Quatre équivalents temps plein de médecins généralistes, une pédiatre, une sage-femme, un assistant médical… L’offre de soin du centre de santé municipal de Cherbourg, ouvert en 2020, tranche avec les déserts médicaux alentour dans la Manche.
Le modèle, porté par un élu communiste dans une municipalité de gauche, a convaincu jusqu’aux dirigeants LR de l’agglomération de Cherbourg, qui ont ensuite lancé un projet similaire à l’échelle de leur collectivité. « C’est difficile de balayer d’un revers de la main quelque chose qui marche », dit Ralph Lejamtel, le maire adjoint communiste de Cherbourg qui a poussé à ouvrir un centre de santé de sa ville. En Saône-et-Loire, c’est le président du département LR, André Accary, qui a œuvré pour ouvrir en 2018 un centre de santé. Orientée autour de la médecine générale, la structure publique fait travailler 70 médecins sur six antennes à travers le territoire. Tous salariés.
C’est le principe des centres de santé : les praticiens qui y travaillent sont salariés, pas libéraux. À la différence des maisons de santé, qui réunissent des médecins qui travaillent certes collectivement, mais en libéral.
Six millions de personnes sans médecin traitant
Les centres de santé les plus nombreux restent aujourd’hui les centres dentaires et ophtalmologiques, déjà largement développés, avec parfois des abus. Une chaîne de centres dentaire low cost, Dentexia, a mutilé des milliers de patients avant sa liquidation en 2016. Une enquête est en cours contre une autre chaîne de centres de ce type, Proxidentaire, pour des soupçons de pratiques douteuses. Un réseau de centres ophtalmologiques est également poursuivi pour des soupçons de fraude.
Mais depuis cinq ans, les centres de santé de médecine générale se multiplient aussi, souvent pour pallier un manque de médecins libéraux. En 2021, près de six millions de personnes, 11 % de la population, se retrouvaient sans médecin traitant, selon un rapport du Sénat de mars 2022. Le chiffre ne cesse d’augmenter. Face aux déserts médicaux qui s’étendent et aux habitants sans accès aux soins, des collectivités locales réagissent en créant leur propre structure avec des médecins salariés.
Près d’un millier de centres de santé proposant une médecine générale sont ainsi recensés en France (en 2021), un chiffre en progression constante depuis trois ans. Près de 40 % de ces centres sont gérés par des acteurs publics : collectivités territoriales, services de santé universitaires, centres hospitaliers. Les autres sont principalement conduits par des associations ou des organismes comme des mutuelles [1].
« Aujourd’hui, tous les groupes politiques montent des centres de santé »
La plupart des projets de centres de santé émanent des collectivités locales. « Il y en a aussi qui viennent d’hôpitaux, d’associations », précise Richard Lopez, médecin généraliste, président de l’association La Fabrique des centres de santé. Celle-ci a été créée en 2017 par la Fédération nationale des centres de santé, et plusieurs syndicats de praticiens en centre de santé [2]. « Chacun de nous étions interpellés par des porteurs de projets qui souhaitaient mettre en place une réponse locale pour compenser les déserts médicaux », explique le médecin.
« On observe une énorme augmentation dans des petites villes et les zones semi-rurales. Auparavant, les projets étaient surtout portés par des collectivités marquées à gauche. Aujourd’hui, tous les groupes politiques montent des centres de santé, constate Hélène Colombani, médecin et présidente de la Fédération des centres de santé. C’est pour les élus une manière d’agir. Les territoires, ne se sentant pas soutenus, veulent eux-mêmes faire quelque chose face aux déserts médicaux qui augmentent et aux zones sous-dotées. Ils essaient de créer des outils attractifs pour des jeunes professionnels. Dans les centres de santé, les médecins sont salariés, n’ont pas à s’occuper d’administration, pas à investir dans les locaux. Il existe aussi des difficultés de recrutement, mais ils arrivent malgré tout à trouver des professionnels. » Alors que des médecins généralistes libéraux partant en retraite peinent à identifier des successeurs.
