Les mots peinent à venir. Moi, petit blanc privilégié, éduqué, j’ai passé la nuit en garde à vue (GAV). Oh, rien de nouveau, ça fait longtemps qu’on oublie les oubliés, ça fait longtemps. Mais moi, petit blanc éduqué, j’ai passé la nuit en GAV. J’avais rien fait. Ils le criaient aussi les autres. On était trois dans la cellule, trois sur une dalle en ciment. On essayait de respirer, une trappe pour seule entrée d’air. On nous interrogeait, à tour de rôle. Mais moi, on m’a rien demandé. Juste une signature en bas d’un procès-verbal. J’ai refusé deux fois, dans la soirée et le lendemain matin. L’officier écoutait la radio, j’ai entendu qu’il était 7 h 30. On avait passé la nuit en cellule. On n’avait rien fait.
« Enfermés en cellule, on marche pieds nus dans la pisse et on perd la notion du temps »
Monter sur un Abribus pour interpeller le Président. Monter sur un Abribus pour tenir plus longtemps. Menottés en cinq minutes et plaqués sur le toit pendant une heure, en plein soleil, le temps que les pompiers arrivent avec une nacelle. Le fourgon, la cellule, la nuit, à écraser les puces, une tique, à essayer de respirer, à marcher pieds nus dans la pisse. Et dans la nuit, un policier qui ferme la trappe d’un coup de talon. On lui demande plusieurs fois de la rouvrir, on passe la nuit comme ça, torses nus, sans savoir l’heure. On perd la notion du temps, on cherche des signes, une lumière derrière une grille, sans savoir si c’est un lampadaire ou un lever de soleil.
Un bruit de clefs, la porte s’ouvre, et l’air du couloir de la GAV entre dans nos poumons. Ça fait un bien fou. On a les yeux pleins d’ammoniac. La colère, on n’y arrive pas encore. On a trop entendu notre voisin de cellule hurler : « J’ai rien fait, je suis algérien, j’ai mal », toute la nuit, en pleurant, en tapant. Et quand il s’endort enfin, un policier cogne à sa porte pour le réveiller, et il recommence : « J’ai rien fait, je suis algérien, j’ai mal ». Alors nous, les petits blancs éduqués qui découvrons le monde des oubliés, on n’arrive pas encore à être en colère, on est effondrés, on se tait. C’est ça qui fait mal. Notre colère se heurtant à la misère de plus miséreux que nous. Notre colère qui n’arrive pas à venir. Les larmes non plus. On n’a pas le droit, on est privilégiés. Mais on a passé la nuit en GAV. On n’avait rien fait.
« On sort, on est libre, mais on se sent blessé, on a mal. »
Dans la matinée, deux policiers ouvrent la porte de la cellule : « Monsieur Yon ? » « Oui ». « Vous pouvez sortir ». Comme ça, sans raison. Il faut encore signer. Jusque-là on avait toujours refusé. Mais là on peut sortir, on a rien dormi, on n’en peut plus, alors on signe. Quoi ? Encore un procès-verbal. J’essaie de le lire, on me tend un stylo. Je distingue vaguement les motifs, sans parvenir à leur donner une grammaire, sans parvenir à faire une phrase : « réunion », « en vue de destruction », « violence », « armés ». On signe, on sort, et on se sent mal. On a mal à la démocratie. On est libre, mais on nous a pris quelque chose. On voulait sortir. On est libre, mais on se sent blessé, on a mal.
On prend une douche, on fait une sieste, mais ça ne part pas, ça ne veut pas partir. C’est pas l’odeur, c’est pas le manque de sommeil : c’est notre voisin de cellule qui hurle, c’est nous parachutés dans la misère. C’est nous qui n’avions rien fait. Nous qui sommes la Confédération paysanne, nous qui sommes éleveurs, maraîchers. On connaît la terre, les animaux, on fait le marché. On fait la traite, les foins, les récoltes. Mais cette nuit-là, on était en GAV. Et on a mal. On fait les foins, le marché, mais on a encore mal.
Monter sur un Abribus, le 8 juin 2021, à Valence, tenir une banderole, se faire plaquer au sol, menotter, embarquer, passer la nuit en GAV, résister, et signer un procès-verbal ; sortir, et sentir une douleur qu’on n’arrive pas à saisir, comme un os démocratique qui se serait brisé, quelque part dans l’anatomie d’un pays.
Mathieu Yon
Photo : manifestation pour une autre politique agricole commune. 8 juin 2021, Valence. © Confédération paysanne Drôme.
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