Santé au travail

Notre-Dame de Paris reconstruite avec du plomb : quels risques ?

Santé au travail

par Annie Thébaud-Mony

« Je suis indignée qu’un chef de l’État puisse assumer la maladie et la mort précoce des travailleurs exposés au plomb », dénonce la chercheuse Annie Thébaud-Mony. En cause : les décisions prises dans le cadre du chantier de reconstruction de Notre-Dame de Paris.

Quatre ans après l’incendie de Notre-Dame et les 400 tonnes de plomb dispersées en poussières dans et autour de l’édifice, une juge d’instruction a enfin été désignée pour enquêter sur la pollution au plomb [1]. Nos alertes seront-elles enfin prises en compte ?

Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), sociologue spécialiste des questions de santé au travail, porte-parole de l'association Henri-Pézérat
Annie Thébaud-Mony
Directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), sociologue spécialiste des questions de santé au travail, porte-parole de l’association Henri-Pézérat

Dès le printemps 2019, le collectif plomb Notre-Dame, constitué de syndicats et d’associations dont l’association des familles victimes du saturnisme (AFVS), a alerté sur les dangers des poussières de plomb ayant contaminé le site lui-même et bien au-delà. Alors que le plomb est un toxique redoutable, même à très faible dose, les revendications du collectif sont restées lettre morte, notamment celle visant la mise en sécurité du site par un confinement de l’édifice.

Cette action s’est heurtée aux décisions politiques du moment. Dans les trois premiers mois, le choix a été fait de n’envisager aucune précaution particulière. Après un arrêt de chantier d’un mois décidé par le préfet de région en août 2019, quelques mesures ont été prises (douches, doubles vestiaires, équipements de protection individuelle), mais l’essentiel en matière de prévention n’a pas été entrepris, à savoir le confinement et la décontamination préalable aux travaux.

Ces derniers ont été réalisés en milieu pollué, notamment le démontage de l’échafaudage qui entourait la flèche. Les conséquences en sont une pollution intense et chronique tant sur le chantier lui-même qu’aux environs de la cathédrale, pollution qui perdure aujourd’hui.

Faut-il rappeler qu’en matière de risques cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction, la hiérarchie des règles de prévention inscrites dans le Code du travail (article R. 4412-66 et suivants) est celle-ci : en premier lieu, substituer une substance dangereuse par une autre qui ne l’est pas ; si la substitution n’est pas possible, assurer l’absence de contact entre les travailleurs et la substance par des équipements de protection collective (confinement, aspirations et autres). Les équipements de protection individuelle viennent en dernier ressort et s’avèrent toujours notoirement insuffisants.

L’association Henri-Pézerat et l’Union départementale CGT Paris ont déposé une plainte simple pour mise en danger de la vie d’autrui en juillet 2021, suivie d’une autre avec constitution de parties civiles le 16 juin 2022.

Une décision prise au sommet de l’État

L’utilisation du plomb laminé en matériau de couverture est très dangereuse. Ceci a été rappelé en mars 2021 par le Haut Comité à la santé publique [2]. L’établissement public pour la reconstruction de Notre-Dame a pourtant décidé de reconstruire à l’identique la flèche et la toiture, soit avec 400 tonnes de plomb au total.

Cette décision vient manifestement du sommet de l’État. C’est le fait du prince. Le plomb laminé a pourtant pour caractéristique de relarguer des poussières fines de plomb dès la pose de la toiture et au fil du temps, provoquant une pollution récurrente.

D’autres matériaux de couverture existent. La cathédrale de Chartes a été recouverte de cuivre. À Nantes, après l’incendie qui avait ravagé la toiture de la cathédrale en 1972, la charpente en bois d’origine a été remplacée par une structure en béton (seuls les liteaux retenant les ardoises sont en bois). Quand cette cathédrale a subi un nouvel incendie en 2020, le béton a tenu et les conséquences sanitaires n’ont évidemment pas été les mêmes puisqu’il n’y avait pas de plomb.

Dans le cas de Notre-Dame, malgré les protestations, y compris de la part du Conseil de Paris, la décision de reconstruire à l’identique a prévalu, au mépris du risque d’incendie et des atteintes toxiques pour les travailleurs et les riverains.

Les travailleurs, premiers touchés

L’inquiétude est également forte pour tous les travailleurs à l’extérieur du site. La pollution remuée depuis quatre ans a atteint au premier rang les travailleurs du nettoyage autour de la cathédrale. Mais je pense aussi aux cafetiers qui passent le chiffon sur la table du consommateur à l’extérieur, et inhalent la poussière de plomb.

Les conséquences sont invisibles, car les atteintes au plomb sont sournoises. La caractéristique du métabolisme du plomb dans l’organisme est de circuler temporairement dans le sang puis de se fixer dans les os. Ce plomb se relargue ensuite dans le sang au fil du temps en cas de décalcification, à l’occasion d’une fracture par exemple, mais aussi d’une grossesse.

