« Une décision exceptionnelle pour une situation locale exceptionnelle. » C’est ainsi que le premier ministre Édouard Philippe a qualifié le renoncement à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ce 17 janvier. Pour le gouvernement, cette décision ne répond pas à une soudaine prise de conscience écologique : ni l’impératif climatique, ni une volonté de protection de la biodiversité ou de préservation de terres agricoles n’ont été évoqués par le Premier ministre. Elle découle d’abord du rapport de force construit depuis plus d’une décennie par les opposants à ce projet très controversé. Ce mouvement écologique et social a, lui-aussi, été exceptionnel, dans sa durée et dans sa stratégie. Basta! revient pour vous sur ses grandes étapes et ses acteurs.
Un projet qui date d’un demi-siècle
Quand le site de Notre-Dame-des-Landes est identifié, en 1968, pour construire un nouvel aéroport, les agriculteurs sont les premiers à se mobiliser. Ils créent l‘Association de défense des exploitants concernés par le projet d’aéroport (Adeca) et soulèvent d’emblée la question du développement économique, posant l’agriculture comme une activité économique à part entière, pourvoyeuse d’emplois et de richesse. Finalement, le projet est placé en stand-by pendant plusieurs années, en raison notamment de la crise pétrolière.
Les agriculteurs en première ligne
La lutte prend un nouveau tournant au début des années 2000, quand le projet redécolle, sous le gouvernement Jospin. Le futur aéroport à vocation internationale est déclaré d’utilité publique en février 2008. Deux ans plus tard, l’État confie au groupe de BTP Vinci sa construction et sa gestion pour 55 ans, dans le cadre de la société Aéroport du Grand Ouest. Du côté des opposants, l’association Acipa est créée, ainsi qu’un collectif d’élus doutant de la pertinence de l’aéroport (Cdépa). Manifestations, pétitions mais aussi événements festifs se multiplient : pique-niques désobéissants, occupations de fermes et de maisons abandonnées, blocage des bulldozers, « actions clowns » à Nantes...
La Confédération paysanne et la FNSEA locale se déclarent opposées au projet. Si la première s’implique fortement dans la mobilisation, la seconde refuse, par la voix de son président, de s’associer aux actions. À chaque manifestation, les tracteurs mobilisés se comptent par centaines. En 2011 se crée le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport, en solidarité avec les paysans « irréductibles ». D’autres collectifs similaires se forment dans des départements proches.
Face à la contestation, Vinci fait alors valoir ses arguments « écolos » avec des autoroutes d’accès « zen », des « aérogares basse consommation », des haies synthétiques ou un musée du bocage... (lire ici)
2009 : camp climat, premiers zadistes et expertises indépendantes
À l’été 2009, un camp action climat s’installe sur les terres concernées et attire plus de 2000 personnes. La question du nouvel aéroport prend alors une dimension nationale, voire européenne, et fait écho aux mobilisations montantes contre le réchauffement climatique. À l’issue de ce rassemblement, des citoyens décident de s’installer sur place. Ce sont les premiers « zadistes ». En parallèle, diverses études sont lancées pour mettre en évidence le coût pharaonique, et sous-estimé, de la construction du nouvel aéroport. Une étude indépendante réalisée par un cabinet d’expertise néerlandais remet en cause le calcul des coûts et bénéfices. L’Atelier citoyen – une association travaillant sur les alternatives à l’aéroport – chiffre le réaménagement de l’actuel aéroport nantais, ainsi que les travaux d’amélioration des voies d’accès.
– Lire aussi notre enquête : De Notre-Dame-des-Landes à Roybon, des grands projets créateurs d’emplois ou fauteurs de chômage ?
Naturalistes, pilotes, chefs d’entreprise rallient la contestation
Les opposants invalident également les méthodes mises en place pour compenser la destruction de la biodiversité au sein de cette zone humide. Les naturalistes en lutte entament un travail d’inventaire de cette biodiversité et organisent des balades pédagogiques. Des intervenants inattendus prennent position contre la construction de l’aéroport : des pilotes, pour des raisons techniques (lire ici) ou des chefs d’entreprises, pour des raisons financières (lire ici).
Une barricade sur la Zad, lors de l’opération César / © Laurent Guizard
De nombreux contentieux et procédures en justice sont lancés : face à l’expropriation des habitants « historiques », aux obstacles à la consultation des documents administratifs, à propos des autorisations environnementales et sur les aides publiques perçues par Vinci (plus de détails ici). Chaque année, au début du mois de juillet, un rassemblement réunit des représentants de luttes contre les grands projets inutiles, français et européens. Les stratégies s’affinent, les opposants continuent de compter leurs forces.
2012, année charnière : opération « César » contre « Astérix »
En mai 2012, six habitants entament une grève de la faim pour exiger la suspension des expropriations, tant que des recours judiciaires sont en cours. Ils obtiennent gain de cause au bout de 28 jours. Plusieurs mois de tranquillité s’annoncent. Mais à l’automne, le gouvernement Ayrault décide d’évacuer les personnes qui se sont installées depuis 2009 dans le bocage. La « zone d’aménagement différée » se transforme en « zone à défendre » (Zad).
