Basta! : Vous avez étudié la réponse de l’État aux droites radicales depuis les années 1950. La question se posait déjà alors ?
Bénédicte Laumond [1] : Aux élections de 1956, le parti poujadiste, l’Union de la défense des commerçants et des artisans, qui est une formation partisane radicale de droite, fait son entrée à l’Assemblée nationale. Un front républicain se forme déjà à l’initiative des partis de gouvernement, particulièrement de la gauche et du centre. La tactique consiste à ostraciser des partis considérés radicaux de droite, avec une volonté de les exclure parce qu’ils se réclament d’une idéologie qui a été particulièrement meurtrière les décennies précédentes. L’idée est alors présente chez de nombreux acteurs politiques qu’il faut se prémunir de ce type d’idéologie.
Ensuite, des groupes qui ne sont pas des partis, mais souvent des associations, ont fait l’objet de dissolutions. L’outil de la dissolution a été utilisé régulièrement ces soixante-dix dernières années en France [2]. Dans les années 1950, des associations qui se réclament d’une idéologie nationaliste, autoritaire et fondamentalement anticommuniste, sont dissoutes. Il y a un jeu du chat et de la souris de reformation des groupes dissous. Se pose donc la question de l’efficacité de cet outil.
Quelle a été la réaction de l’État, du gouvernement, quand est né le Front national ? Est-ce qu’il a été discuté de son interdiction ?
Le Front national (FN) se créé au début des années 1970. Mais il a connu une traversé du désert jusque dans les années 1980. En France, on est dans un schéma où tant que la formation politique en question ne fait pas de vague, on ne va surtout pas chercher à la dissoudre. Dans les années 1970, le Front national a des résultats très bas, souvent en dessous de 1 %. Ça n’interpelle pas grand monde, même si la décennie est marquée par des violences racistes importantes. Une partie de la société civile – des groupes antifascistes, des associations antiracistes, des personnes syndiquées – s’organisent alors pour protester contre les crimes et les agressions racistes qui se multiplient. Ces agressions ne relèvent pas nécessairement et directement de la responsabilité du Front national mais on sait qu’il y a une porosité en termes de militantisme dans ce domaine. Si réaction il y a alors, elle vient avant tout de la société civile. En démocratie, la droite radicale n’est pas seulement régulée par l’État, elle l’est aussi par la société. C’est important de le souligner.
La situation change-t-elle quand le FN apparaît dans le paysage électoral, à partir des élections européennes de 1984, où la liste de Jean-Marie Le Pen attire 11% des voix ?
Au début des années 1980, le FN a cette capacité d’aspirer le potentiel militant de la droite radicale en France. Il connaît ses premiers succès électoraux, comme lors des élections municipales de Dreux en 1983 [3]. La figure de Jean-Marie Le Pen émerge alors. Face à cela, on voit deux types de réponses. D’une part, des mobilisations de la société civile entendent lutter contre ce nouveau parti. Ce sont des mobilisations souvent marquées à gauche, souvent issues de la culture antifasciste, par des associations comme Ras l’Front, mais aussi au sein des partis. Des élus du PS se mobilisent aussi, participent à des manifestations, écrivent des communiqués contre le FN.
Les réponses de l’État au FN s’inscrivent alors dans un registre assez tolérant. On ne traite pas le Front national de manière extrêmement répressive. Ce qui tranche fortement avec les débats qu’il y a à la même époque en Allemagne autour de partis comme Die Republikaner [cofondé par un ancien de la Waffen-SS, ndlr]. Ce parti est surveillé par les services de renseignements. Il y a des débats au sujet de son éventuelle dissolution. Il n’a finalement pas été dissous parce qu’il s’est cassé la figure rapidement. Auparavant, dans les années 1950, en Allemagne de l’Ouest, le parti communiste et un parti néonazi ont été dissous. Mais il n’y a plus eu de dissolutions de partis allemands depuis 1956. En Allemagne, la pression sur les forces de droite radicale pour ne pas s’organiser en parti reste toutefois très forte. Parfois, il suffit de menacer de surveiller un parti pour inciter les sympathisants ou militants potentiels de cette famille politique à se détourner vers d’autres formes d’organisations.
En France, quelques membres du FN-RN peuvent être surveillés par les services de renseignement. Cela reste marginal et il n’y a pas de publicisation de ces questions. En Allemagne, les services de renseignement sur l’extrémisme politique ont l’ obligation de publier leur activités. Tous les ans, des rapports sortent sur ce que font les partis et groupes surveillés. Cela peut avoir pour effet d’en démobiliser les électeurs.
