Un grand jour pour le Real Madrid et... la droite espagnole
Le 2 mars 2019 est un grand jour pour le Real Madrid, et pour son président Florentino Pérez, patron de la multinationale de la construction ACS. Le club de foot joue à domicile contre le F.C. Barcelone, son grand rival dans le championnat espagnol. Dans la loge VIP, se trouvent plusieurs personnalités politiques, dont l’ancien premier ministre José Maria Aznar, du Parti populaire (PP, droite). Avec ses collègues, ils viennent d’apprendre une bonne nouvelle : le Parlement espagnol qui avait prévu de les entendre dans le cadre d’une enquête sur un financement irrégulier du PP qui impliquerait, notamment, la multinationale ACS, a finalement renoncé [1]. Députés de droite et de gauche ont voté contre [2]. Le milliardaire a toujours nié ces accusations.
Plusieurs journalistes, de tendances éditoriales diverses, ont aussi leurs habitudes dans la loge VIP du Real Madrid. On peut même y croiser des syndicalistes. L’ancien dirigeant de l’Union générale des travailleurs (Cándido Méndez) souligne qu’il éprouve « du respect et de l’affection » pour le président du Real Madrid. Selon un homme d’affaire proche de Pérez, la loge VIP du Real remplit le même rôle que la chasse à courre sous Franco : c’est un endroit sympathique, intime, prestigieux – tant on y croise les stars du football qui ont marqué l’histoire du Real – et bien en vue pour faire des affaires. Et en affaires, Florentino Pérez s’y connaît.
Avec une fortune estimée à 1,8 milliard d’euros, il fait partie des dix hommes les plus riches d’Espagne, et du millier les plus riches de la planète. Né en 1947 dans une famille qui tenait une pharmacie, Florentino Pérez dit avoir été initié très tôt à la « culture de l’effort », comme il l’a expliqué au magazine Forbes. Quand il quitte l’école catholique privée où il passe l’équivalent de son baccalauréat, il décide d’étudier le génie civil. Il deviendra quelques décennies plus tard l’un des entrepreneurs les plus influents et les plus controversés du pays.
Son premier soutien décisif, Florentino Pérez le doit à un ancien dirigeant franquiste, Juan de Arespacochaga. Devenu maire de Madrid, ce dernier use de son pouvoir pour que Florentino Pérez obtienne un poste au sein de l’Association espagnole des routes, véritable lobby de la construction. Le jeune ingénieur y noue de précieux contacts avec des hommes d’affaires, des syndicalistes et même des associations de quartier.
Un groupe présent dans le monde entier, avec 200 000 employés
Pérez saura remercier son mentor. Quand il quitte la politique, Juan de Arespacochaga hérite d’un siège au conseil d’administration de Cobra, l’une des entreprises de Pérez, très présente à l’internationale. C’est en effet hors des frontières espagnoles que le magnat de la construction réalise aujourd’hui le plus gros de son chiffre d’affaire. Le marché intérieur ne représente plus que 14 % de son activité.
Pérez a commencé à bâtir son empire au début des années 1980, avec le rachat de deux entreprises de construction : Construcciones Padrós, puis Obras y Construcciones Industriales SA (Ocisa), qu’il fusionne rapidement pour donner naissance à OCP. Naît alors l’embryon de la multinationale qu’il dirige désormais. Aujourd’hui, ACS compte 200 000 salariés dans le monde, sans compter le personnel engagé par ses sous-traitants. En 1997, au moment de la création d’ACS, Pérez annonçait la fièvre de construction qui s’est emparé peu après de l’Espagne : « Avant, nous gagnions un milliard [de pesetas, l’ancienne monnaie espagnole] par an, aujourd’hui, c’est un milliard par jour. » [3] Depuis, ACS a encore pris le contrôle d’une kyrielle d’entreprises supplémentaires : Cobra, Auxini, Dragados, Unión Fenosa, le groupe allemand Hochtief, Abertis...
À partir de 2001, l’Espagne se met à construire plus que l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France réunis ! ACS devient l’un des principaux bénéficiaires des marchés publics de construction. Les contrats de l’entreprise de Pérez représentent alors plus de 20 % de l’ensemble des travaux attribués par le ministère des Travaux publics. Le gouvernement central et plusieurs administrations régionales conservatrices lui attribuent certains des plus importants de leurs grands travaux d’infrastructures : l’autoroute autour de Madrid, plusieurs autoroutes privées, la connexion à l’aéroport de Madrid, la rénovation des musées du Prado et de la reine Sofia, des trains à grande vitesse, le métro de Valence, la Cité des arts et des sciences… Parallèlement, la fondation de la multinationale devient l’un principaux des sponsors de la FAES, le think tank du Parti populaire, dirigé par l’ancien président Aznar [4].
Comment un club de foot aide à gagner de nouveaux marchés
En 2000, Florentino Pérez devient le président du célèbre club du Real Madrid, ce qui consolide sa célébrité et signe le début d’une nouvelle stratégie gagnante pour le magnat de la construction. Il peut s’appuyer sur la popularité de son club pour gagner de nouveaux marchés. Exemple ? Le 9 décembre 2018, le club accueille dans son stade de Santiago-Bernabéu (81 000 places) la finale de la Copa Libertadores, l’équivalent de la Ligue des champions en Amérique latine, entre les équipes argentines de Boca Juniors et de River Plate. La Confédération sud-américaine de football a décidé, malgré de nombreuses critiques, de délocaliser la rencontre sur un autre continent pour des raisons de sécurité. Mauricio Macri, le président de l’Argentine, y assiste [5].
