmi lesquels celui d’Al Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), Abdelmalek Droukdel, et celui de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), Adnane Abou Walid al-Sahraoui. Mais elle a échoué à « liquider » les deux plus importants : Hamadoun Kouffa, le chef de la katiba Macina, active dans le centre du Mali, et surtout Iyad ag-Ghaly, le « grand patron » des djihadistes sahéliens, qui est à la tête de la Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn (JNIM), une coalition réunissant les principaux groupes de la zone liés à Al-Qaeda.

« Cette stratégie n’a eu aucun effet », note D., un activiste malien des droits humains qui, au vu de l’ambiance actuelle au Mali, où la junte au pouvoir ne tolère aucun commentaire critique, a demandé l’anonymat. « Combien de communiqués avons-nous lus, célébrant telle ou telle exécution ? poursuit-il. Combien de fois nous a-t-on dit que c’était un coup fatal porté à l’ennemi ? Pourtant, l’ennemi est toujours là, plus fort que jamais. »

39 soldats français morts au Mali depuis 2017

Depuis 2017, les djihadistes n’ont cessé de gagner du terrain. Ils avaient commencé à mener des attaques dans le centre du Mali bien avant l’élection d’Emmanuel Macron. Ils ont continué après : dans le sud du Mali ; dans le nord du Burkina, puis dans l’est, et maintenant dans le sud ; dans l’ouest du Niger ; et désormais dans le nord du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Selon l’ONG Acled (Armed conflict location & event data project), plus de 8000 personnes - des civils essentiellement - ont été tuées au Mali, au Niger et au Burkina depuis 2013. Ce chiffre n’a cessé d’augmenter année après année, comme le révèlent les rapports trimestriels de la Minusma. L’armée française a elle aussi payé un lourd tribut dans cette zone : avant l’élection de 2017, 19 soldats étaient morts au Mali ; durant le quinquennat, 39 y ont perdu la vie.

En dépit de cette dégradation, Emmanuel Macron n’a pas changé de cap. « Il a persisté dans l’erreur en croyant que le recours aux militaires réglerait tout, alors qu’eux-mêmes avaient alerté sur l’impasse d’une telle stratégie », juge la chercheuse spécialiste du Sahel. Pour elle, la faute en revient à une méconnaissance du dossier, mais aussi à l’influence des « faucons » au sein des ministères des Armées et des Affaires étrangères. Elle en veut pour preuve le refus absolu de Paris de voir les Maliens entamer des négociations avec les djihadistes.

Depuis 2017, les autorités maliennes envisagent de négocier avec les chefs maliens des groupes djihadistes. Une option également défendue par des chercheurs. La France s’y est toujours fermement opposée. « Cela nous a fait perdre plusieurs années, déplore D., l’activiste malien cité plus haut. Car à terme, tout le monde sait que le règlement de ce conflit passera par des négociations. » D. ne comprends pas « l’aveuglement » de la France. Il estime que cet aveuglement explique en partie la colère qui s’exprime depuis quelques mois contre la force Barkhane au Mali, au Niger et au Burkina – et plus généralement contre la France en Afrique de l’Ouest.

« Le prisme sécuritaire a fait oublier les enjeux démocratiques »

Il y a d’autres explications à ce rejet de la France dans ses anciennes colonies. Des observateurs déplorent notamment le ton « paternaliste » d’Emmanuel Macron et de ses ministre de la Défense et des Affaires étrangères. Le président avait notamment choqué lors de son déplacement à Ouagadougou en novembre 2017, où il s’était moqué du président burkinabé, Roch Marc Christian Kaboré, lors d’une rencontre avec des étudiants. À cette occasion, il avait sèchement répondu à une étudiante qui l’interpellait sur le nombre important de soldats français dans la région. « Ne venez pas me parler comme ça des soldats français. Vous ne devez qu’une chose, pour les soldats français : les applaudir », lui avait-il rétorqué. Il avait également suscité une vague d’indignation en Afrique lorsqu’il avait littéralement convoqué les chefs d’État sahéliens à un sommet à Pau, en janvier 2020, dans le but affiché de les recadrer, alors que les manifestations anti-françaises se multipliaient.

Quant à Florence Parly et Jean-Yves Le Drian, ils ont tenu des propos sévères à l’égard des autorités maliennes issues du coup d’État de mai 2021. Le 1er février dernier, devant les députés, le ministre des Affaires étrangères a notamment déclaré : « Qu’est-ce que c’est que cette junte qui veut rester au pouvoir encore cinq ans après y avoir passé deux ans, après deux coups d’État successifs, et qui vient donner des leçons de Constitution ? » Au Sahel, ces discours passent d’autant moins que la France continue de soutenir la dynastie Déby au Tchad, en dépit du coup d’État mené par le fils, Mahamat, après la mort du père, Idriss, en avril 2021, et qu’elle n’a jamais critiqué la dérive autoritaire de Mahamadou Issoufou au Niger.

« Le prisme sécuritaire a fait oublier à la France les enjeux démocratiques, déplore Ali Idrissa, une figure de la société civile au Niger, qui milite notamment au sein du collectif pro-démocratie « Tournons la page ». La question des droits humains était déjà minorée sous Hollande, et Macron a continué sur la même voie. On laisse les régimes corrompus faire ce qu’ils veulent, s’en prendre aux libertés individuelles et collectives, au nom de la lutte antiterroriste. La France soutient les régimes forts au nom de la stabilité, mais elle a oublié que ces régimes sont aussi à la source des insurrections djihadistes. » Cette politique a désormais atteint ses limites. Le 17 février, Emmanuel Macron a été contraint d’annoncer le retrait de la force Barkhane et de la force Takuba du territoire malien : la junte au pouvoir à Bamako n’en voulait plus. Cette annonce sonne le glas de l’opération Barkhane, qui pliera bientôt bagage sur un constat d’échec. Selon un rapport de la Cour des comptes de février 2021, les opérations militaires françaises dans la zone saharo-sahélienne ont coûté un milliard d’euros par an au budget de l’État.

Rémi Carayol

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Photo d’illustration : L’armée de l’air espagnole transportant des militaires français de l’opération Barkhane en 2017 CC BY-NC 2.0 Ejército del Aire Ministerio de Defensa España via flickr.

Boîte noire

Rémi Carayol est coordinateur du comité éditorial d’AfriqueXXI. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (dont Le Monde diplomatique, Mediapart, Orient XXI). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain et notamment au Sahel.