Mobilisations

Ces sauveteurs du climat qui commencent à inquiéter l’industrie pétrolière

Mobilisations

par Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)

Blocages de projets polluants, marches mondiales pour le climat, campagne contre l’industrie pétrolière et gazière : les actions organisées par 350.org – un réseau de militants du climat né dans les campus nord-américains – commencent à rencontrer un succès populaire qui contredit l’ambiance de résignation face au changement climatique. Leur campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles a réussi à mobiliser une large coalition d’acteurs, allant des militants de l’action directe de la mouvance Occupy Wall Street à des investisseurs comme le fonds Rockefeller, en passant par des congrégations religieuses et des médias tel le Guardian. May Boeve, 31 ans et directrice exécutive de 350.org, est l’une des chevilles ouvrières de ce mouvement. Rencontre.

Basta! : Malgré sa création récente, 350.org a déjà organisé plusieurs actions spectaculaires et remporté des succès inattendus, ce dont témoigne l’ampleur prise par le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) que vous avez lancé, et auquel se sont associés des centaines de fondations, d’organisations religieuses, de fonds de pension, d’organisations publiques, d’universités ou de collectivités locales [1]. Qu’est-ce qui fait, selon vous, la différence entre 350.org et les autres organisations qui travaillent sur l’environnement et le climat ?

May Boeve : [2] Nous avons créé 350.org pour travailler sur une seule question : le besoin urgent d’agir contre le changement climatique. Le changement climatique est un enjeu qui nous accompagnera toute notre vie, mais si nous ne réagissons pas très rapidement et avec une ampleur suffisante, ses conséquences seront dramatiques. Au début, nous ne pensions pas construire une organisation destinée à durer sur le long terme. Honnêtement, nous ne pensions même pas qu’elle existerait encore en 2015… Nous nous concevons plutôt comme un réseau. Aujourd’hui, il a grandi partout dans le monde mais nous essayons de rester concentrés sur notre objectif initial.

Sur la question du climat, il existe déjà nombre de recherches et d’analyses, beaucoup de lobbying. Ce qui manque, c’est la volonté politique. Nous mettons donc l’accent sur la mobilisation et l’action, ce qui est une manière de compléter ce que font les autres organisations, en construisant une pression politique. La première chose que nous avons faite a été une journée mondiale d’actions. Nous avons commencé directement à l’échelle mondiale. Maintenant nous essayons plutôt de développer des campagnes là où nous avons la possibilité de changer les rapports de force politiques.

Pourquoi accorder une aussi large place à l’action directe ?

Pour que les gens comprennent la gravité du changement climatique, il faut montrer que certains sont prêts à prendre des risques personnels pour contribuer à résoudre le problème. C’est la raison pour laquelle nous avons mis l’accent sur l’action directe. En plus, elle amène des résultats concrets : face au projet d’oléoduc Keystone XL [destiné à acheminer le pétrole issu des sables bitumineux canadiens vers le Sud à travers les États-Unis, et donc à créer des débouchés commerciaux pour intensifier l’exploitation de cette ressource fossile, l’une des plus polluantes qui soit, ndlr] et le charbon du Bassin de Galilée, en Australie [3], la victoire est à notre portée. C’est aussi l’enjeu de la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles : s’efforcer de montrer qu’il est toujours possible d’agir, où que nous soyons.

Comment faire du changement climatique un enjeu réel pour les gens ordinaires ?

Malheureusement, ce travail est fait par la nature elle-même : de plus en plus de gens « normaux » subissent les impacts du changement climatique. Ils sont forcés de quitter leur maison, ils voient l’océan changer à cause de l’élévation du niveau des mers. Notre première tâche est de raconter cette histoire, en montrant que le changement climatique est déjà là, qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème pour les générations futures. Toucher les gens ordinaires, c’est aussi leur montrer qu’il est encore possible de faire quelque chose, même à leur niveau. Partout dans le monde, il y a de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles, charbon, pétrole ou gaz. Nous ne sommes pas obligés de les mener à bien, il existe des alternatives, notamment les énergies renouvelables. Lorsque nous montrons que notre action peut être efficace – que telle centrale électrique au charbon ne sera pas construite, que telle mine en Australie ne sera pas ouverte –, l’enjeu devient plus réel pour les gens.

Malgré l’accumulation des preuves scientifiques et concrètes du dérèglement climatique, les gens et les gouvernements ne semblent toujours pas prêts à résoudre le problème concrètement. Certains estiment même que les humains auraient une incapacité naturelle à s’attaquer à des problèmes de long terme. D’autres pensent que le message des écologistes sur le changement climatique est trop négatif, culpabilisant, et qu’il est temps de passer au positif, aux « solutions ». Qu’en pensez-vous ?

