Qui veut comprendre la vie politique suisse des dernières décennies ne peut pas passer à côté de ce nom : Christoph Blocher. Presque personne n’a autant façonné le pays que ce milliardaire de la Riviera zurichoise. Depuis sa prestigieuse villa de Herrliberg, qu’il met en scène pompeusement à chaque occasion, Blocher a fait du parti suisse de droite extrême UDC (pour "Union démocratique du centre", mais qui s’appelle en allemand “parti populaire suisse” – Schweizerische Volkspartei), la force politique la plus puissante du pays. Et ce, en quelques années seulement.
L’homme de 78 ans - qui était déjà un très riche industriel lorsqu’il est entré en politique - a utilisé l’argent de sa société Ems-Chemie pour mener son parti au succès. Comme Silvio Berlusconi en Italie, Blocher a créé un empire économique qui a également servi de véhicule au financement de son parti. Sa stratégie pour se constituer une fortune personnelle estimée à deux ou trois milliards de francs suisses (entre 1,8 et 2,7 milliards d’euros) est simple : démanteler des groupes, tels que le producteur d’aluminium Alusuisse, ou en prendre le contrôle par surprise.
La carrière de Blocher peut être découpée en trois phases : d’abord dans les affaires ; puis en politique ; enfin comme magnat de la presse. À la fin de cette dernière étape, l’homme s’est servi de divers titres de journaux qu’il avait acquis au fil des années, lui-même ou par le biais de ses proches, pour déplacer le débat public toujours plus vers la droite.
Une entreprise de chimie devenue « une sorte de fonds d’investissement »
C’est à la fin des années 1970 que Blocher démarre sa route vers le sommet. Blocher est le septième enfant de onze frères et sœurs, dans une famille de pasteurs protestants. Déjà pendant ses études de droit, il exprime des convictions en totale opposition au mouvement de 1968. Puis il occupe un poste à temps partiel dans le département juridique de la firme Ems-Chimie. Deux ans plus tard, il en est déjà le secrétaire général. Et au début des années 1980, il détient la majorité des actions de la société. Une carrière fulgurante.
Ems-Chimie est née vers la fin de la Seconde Guerre mondiale quand le chimiste Werner Oswald fonde son entreprise à Donat et commence à y distiller de l’alcool à partir de déchets de bois. Avant que Blocher n’en prenne la direction, l’entreprise, qui vend entretemps des polymères et des produits chimiques, est en crise suite à la récession mondiale des années 1970.
Il existe une série d’histoires sur les circonstances de la reprise par Blocher du groupe familial d’Ems-Chimie. Voilà le récit qu’en donnait le journal suisse Tages-Anzeiger en 2011 : En tant que nouveau gérant, Blocher a conseillé à la famille de Werner Oswald, après la mort de celui-ci, de vendre l’entreprise. Il a lui-même conduit les négociations et a rapidement présenté un mystérieux acheteur qui promettait de remplir la condition la plus importante pour les propriétaires : la préservation des emplois. La famille a finalement vendu l’entreprise à un prix alors bon marché – une vingtaine de millions de francs suisses – à l’inconnu fortuné. Cet homme d’affaires, c’était en réalité Christoph Blocher lui-même.
L’industriel est resté à la tête du groupe pendant vingt ans. Fin 2003, la deuxième carrière de Blocher, celle de politicien, atteint son sommet avec son élection au gouvernement fédéral pour le parti UDC. L’homme vend alors les actions de l’entreprise Ems-Chimie à ses quatre enfants. Sa fille aînée, Magdalena Martullo-Blocher, en a repris la direction.
Une fortune mise au service d’un parti d’extrême droite
Le magazine Bilanz estime aujourd’hui le patrimoine de la famille Blocher à un montant situé entre dix et onze milliards de francs suisses – soit neuf à dix milliards d’euros. Elle est dans le top dix des familles suisses les plus riches. Blocher a toujours géré et son groupe industriel et le parti UDC comme une entreprise familiale strictement organisée, dans laquelle la succession est réglée en interne. Ainsi, Magdalena Martullo-Blocher n’a pas seulement repris la tête de l’entreprise, elle est également députée de l’UDC depuis 2015. C’est aussi elle qui a pris le relais à la tête du parti : elle en est devenue vice-présidente après la démission de son père de ce poste en 2016.
Blocher avait déjà commencé à reconstruire le parti suisse à son goût bien avant cette passation de pouvoir familial. En 1977, il prend la présidence de la section zurichoise de l’UDC et bouleverse l’organisation, s’appuyant sur une hiérarchie stricte et sur quelques fidèles. C’est ainsi que l’UDC a connu ses plus grands succès. Blocher est élu au Conseil national (la chambre basse du Parlement suisse) de 1979 à 2003. Avec sa fortune et les millions de francs suisses injectés par d’autres mécènes – comme l’importateur automobile Walter Frey et le banquier Thomas Matter – la puissance financière du parti a considérablement augmenté pendant toute cette période.
Sa force de frappe politique a cru en conséquence. Avec leur slogan « Renforcer Blocher ! Voter pour l’UDC », les populistes d’extrême droite ont triomphé lors des élections de 2007. Sous la coupe de Blocher, la ligne politique de l’UDC a confirmé sa dimension paradoxale : en dépit d’une politique économique brutalement néolibérale, favorable aux entreprises et aux millionnaires, le parti se présente comme le défenseur de « l’homme du peuple ». Avec ses positions racistes contre les réfugiés et d’autres minorités, l’UDC a grandement contribué à créer un climat de plus en plus haineux dans le pays. A l’image d’autres partis similaires dans le reste de l’Europe : du Rassemblement national en France à l’AfD en Allemagne, ou aux Flaams Belang en Belgique.
Après l’industrie et la politique, une troisième carrière de patron de presse
Mais en 2007, Blocher a perdu, lors du scrutin pour le Conseil fédéral, face à son ancienne collègue de parti Eveline Widmer-Schlumpf, qui s’est présentée contre la volonté de l’UDC. L’homme avait annoncé qu’il entrerait dans le monde des médias s’il était démis de ses fonctions politiques. Lorsque le scénario s’est réalisé, le politicien s’est mis en tête de bouleverser le paysage médiatique suisse. C’est alors que sa troisième carrière a débuté, celle de patron de presse.
Roger Köppel, le protégé de Blocher en politique, avait déjà acheté le journal Weltwoche en 2006, soutenu par des financiers conservateurs comme l’investisseur Titto Tettamanti. Fin 2014, Blocher a acheté des actions de la Basler Zeitung. Puis il les a vendues, et a acquis en retour l’empire du journal gratuit Zehnder.
Si les médias ont encouragé la montée de l’UDC avec des reportages sur Blocher, le parti peut maintenant mettre ses propres sujets à la une des journaux et mener des campagnes avec ses propres médias. Moins visible, Blocher continue ainsi à tirer les ficelles. À l’été 2019, l’UDC a produit un film de campagne électorale, en cinq épisodes, pour mobiliser en particulier les jeunes électeurs, en vue des élections législatives suisses d’octobre 2019. Encore une fois, Christoph Blocher en était le personnage central.
Anna Jikhareva
Traduction depuis l’allemand : Rachel Knaebel
Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre Bastamag, l’Observatoire des multinationales et des organisations et médias européens dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories), Observatoire européen des multinationales. Le rappotr « Know your billionaires ! » est disponible en anglais ici
Images en une : CC International Students’ Committee via Wikimedia Commons, CC Metro Centric via Flickr, CC Adrian Michael via Wikimedia Commons