C’est une contamination chronique qui fait des dégâts à bas bruit sur les cellules, le système nerveux, le système rénal, le système cardio-vasculaire. C’est un cancérogène et un toxique pour la reproduction aussi bien masculine que féminine. Les symptômes étant très peu spécifiques, les maladies liées au plomb sont en grande partie invisibles en tant que telles dans la population.

Nous avions demandé un centre de suivi (des travailleurs, pompiers, riverains...) avec un vrai travail de recension des symptômes et pathologies [3]. Les autorités sanitaires sont restées sourdes alors que ce travail a été mené autour du World Trade Center par exemple. Vingt ans plus tard, les études publiées aux États-Unis révèlent les épidémies de cancers et autres pathologies pour les personnes ayant été exposées au nuage toxique lors des attentats du 11 septembre 2001.

Malgré les données scientifiques et les avis du Haut comité à la santé publique, de l’Ineris et de l’Anses, il n’existe pas de valeur limite contraignante pour les niveaux de concentration en plomb mesurés dans les poussières à l’extérieur, seulement des valeurs indicatives de 1000 µg/m2. Or, après l’incendie de Notre-Dame, l’agence régionale de santé a décidé de relever ce seuil à Paris à 5000 µg/m2 dans l’espace public, soit cinq fois plus. Nous sommes dans une situation catastrophique du point de vue de la réglementation, qui n’est pas cohérente avec les connaissances scientifiques acquises sur les dangers du plomb. Et même celle-ci reste inappliquée.

Omerta sur les pollutions autour de Notre-Dame

L’union départementale CGT et l’association Henri-Pézerat ont sollicité dès janvier 2020 les ministères de la Culture et du Travail pour obtenir des documents concernant la pollution sur le chantier et dans l’environnement. Face à l’absence de réponse, nous avons saisi la Commission d’accès aux documents administratifs qui nous a donné raison, puis le tribunal administratif. Le ministère de la Culture finit par nous transmettre des documents sur la pollution environnementale courant 2021. Quant à celui du Travail, il a fait de même seulement huit jours avant l’audience fixée par le tribunal administratif en juin 2021.

Ces documents sont accablants du point de vue de la pollution, mais aussi d’infractions au Code du travail. Certes, tout visiteur ou journaliste qui entre dans la cathédrale doit porter des chaussons jetables et une combinaison. Mais le chantier a fait l’objet de nombreuses alertes de la part de l’inspection du travail en 2020.

En outre, la pollution reste manifestement très importante y compris au niveau de l’environnement du site : la crypte a fermé à plusieurs reprises au cours de l’hiver 2022-2023. On peut parler d’omerta.

Les cascades de sous-traitance font obstacle à la mise en œuvre de mesures de prévention. L’établissement public passe des marchés avec un certain nombre d’entreprises : gros œuvre, électricité, charpente... Or, ces entreprises, dont le siège est souvent hors de l’Île-de-France n’ont pas, sur place, d’organisation syndicale ni de comité social ou économique ou de comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. La même difficulté se pose avec les travailleurs intérimaires. Nous n’avons pas de contact avec les salariés eux-mêmes.

La toxicité du plomb établie il y a un siècle

Sur ce chantier, les chefs d’équipe expérimentés sont sous pression de l’urgence permanente, alors que le général Georgelin, chargé de superviser la reconstruction, ne cesse d’annoncer une réouverture de Notre-Dame d’ici les Jeux olympiques de 2024. Il se fait le relais de la décision présidentielle alors que son expérience passée ne le prédispose pas à être maître d’ouvrage ou maître d’œuvre d’un chantier contaminé au plomb.

Cela demande des savoir-faire et une expérience qu’il n’a pas. L’utilisation du plomb « ne pose aucun danger » a affirmé le général Georgelin le 18 janvier dernier lors de son audition par la commission de la culture du Sénat.

Je suis indignée qu’un chef de l’État puisse s’asseoir de cette manière sur une réglementation de santé publique, dont la santé au travail est un champ à part entière. Créé en 1919 soit 100 ans avant l’incendie de Notre-Dame, le premier tableau de maladies professionnelles concerne les atteintes à la santé liées au plomb. La toxicité du plomb ne faisait alors plus aucun doute.

Je suis indignée qu’un chef de l’État en principe garant de la protection de la santé des citoyens et de la mise en application de lois et règlements de ce pays, ait, du début à la fin de ce désastre, refusé d’assumer ce que l’incendie de Notre-Dame a provoqué, à savoir cet énorme nuage de poussière de plomb avec toutes ses conséquences, maintenues invisibles.

Je suis indignée qu’un chef de l’État assume froidement que des travailleurs soient exposés, tombent malades, et pour certains meurent précocement de maladies dues au plomb. Ce fait est à l’image du pouvoir d’Emmanuel Macron : considérer qu’il n’a absolument aucune obligation vis-à-vis de la santé, notamment celle des ouvriers. 

Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), sociologue spécialiste des questions de santé au travail, porte-parole de l’association Henri-Pézérat

Recueilli par Sophie Chapelle