Qu’ils soient gérés par des associations, des mutuelles, une ville, un département ou un hôpital, les centres de santé doivent pratiquer le tiers payant, sans dépassement d’honoraires. Tous les professionnels qui y travaillent doivent être salariés, qu’ils soient médecins, infirmiers, kinésithérapeutes, secrétaires… « Les centres de santé, c’est une forme d’exercice de la médecine qui est transgressive par rapport à la domination ambiante du système libéral », défend Richard Lopez.
« Pour moi, il n’y avait pas d’avenir dans le libéral »
Pour Frédéric Villebrun, médecin généraliste en centre de santé en région parisienne, et président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé, cette pratique a été une évidence dès le début de sa carrière.
« J’ai tout de suite compris que, pour moi, il n’y avait pas d’avenir dans le libéral, relate-t-il. Je n’étais pas très féru de facturer les patients un par un. Dans les centres de santé, toute la partie financière est gérée par le secrétariat. Nous n’avons pas cette gestion des charges, de l’Urssaf, de la caisse de retraite. Et nous faisons un travail de service public. À l’Union syndicale, nous prônons depuis des années un maillage de service public territorial de santé. On souhaite que dans chaque territoire, on puisse avoir des centres de santé à vocation de service public, qu’ils soient portés soit par des collectivités, soit par des associations qui ont des devoirs de service public. Aujourd’hui, certains territoires n’ont rien, ce sont de réels déserts médicaux, pour lesquels la création d’un centre de santé de service public permettrait déjà de stabiliser une petite équipe de quelques médecins. » Pour le généraliste, ce projet n’a pas vocation à remplacer les libéraux, mais bien à compléter l’offre de soins.
Une pétition lancée par un médecin gériatre en 2017 avait réuni plus de 80 000 signatures pour la création d’un « réseau national de centres de santé pour lutter contre les déserts médicaux ». L’an dernier, l’Académie de médecine recommandait aussi de soutenir les créations de centres et maisons de santé pour répondre au problème des déserts médicaux. En décembre, elle préconisait même de salarier les médecins jeunes diplômés pour les envoyer dans les zones sous-dotées effectuer un « service médical citoyen ».
Le ministère de la Santé a de son côté lancé une expérimentation en 2020 pour soutenir les centres de santé dits communautaires, que le ministère appelle « participatifs ». Ces structures implantées dans des quartiers populaires délaissés par les libéraux allient offre de soins et travail social. La prise en compte des déterminants sociaux de la santé, des discriminations subies par la population, et de la prévention y sont centrales. Tout comme l’intégration des usagers dans le travail du centre, et une forte égalité entre les professionnels du soin et les autres salariés qui y travaillent.
Au centre de santé communautaire breton Stétho’Scop, créé dans la commune d’Hennebont (Morbihan) en 2020, les salaires, revalorisés cette année, s’échelonnent de 1800 euros nets pour les postes d’accueil à 2200 euros nets pour les médecins. Le« Village 2 santé, à Échirolles, en périphérie de Grenoble, pratique même « l’égalité salariale », explique son coordinateur Benjamin Cohadon. Les médecins y sont payés comme tous autres les personnels, 1900 euros nets à l’arrivée.
Un premier soutien aux centres de santé communautaires
Fondé en 2016, le centre d’Échirolles est l’un des pionniers d’une nouvelle dynamique de centres de santé communautaires qui a vu le jour en France dans la dernière décennie. D’autres centres se sont créés sur les mêmes principes : la Place santé à Saint-Denis en région parisienne, la Case de santé à Toulouse, le Château en santé à Marseille, Santé Commune à Vaux-en-Velin, le Sthéto’Scop d’Hennebont dans le Morbihan, et le centre de santé du Blosnes à Rennes.
Il y a deux ans, Village 2 santé et les centres de santé communautaires de Saint-Denis, Toulouse et Marseille se sont mis en réseau. Puis, au moment du Ségur de la santé lancé après la première vague du Covid, le gouvernement a annoncé un soutien financier, d’abord expérimental, pour ces centres implantés dans les « quartiers prioritaires de la politique de la ville », violemment touchés par l’épidémie.
« Agnès Buzyn avait alors déjà commandé une étude pour comprendre ce qu’étaient ces centres de santé communautaires qui s’installent dans les quartiers où les libéraux n’allaient plus », précise Benjamin Cohadon. Finalement 13 centres et 13 maisons de santé sont soutenus dans les quartiers populaires. L’aide financière s’élève à 30 millions d’euros en tout, sur deux ans.