Il faut dire la vérité, même si c’est avec une dose d’espoir et de « positivité ». Le changement climatique est là, des gens sont affectés en ce moment même, et le principal responsable de cet état de fait, ce sont les énergies fossiles. On ne peut pas faire comme si le problème n’était pas sérieux. Nous constatons dans notre travail qu’il y a beaucoup plus de gens prêts à agir pour le climat que l’on pense généralement. Voyez la Marche pour le climat de septembre 2014 : nous n’avons jamais caché qu’il s’agissait d’un sujet sérieux, et même effrayant. Cela n’a pas empêché des centaines de milliers de gens d’y participer partout dans le monde [dont 100 000 à New York, 15 000 à Paris, ndlr]. Au fond, je ne partage pas cette manière de voir. Les gens sont parfaitement capables de comprendre l’enjeu du changement climatique et de relever le défi. Pour moi, le problème n’est pas le manque de volonté d’agir, c’est le manque de débouchés pour cette volonté d’agir. Est-ce que nous offrons aux gens suffisamment de voies pour manifester ce qui les préoccupe et ce qui est important pour eux ?

Vous êtes une jeune femme, à la tête d’une organisation active dans un domaine qui est notoirement dominé par des hommes, d’âge moyen au mieux, blancs, issus des classes moyennes et supérieures. Le mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles lui-même a ses racines dans les universités américaines. Comment mobiliser le reste de la société ?

D’abord, nous devons faire en sorte que les élites fassent ce qu’elles ont à faire – ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent. Le mouvement pour le désinvestissement est une manière de pousser ceux qui détiennent le capital à prendre leurs responsabilités. En ce qui concerne tous les autres, la question n’est pas vraiment de les atteindre et de les « convertir ». C’est sur le terrain que se vivent les impacts du changement climatique, et c’est aussi là que sont les solutions. Un grand nombre de communautés et de territoires sont déjà en train d’agir, de transformer leur économie – et, pour celles qui n’ont jamais eu d’économie basée sur les énergies fossiles, de sauter cette étape pour passer directement à une économie basée sur les renouvelables. La question est donc plutôt : comment connecter notre mouvement avec tous les autres mouvements actifs sur le terrain – sur la santé, pour de meilleurs emplois, sur l’éducation.. ? C’est pourquoi nous insistons sur l’idée de réseau. Il est vrai que le mouvement écologiste est historiquement très blanc et très « classes moyennes-supérieures », mais, à mesure que le changement climatique devient une réalité pour un plus grand nombre de personnes, cela commence à changer.

Quelles sont vos relations avec le mouvement syndical ?

Nous commençons à travailler davantage avec eux, aux États-Unis, en France et ailleurs, selon les spécificités de chaque pays. Du point de vue politique, nous devons garder à l’esprit une donnée fondamentale : nous sommes au beau milieu d’une crise historique de l’emploi au niveau mondial. Se contenter de dire aux salariés des industries fossiles que nous n’avons plus besoin d’eux et que leur emploi doit disparaître, ce n’est pas possible. Ce n’est pas conforme à la situation. Nous savons que les alternatives sont bien plus créatrices d’emplois que l’économie actuelle. Et l’idée que de toute façon « il n’y pas d’emplois sur une planète morte » se renforce.

Au sein de la Marche pour le climat à New York, il y avait un énorme contingent syndical. De nombreuses collaborations sont en cours aux États-Unis, par exemple sur la question de la régulation des centrales au charbon. L’idée qu’il faudrait choisir entre l’emploi et l’environnement est une stratégie de division. Nous essayons donc de surmonter certaines animosités historiques et de travailler avec les syndicats. Pour le mouvement écologiste, cela signifie faire preuve de la plus grande rigueur sur l’avenir des personnes employées par l’industrie des énergies fossiles. Nous avons par exemple travaillé avec une organisation appelée Labor Network for Sustainability (« Réseau syndical pour la durabilité ») et publié un rapport montrant qu’il était possible de créer beaucoup plus d’emplois que ne le ferait l’oléoduc Keystone XL dans les États où il serait construit, et pour les mêmes personnes, avec le même niveau de qualification.

Vous vous intéressez donc à l’étape suivante, à ce qui doit se passer après le désinvestissement aux dépens des industries pétrolières et gazières ?

Bien sûr. Nous allons bientôt lancer un nouvel axe de travail sur le réinvestissement : lorsque vous retirez votre capital des énergies fossiles, que faire avec ? Mais nous ne perdons pas de vue pour autant notre objectif fondamental : le charbon, le pétrole et le gaz doivent rester dans la terre.

Quel bilan tirez-vous de cette campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles ?

Nous avons comptabilisé, à ce jour, plus de 50 milliards de dollars d’actifs qui sont sortis des énergies fossiles au cours de l’année écoulée. c’est beaucoup plus que ce que nous espérions. Nous allons bientôt annoncer un nouveau chiffre, encore supérieur. De ce point de vue, c’est clairement un succès. Notre objectif déclaré est aussi de détruire la crédibilité et la légitimité de l’industrie des énergies fossiles auprès des décideurs et de l’opinion. Là aussi, il y a des signaux innombrables, émanant de l’industrie et des investisseurs, qui suggèrent que la campagne pour le désinvestissement est effectivement perçue comme une menace existentielle par le secteur. Mais tout ceci sera-t-il suffisant pour faire pression sur nos dirigeants afin qu’ils mettent en place la politique dont nous avons besoin ? Retirer aux énergies fossiles leur crédibilité n’a de sens que si cela permet à la démocratie de prendre le relais, et de s’accorder sur les décisions nécessaires indépendamment de la pression des lobbies.

