Santé

« On a mis la médecine du travail sous la tutelle du patronat »

Santé

par Nolwenn Weiler

Où va la médecine du travail ? Comment lutter contre la remise en cause permanente de l’indépendance des médecins du travail ? Comment faire face à la souffrance croissante des salariés ? Des questions que se posent depuis 20 ans une dizaine de médecins de l’Ain. Leur vision, sans concession, est résumée dans un ouvrage, La santé au travail en France : un immense gâchis humain. Entretien avec Odile Chapuis, médecin du travail, membre de ce collectif d’insoumis.

Basta! : Vous dites, dans votre ouvrage, que dans le domaine de la santé au travail, le jeu social français est gangréné par l’hypocrisie. Pourquoi ?

La médecine du travail, appelée désormais Service de Santé au Travail (SST) a toujours été le fruit d’un compromis de la société. On a mis ce service sous la tutelle du patronat ! Ce qui est quand même incroyable ! C’est un peu comme si on confiait la douane à un contrebandier. Le directeur de mon service, par exemple, fait partie de la direction du Medef du département. Quand je dis ça aux gens qui ne connaissent pas le fonctionnement de la médecine du travail, ça les fait rire ! Nous n’avons pas l’indépendance nécessaire à l’esprit critique et à l’analyse des dysfonctionnements du monde du travail.

Vous avez pourtant réussi, au sein de votre collectif, à souligner ces dysfonctionnements...

Nous avons tenté d’alerter, à maintes reprises, depuis plus de 15 ans ! Mais nous avons toujours été traités d’extrémistes, de gauchistes, etc., alors que, chiffres en mains, les résultats sont parmi les plus mauvais en Europe. Pour ce qui concerne les inégalités sociales de santé en rapport avec le travail, nous sommes même les meilleurs ! De même pour le harcèlement. Qui le sait ? Qui le dit ? On est encore trop souvent dans la banalisation. La preuve : le gouvernement a essayé de faire passer la réforme de la médecine du travail discrètement, parmi la réforme du système des retraites.

Mais le Conseil constitutionnel a refusé que les deux questions soient traitées dans la même loi.

Le Conseil constitutionnel a décrété qu’il n’était pas moral, quand même, de glisser cette réforme de la santé au travail dans la réforme des retraites. Mais la loi qui sera votée sur le sujet, sans doute en début d’année prochaine, n’en sera pas moins calquée sur le modèle patronal. Le projet actuel n’enlève rien à la mainmise patronale. Pire : il la renforce puisque la mission de santé est retirée au médecin, et confiée au directeur du service, membre du patronat ! Les médecins ne pourront simplement plus travailler. Ils seront pris en tenaille entre la déontologie du métier, qui impose de prendre soin, et les ordres de l’employeur dont les priorités sont tout autres... L’autre problème, majeur pour nous, c’est la suppression de l’entretien annuel avec le salarié au cours duquel celui-ci pouvait, normalement, s’exprimer librement. Puisqu’il était protégé par le secret médical. Nous avions là un potentiel d’analyse fantastique puisque nous voyions tous les ans l’ensemble d’une population.

Aviez-vous vraiment les moyens de voir tous les salariés ? Depuis la réforme de 2004, vous aviez de plus en plus de salariés à voir, et d’entreprises à superviser, non ?

Il est clair que notre indépendance a commencé à être remise en question par la pénurie médicale. On a cessé de former des médecins alors que 1.700 des 6.500 médecins du travail vont partir en retraite ces toutes prochaines années ! Nous devenons des médecins de l’urgence. Nous voyons en priorité les accidents, les embauches de dernière minute, etc. Nous avons de moins en moins de capacités d’analyse qui nous permettraient de pouvoir donner des alertes. De plus en plus nécessaires pourtant, puisque la souffrance au travail augmente.

Comment expliquez-vous cette augmentation de la souffrance au travail ?

En France, la santé au travail est maltraitée, depuis longtemps. Depuis toujours. À ce fonds ancien de maltraitance, s’est ajoutée ces 15-20 dernières années la folie de la rentabilité maximale. Nous, médecins, avons vu le phénomène progresser. Il faut faire toujours plus et mieux, avec toujours moins de moyens, notamment humains. À force, ça fait péter les plombs aux gens ! Le secteur de la production a été touché le premier. Puis celui des services, du social, etc. Beaucoup de salariés sont aujourd’hui dans une souffrance terrible, celle de mal faire leur travail. J’ai vu des travailleurs de maisons de retraite en pleurs dans mon cabinet me dire qu’ils étaient obligés de mélanger la soupe, le yaourt et la compote des résidents pour aller plus vite ! Parce qu’ils sont chronométrés pour toutes leurs tâches ! Après on parle de la maltraitance dans les maisons de retraite, évidemment. La réalité c’est qu’il y a une chaîne de maltraitances. Dans laquelle sont inclus de plus en plus de salariés.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

La santé au travail en France : un immense gâchis humain, Collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse, Éditions L’Harmattan, 2010, 130 pages, 13 euros.