« Sur 1500 quartiers classés politique de la ville en France, ça ne représente pas grand-chose, admet Benjamin Cohadon. En même temps, l’expérimentation est une préfiguration de ce que pourrait être un modèle de santé communautaire de premier recours. Modèle que nous, les centres communautaires existants, portons à bout de bras en nous sous-payant et en y mettant beaucoup d’énergie. Au moins, pour une fois, ce qu’on fait est validé, avec de vrais subsides financiers. Les sommes d’argent de l’expérimentation ne représentent pas grand-chose pour l’État, mais pour nous c’est notre survie à moyen terme. »
Village 2 santé reçoit ainsi une subvention de 400 000 euros. « Le projet permet aussi que d’autres structures souhaitant aller vers la santé communautaire, mais ne le pouvant pas financièrement, puisse se lancer », ajoute le coordinateur.
Les centres de santé communautaires financent leur modèle essentiellement en limitant la rémunération des médecins pour payer des postes de travailleurs sociaux, de médiateurs, d’interprètes… Autant de métiers indispensables à la prise en compte du volet social de la santé. Car la tarification à l’acte seule, le mode de rémunération des cabinets médicaux, « ne permet pas de réellement rémunérer le travail qui est fait ici, de coordination, de médiation, d’accueil, notamment », explique Chloé de la Fournière, coordinatrice au centre breton Stétho’Scop.
« Cette aide, c’est une juste reconnaissance, défend Marilyn Rousseau, qui travaille à l’accueil et la médiation au centre d’Hennebont. Il faut qu’elle devienne pérenne. Car on répond à un réel besoin, et on ne travaille pas dans le luxe. » Benjamin Cohadon abonde dans le même sens : « Nous faisons du travail de premier recours aux soins dans des territoires ultra-discriminés où la violence des déterminants sociaux de la santé se lit tous les jours dans les corps et les têtes des personnes que nous recevons. »
Manque de soutien des agences régionales de santé
Les centres de santé des collectivités rencontrent le même type de problèmes financiers. Ils ont souvent besoin de subventions locales pour fonctionner, au moins au début. « On accuse souvent les centres de santé municipaux et des collectivités d’avoir une gestion déficitaire, alors que c’est normal pour un centre de santé d’avoir des coûts de gestion supplémentaires, pour payer les secrétaires, les médiateurs, les assistants, explique Frédéric Villebrun, médecin. Ces coûts, on ne peut pas les couvrir seulement avec les actes de soin facturés. »
À Cherbourg, la ville a versé en 2022 près de 200 000 euros de subvention à son centre de santé. « Ce que font les centres de santé, ce sont aussi des actions de prévention. On parle donc plutôt de subvention de prévention que de subvention d’équilibre, précise l’élu cherbourgeois Ralph Lejamtel. Quand on regarde les centres de santé ouverts dans les cinq dernières années, il y a une tendance à l’équilibre. » Celui de Cherbourg entre dans sa troisième année d’existence.
Les initiateurs de ces structures se sentent parfois trop peu reconnus par les agences régionales de santé (ARS). « On a encore beaucoup d’ARS qui favorisent le secteur libéral plutôt que les centres de santé », regrette Frédéric Villebrun. « L’ARS de Normandie n’est pas du tout au rendez-vous », dénonce aussi l’élue communiste de Cherbourg. Celle de Bretagne, en revanche, a soutenu le centre de santé communautaire Stétho’Scop.
L’État a aussi ouvert la possibilité pour des entreprises à but lucratif d’exploiter des centres de santé, même si [l’ordonnance de 2018 réaffirme que la gestion des centres elle-même doit rester non lucrative [3].
Depuis, des multinationales de la santé se sont engouffrées dans la brèche. Comme le groupe Ramsay, filiale d’une entreprise australienne, coté en bourse, qui gère plus de cent cliniques privées en France. Ramsay y exploite aujourd’hui 13 de centres de santé. L’an dernier, le groupe avait même entamé des négociations avec la Croix-Rouge pour racheter les centres de santé franciliens de l’institution à but non lucratif. Les discussions ont finalement capoté.