Reportage vidéo réalisée par Myriam Thiebaut lors de l’opération César à l’automne 2012
La France et le gouvernement découvrent l’ampleur des liens et de la mobilisation qui se sont noués autour de Zad, entre les « squatteurs » et les agriculteurs. 1200 policiers et gendarmes sont mobilisés par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls pour une opération baptisée César. Mais l’évacuation, prévue pour durer quelques jours, s’embourbe au milieu des 1500 hectares de champs, bois, mares et sentes. Les occupants défendent les lieux pied à pied. Ils construisent des barricades, se servent de leurs parfaites connaissance du terrain pour déjouer les manœuvres policières, et réparent le lendemain ce que les forces de l’ordre et les bulldozers ont détruit la veille. Nombre d’entre eux sont blessés, parfois très gravement. À tel point qu’une médecin alerte la préfecture. Patrick Warin, énarque et ancien directeur à la Caisse des dépôts et consignations, s’indigne contre les violences et relève les similitudes avec la lutte du Larzac.
Les soutiens arrivent de toutes parts : logistiques et matériels, manifestations et sit-in partout en France. Les opposants à l’aéroport se serrent les coudes. A l’issue de ces semaines de « guérilla », les occupants acquièrent une légitimité. Le 17 novembre 2012, alors que gendarmes et CRS se replient, des milliers de personnes convergent sur la Zad pour reconstruire ce qui a été détruit. Baptisée opération Astérix, elle réunit près de 40 000 personnes venues de la France entière pour transporter des planches, monter des maisons, clouer, déblayer…
Manifestation de réoccupation le 17 novembre 2012 / © Laurent Guizard
« Occuper, cultiver, résister » : utopies concrètes sur la Zad
Depuis les expulsions de 2012, les liens n’ont cessé de se renforcer entre les très hétérogènes opposants, et leurs divers modes d’actions (lire aussi ici). Le slogan « occuper, cultiver, résister » prend de l’ampleur. Les débats réguliers, les expérimentations lancées, font de la Zad un lieu politique exceptionnel, où se mêlent réflexion sur la marche du monde, en même temps qu’une mise en pratique de modes de production alternatifs, notamment agricoles. Aujourd’hui, 400 hectares sont exploités par onze exploitants, 260 ha par les occupants et 600 ha par d’anciens occupants qui avaient été indemnisés par Vinci (sous forme de baux précaires). Le fait de préserver et travailler ces terres, alors qu’en parallèle une alternative existe pour moderniser l’aéroport existant de Nantes Atlantique, renforce la légitimité de la lutte.
Opération « Astérix » pour reconstruire ce qui a été détruit par le recours à la force / © Laurent Guizard
En janvier 2016, malgré la décision d’expropriation qui tombe, les agriculteurs continuent à vivre et travailler sur place. Pendant le mouvement contre la loi travail, des habitants de la Zad approvisionnent les grévistes. D’autres aident matériellement des migrants. En mai, la CGT Vinci se positionne contre l’aéroport.
Le piège d’un référendum très local
Le 26 juin 2016 se tient un référendum pour ou contre le transfert de l’aéroport de Nantes vers Notre-Dame-des-Landes, réservés aux habitants de Loire atlantique. Véritable ovni juridique, ce référendum est considéré comme peu légitime par de nombreuses personnes, en raison notamment de ses limites géographiques, alors même que les conséquences économiques et écologiques du projet dépassent largement le seul département (lire ici). Les opposants sont divisés sur la marche à suivre : certains jouent le jeu de la démocratie locale, d’autres boycottent le scrutin. Côté politique, le PS et l’UMP – soit les trois quarts des élus du département – mènent campagne pour le transfert, aux côtés des centristes de l’UDI et du PCF. Avec 50 000 voix d’avance, le oui au transfert obtient 55 % des suffrages exprimés (28 % des inscrits).
Ce résultat n’entame pas la mobilisation. En novembre 2016, des milliers de personnes arpentent la Zad, bâtons en mains, pour avertir à nouveau le pouvoir politique qu’ils reviendront en cas de recours à la force. Les occupants et leurs soutiens continuent à expérimenter et à cultiver.
Médiation puis abandon
Suite à l’élection d’Emmanuel Macron, un groupe de médiateurs est nommé par les ministres Nicolas Hulot, pour la transition écologique et solidaire, et Elisabeth Borne, pour les transports. Ils rendent leur rapport le 13 décembre, en se penchant pour la première fois sur les diverses options. « Réhabiliter Nantes-Atlantique coûterait deux fois moins cher que construire Notre-Dame-des-Landes », concluent-ils (lire ici). Un mois plus tard, le projet est abandonné.
La victoire des opposants à Notre-Dame-des-Landes vient ainsi s’ajouter à quelques luttes emblématiques et victorieuses des mouvements écologistes contre des grands projets industriels dont l’utilité sociale est mise en doute : celle de la mobilisation contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff (Finistère), à la fin des années 70 ; celle contre des projets de nouveaux barrages sur la Loire et l’Allier, annulés en 1991 ; celle contre l’extraction de gaz de schiste qui a débouché sur un moratoire puis une loi interdisant le recours à la fracturation hydraulique en 2011 ; et enfin, celle contre le barrage de Sivens (Tarn) dont le projet a été abandonné après la mort d’un manifestant, Rémi Fraisse, tué par une grenade lancé par un gendarme en octobre 2014 (lire ici).
– Voire aussi notre dossier sur les grands projets controversés
Nolwenn Weiler et Ivan du Roy