En France, à la fin des années 1990,une commission d’enquête parlementaire a quand même été mise en place sur le service d’ordre du FN, le DPS (Département protection sécurité), accusé de plusieurs exactions et de se comporter comme une milice...
Cette commission mise en place par la majorité socialiste avait été décriée à l’époque par l’opposition de droite, qui dénonçait l’opportunisme de cette mesure. Pendant cette commission d’enquête, la question de savoir s’il fallait dissoudre ce service d’ordre du Front national s’est posée. Mais la question de la dissolution ne s’est jamais posée sérieusement pour le parti lui-même.
Vous écrivez que l’Allemagne a une véritable politique publique de lutte contre les formations de droite radicale. Ce n’est pas le cas en France ?
Il existe en effet en Allemagne une politique publique contre ce que les Allemands appellent l’extrémisme politique, qui n’est pas seulement l’extrémisme de droite, mais aussi de gauche et islamiste. Cette politique a été marquée jusque dans les années 1990 par le seul pan répressif, qui consistait soit à surveiller ces groupes, soit à les dissoudre. Pendant longtemps, il s’agissait d’abord de groupes d’extrême gauche et communistes. Les groupes radicaux d’extrême droite qui ont recours à la violence voire au terrorisme sont des groupes qui, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, ont commencé à développer leur pratiques militantes dans ces années-là. C’est une des conséquences du fait que l’État se soit presque exclusivement concentré sur l’extrême gauche jusqu’aux années 1980.
On observe ensuite un changement dans les politiques publiques allemandes, qui ont pris conscience du fait que l’extrémisme politique se régule aussi par l’activisme de la société civile. L’État a donc tenté d’intégrer beaucoup plus largement les citoyens à cette régulation, aussi parce qu’on avait alors des territoires, particulièrement à l’Est, où l’État était complètement dépassé par des skinheads et des fractions de la population séduites par les groupes d’extrême droite. Depuis, l’État fédéral et les Länder financent des programmes de prévention très importants, qui viennent soutenir l’action d’associations pour l’éducation, mais aussi encourager des personnes impliquées dans ce type de militantisme à en sortir, en déménageant, en changeant d’emploi...
À la fois en Allemagne et en France, la menace du terrorisme d’extrême droite est devenue plus visible ces dernières années. Cela a-t-il changé la donne en terme de réponses de l’État ?
En Allemagne, la découverte du groupe NSU [Nationalsozialistischer Untergrund, un groupe terroriste néonazi qui a assassiné au moins neuf personnes issues de l’immigration et une policière entre 2000 et 2007 [4], ndlr], a changé les choses. Cette affaire a poussé des politiciens conservateur à réaliser que l’extrême droite est aujourd’hui l’une des plus grandes menaces pour la sécurité intérieure allemande, au moins au même niveau que la menace terroriste islamiste. Ces révélations autour du NSU ont eu aussi un effet très important sur la société civile, qui a exercé une pression sur les pouvoirs politiques pour qu’ils s’engagent plus fortement, qu’ils se remettent en question, et soutiennent la prévention. Dans la foulée, l’action des services de police et de renseignement concernant la surveillance des groupes d’extrême droite a été contrôlée dans les parlements des Länder et vigoureusement discutée ces dernières années. Ce qui n’est à mon avis pas du tout le cas en France.
En France, le militantisme d’extrême droite violent semble aussi gagner en importance, comme le donnent à voir les enquêtes de Mathieu Suc sur Mediapart par exemple [5]. Si on essaie de quantifier les militants de cette filière, on arrive à environ 3000, un chiffre qui est loin d’être négligeable. En Allemagne, c’est plutôt 25 000, dont la moitié potentiellement violents. Ce qui ne veut pas dire que la question n’est pas sérieuse en France. Quand on lit par exemple les compte-rendus d’audition parlementaires de responsables de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), on voit que la question est prise au sérieux. Par la société aussi, puisqu’il y a des manifestations contre l’extrême droite. Dans des moments où l’on sent qu’un militantisme d’extrême droite peut réémerger, on voit que les réponses viennent avant tout de la société civile. En termes de politiques publiques de prévention, je n’observe pas grand chose en France. Je vois surtout des acteurs de la police et de la justice qui commencent à tirer la sonnette d’alarme, mais la réaction de l’exécutif se fait encore attendre.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo : lors de la marche des libertés et contre les idées d’extrême droite le 12 juin, à Paris / © Anne Paq