Doubler la consultation des libéraux ou financer un réseau de centres de santé
La gestion ces centres de santé ne peut pas générer de bénéfices, mais elle pourrait permettre aux groupes privés lucratifs d’orienter des patients vers leurs propres cliniques. « Nous étions contre l’ouverture à des entreprises à but lucratif. Pour nous, c’est une incohérence », affirme Hélène Colombani, de la Fédération des centres de santé.
La grève des généralistes libéraux, en décembre et janvier, pour demander un doublement du prix de la consultation à 50 euros, passe assez mal chez les praticiens engagés pour des centres de santé de service public.
« Les libéraux demandent un doublement du prix de la consultation pour continuer à faire comme ils veulent, sans aucun contrôle ni pilotage national. La moitié de la somme qu’ils réclament couvrirait largement le projet politique que l’on propose d’un maillage national par des centres de santé, dit le médecin Richard Lopez. Si on additionne toutes les aides financières qui existent déjà pour essayer de garantir l’accès au soin dans les territoires, comme les aides à l’installation, ce sont des budgets colossaux. Avec tous ces moyens, on finance largement un maillage national ambulatoire. »
Pour Richard Lopez le modèle de la médecine libérale a échoué sur bien des aspects. « Le système libéral qui a prévalu pendant cent ans a fait la démonstration de son incapacité à répondre aux besoins d’accès aux soins, à la promotion de la santé, à la prévention, au dépistage sur tout le territoire national, estime-t-il. Au lieu de réévaluer cette organisation, il y a un acharnement à maintenir ce même système. Le résultat, c’est un divorce de plus en plus marqué entre les organisations syndicales de médecine libérale et la population, et aussi de plus en plus d’élus. Aujourd’hui, des élus locaux, même nationaux, essaient de faire prendre le virage vers les centres de santé. » Et ces élus sont de droite comme de gauche.
Rachel Knaebel
Photo de une : Un membre de l’équipe de Place Santé, centre de santé communautaire de Saint-Denis, s’occupe du pré-accueil avant l’ouverture du centre. ©Anne Paq
Portfolio
Des membres de l’équipe des médecins et infirmières et de l’équipe de médiation de Place santé discutent des ateliers proposés aux habitants e s et patient e s.
©Anne Paq
Toute l’équipe du centre de santé de Saint-Denis Place Santé se retrouve chaque semaine pour une réunion.
©Anne Paq
Le centre de santé Place Santé est situé au sein du quartier populaire de Saint-Denis Franc-Moisin/Bel Air.
©Anne Paq
Asta Touré (à droite) , médiatrice, reçoit une habitante du quartier.
©Anne Paq
Anna Lachaume, médecin interne, reçoit en consultation. « La santé, ce n’est pas que du médical, les problèmes sont souvent imbriqués. En tant que médecins nous ne sommes pas formés au social ou au soin psychologique. Ce que j’aime surtout ici, c’est de travailler avec d’autres professionnels qui ont des casquettes différentes. On unit nos forces pour répondre au mieux aux besoins des habitant e s qui viennent nous voir. »
©Anne Paq
Asta Touré (à droite), médiatrice en santé et Mélia Traoré (à gauche) de l’accueil. « À l’accueil, On essaie de répondre à toutes les demandes, ou tout du moins on oriente les gens vers les bonnes structures », décrit Mélia Traoré, de l’équipe accueil du centre de santé communautaire de Saint-Denis. « C’est sûr que nous faisons face des fois à des situations lourdes. Mais le fait de travailler en équipe aide beaucoup. C’est moins de pression, et on est écouté. Quand je rentre chez moi, je suis contente de ce qu’on fait ici, j’ai l’impression que cela fait vraiment sens. »
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Julie Etcheberry, médecin titulaire à Place santé, reçoit une habitante du quartier.
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Dans l’espace accueil du centre de santé de Saint-Denis, un coin avec crayons et dessins permet aux enfants de mieux patienter.
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Julie Etcheberry, médecin titulaire au centre de santé communautaire de Saint-Denis, en consultation.
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Dans les centres de santé communautaires, la médiation en santé fait partie intégrante du soin. Ici au centre Place santé de Saint-Denis.
©Anne Paq
Un membre de l’équipe du centre Place Santé s’occupe du pré-accueil avant l’ouverture.
©Anne Paq