Au même moment, le gouvernement argentin approuve un décret visant à augmenter le prix des péages qui permettent d’accéder à la capitale, Buenos Aires. Or, les concessions des autoroutes appartiennent à Alberis, une filiale d’ACS. Trois ans plus tôt, en 2015, peu après avoir annoncé le recrutement du joueur colombien James Rodríguez, Florentino Pérez signe plusieurs méga-contrats avec le gouvernement colombien pour la construction d’autoroutes et de tunnels.
Idem au Mexique : deux jours avant de se présenter avec le président Enrique Peña Nieto et d’annoncer le recrutement de Javier Chicharito Hernández (en 2014), plusieurs filiales d’ACS signent des contrats de plusieurs millions de dollars avec la compagnie pétrolière étatique Pemex.
Au Guatemala, les conséquences des grands travaux de Pérez sur la nature et les populations
Des enquêtes du magazine mexicain Proceso dénoncent en outre les conséquences écologiques négatives des activités d’ACS dans le pays, notamment dans L’État de Veracruz [6]. Au Guatemala, dans les territoires indigènes, l’entreprise Cobra construit un complexe hydro-électrique en plein territoire Quekchíes. Selon Elena de Luis, enquêtrice pour l’Observatoire des multinationales en Amérique Latine (Omal) et co-auteure de plusieurs rapports détaillant les effets du projet sur les populations et l’environnement, le complexe se construit sans aucun égard pour les droits de 30 000 indigènes [7].
Lolita Chávez, une dirigeante indigène guatémaltèque, a accusé fin 2018, sur une télévision espagnole, Florentino Pérez de « privatiser les rivières qui fournissent l’eau » [8].
Le magnat espagnol s’était affiché en 2014 aux côtés de l’ancien président guatémaltèque, Otto Pérez Molina – souriant et revêtu du maillot du Real – qui avait approuvé ces projets [9]. Depuis, celui-ci a dû démissionner et est actuellement incarcéré pour des affaires de corruption et fraudes fiscales.
L’influence de la loge VIP du stade du Real Madrid, de la politique aux médias
L’ancien président guatémaltèque n’est sans doute pas la seule personnalité accusée de corruption qui a croisé la route du président du Real. Les entreprises de Pérez réalisent d’importants chiffres d’affaires dans plusieurs dizaines de pays parmi les plus corrompus de la planète : les filiales d’ACS réalisent de nombreux chantiers dans 34 des 50 pays ayant les indices de corruption les plus élevés selon la classification de Transparency International [10]. ACS a ainsi récemment signé un accord pour la construction d’un barrage avec le gouvernement de la République démocratique du Congo, classée 161e sur 180 pays par l’indice de corruption de l’ONG. Le contrat global, qui implique aussi une entreprise chinoise, s’élève à 12,2 milliards d’euros - soit 40 % du PIB de la RDC [11].
En 2015, des enquêteurs de la brigade espagnole spécialisée dans la fraude fiscale (UDEF, Unidad de Delincuencia Económica y Fiscal) ont soupçonné de possibles paiements par ACS de plus d’un million d’euros en fausses factures et en cadeaux au Parti populaire (droite) de la région de Murcie (dans le sud-ouest du pays), dans le cadre de contrats autour d’une usine de dessalement. Ces contrats ont rapporté à ACS et ses filiales 600 millions d’euros [12].
L’affaire est actuellement entre les mains de la justice, et pourrait être close, à la suite d’une réforme de la procédure pénale adoptée en 2015, et qui a imposé des limites aux délais d’enquête sur les affaires pénales [13]. Promue par le gouvernement du PP, cette loi a été approuvée sur ordre du ministre de la Justice Rafael Catala. Lui aussi a ses habitudes dans la loge VIP du Real Madrid, comme d’autres anciens ministres.
« Derrière des manières prétendument amicales, il fait peur à la presse »
L’influence de Florentino Pérez s’étend également au monde médiatique. Même si, selon un proche, il « n’est pas et ne sera jamais actionnaire d’une entreprise de presse », le milliardaire entretient des relations très amicales avec des dinosaures incontournables du journalisme espagnol, mais aussi avec quelques jeunes journalistes prometteurs. Dans son livre El Diretor (Le directeur), David Jiménez, ancien directeur du quotidien El Mundo décrit ainsi Florentine Pérez : « Derrière des manières prétendument amicales, il fait peur à la presse ». Selon le journaliste, Pérez fait partie des « intouchables ».
En mars 2018, lors d’une conférence de presse sur l’intégration de la filiale Abertis, Florentino Pérez a interrompu les questions des journalistes au bout de quelques minutes. En sortant de la salle, il a caressé le visage d’une journaliste qui lui demandait si Abertis conserverait sa marque. « Tout restera comme avant », lui avait répondu le milliardaire. La journaliste, Julia Manresa, a aussitôt publié un tweet accusant le président du Real de l’avoir touchée : « Comme si j’étais l’une des ses nombreuses propriétés », a-t-elle écrit. En privé, plusieurs de ses collègues lui ont dit : « Vous êtes très courageuse, car si cet homme le voulait, vous ne travailleriez plus dans aucun média en Espagne ».
José Bautista, La Marea
Traduction de l’espagnol : Nolwenn Weiler
Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre Bastamag, l’Observatoire des multinationales et des organisations et médias européens dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories), Observatoire européen des multinationales. Le rapport Know your billionaires ! est disponible en anglais ici et sur corpwatchers.eu
Images montées en une : CC FDV via Wikimedia Commons, CC Instituto Cervantes de Tokio via flickr, et CC Convergència Democràtica de Catalunya via flickr.
Autres images : CC Instituto Cervantes de Tokio via flickr, CC Marc via flickr, CC Doha Stadium Plus Qatar via flickr.