Vous n’avez donc pas perdu tout espoir sur l’utilité de la COP21, la conférence climat qui va se tenir à Paris en décembre prochain ?

Pas du tout. Nous avons besoin du niveau maximum d’actions à tous les niveaux de gouvernement et à l’échelle mondiale. Le processus en cours aux Nations Unies est essentiel. D’une certaine manière, il donne la mesure de l’élan mondial sur le changement climatique et des rapports de force. Nous organiserons des actions en marge de la COP21, précisément parce que nous voulons qu’elle débouche sur de bons résultats. D’innombrables signaux, comme la récente encyclique du pape [4], suggèrent que l’enjeu climatique est en train de prendre une ampleur inédite. La question est : cela sera-t-il suffisant pour éviter ses effets les plus catastrophiques ?

Comment jugez-vous les récentes annonces de l’administration Obama en matière de lutte contre le changement climatique, notamment en ce qui concerne la régulation très stricte des centrales au charbon ?

Ces réformes représentent une avancée, même si elles ne sont pas suffisantes et que l’administration Obama envoie des signaux contraires, notamment en autorisant la prospection pétrolière en Arctique. Une bataille considérable s’annonce pour les traduire sur le terrain, car l’opposition est très puissante. Mais nous avons déjà aux États-Unis une longue histoire de luttes contre les centrales au charbon et nous avons remporté de nombreux succès. Ce sera un peu comme avec la réforme du système de santé l’Obamacare. Par ailleurs, dans le cadre de la campagne pour les prochaines élections présidentielles, nous avons mis en place une organisation sœur, « 350 Action », pour porter le sujet du changement climatique et des énergies propres. Hillary Clinton a récemment déclaré que si elle était élue présidente, elle n’autoriserait pas les forages pétroliers en Arctique. C’est l’un des seuls sujets sur lesquels elle s’est démarquée d’Obama.

Les grandes compagnies pétrolières privilégient une stratégie consistant à différencier le charbon, qu’elles semblent prêtes à abandonner, du pétrole et surtout du gaz, qui devraient continuer à être allègrement exploités. Quelle est la position de 350.org sur ce point ?

Il y a effectivement beaucoup d’exemples où un investisseur décide de se désinvestir d’un certain type d’énergie fossile – le charbon – mais pas des autres. C’est le cas du Fonds souverain norvégien. Nous devons donc maintenir la pression. Heureusement, de plus en plus d’acteurs se sont désinvestis de toutes les énergies fossiles. Nous pouvons aussi nous appuyer sur les nombreux exemples qui démontrent que les énergies renouvelables constituent une alternative crédible, bien davantage qu’il y a cinq ans.

Au-delà les multinationales occidentales du pétrole et du charbon, comment agir sur les décideurs en Chine, en Inde, en Russie, ou encore en Afrique ?

Nous menons une campagne de désinvestissement en Afrique du Sud. Nous essayons d’utiliser des cadres communs à l’échelle mondiale, mais avec des objectifs et des approches différentes selon les pays. En Inde ou en Chine, il est clair que c’est extrêmement difficile. La question à se poser sérieusement – non seulement 350.org, mais le mouvement pour la justice climatique dans son ensemble – est comment travailler dans des pays dont les choix seront décisifs pour le climat, mais qui n’accordent pas de place, ou presque, à l’action de la société civile. Je pense que l’une des clés sera de travailler sur l’accès à l’énergie, dans des pays où de nombreuses personnes continuent à souffrir du manque d’électricité.

Propos recueillis par Olivier Petitjean.

 Pour en savoir plus, voir le site web de 350.org et le site de la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles : http://gofossilfree.org/fr/.

 Au début de l’année, l’Observatoire des multinationales s’est associé à 350.org France pour produire un rapport sur les investissements dans les énergies fossiles du Fonds de réserve pour les retraites (FRR). Voir Fonds de réserve pour les retraites et énergies fossiles : des investissements aux dépens des générations futures ?.

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Photos : Marche pour le climat de New York, septembre 2014 (Une) : South Bend Voice CC ; portrait de May Boeve : © NnoMan

Notes

[1Le 1er septembre à Paris, 350.org organisait avec les Verts européens une grande conférence sur le désinvestissement des énergies fossiles. À cette occasion, l’ONG française CCFD Terre Solidaire a annoncé son propre désinvestissement des énergies fossiles. 350.org maintient sur son site web une liste des institutions s’étant engagées à un désinvestissement total ou partiel des énergies fossiles, et en dénombre près de 400 à ce jour, représentant plusieurs dizaines de milliards de dollars.

[2Directrice exécutive de 350.org

[3Voir notre article ici.

[4Lire ici.