Le 27 mars 2017, la France promulguait, à l’issue d’un laborieux parcours législatif de plusieurs années, la loi sur le devoir de vigilance des multinationales – ou, plus précisément, des « sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre ». De manière très inhabituelle pour la France, cette loi n’a pas été conçue dans les ministères, mais par un petit groupe de députés indépendamment du gouvernement, en collaboration étroite – ce qui est encore plus rare – avec une coalition d’associations, de syndicats et autres acteurs de la société civile. C’est une loi d’une grande simplicité, qui tient en trois articles. Son objectif pourrait paraître modeste : corriger une lacune du droit existant en donnant la possibilité, dans certaines conditions, de saisir la justice lorsqu’une entreprise multinationale basée sur notre territoire est mise en cause pour des atteintes graves aux droits humains et à l’environnement, commises en France comme à l’étranger.
Pollutions pétrolières ou chimiques, main-d’œuvre surexploitée dans les usines des fournisseurs, conflits et répression autour des sites d’implantation des multinationales, complicité avec des dictatures, accaparement des ressources naturelles, tout le monde a entendu parler de cette face obscure de la mondialisation, où l’internationalisation des chaînes de production et la chasse aux profits se développent aux dépens des femmes et des hommes et de la nature. Que les victimes puissent porter plainte pour faire respecter leurs droits fondamentaux, ou que des associations puissent exiger l’intervention d’un juge pour mettre fin aux abus, quoi de plus naturel, quoi de plus normal soixante-dix ans après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et après de multiples traités internationaux sur la lutte contre l’exploitation, le climat ou la protection de l’environnement ?
Un chaînon manquant dans la mondialisation
Et pourtant, en pratique, mettre en cause une grande entreprise et ses dirigeants pour les violations des droits humains ou la dégradation de l’environnement occasionnées par ses activités reste souvent mission impossible. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, comme nous le racontons dans ce livre. D’un côté, il existe une multitude de textes de droit international ; de l’autre, une impossibilité apparente de les faire appliquer et de leur donner effet dans des situations impliquant des multinationales. Voilà manifestement un chaînon manquant dans la mondialisation.
Beaucoup de raisons entrent en jeu pour créer cette situation d’impunité. D’abord les soutiens et les complicités politiques dont bénéficient généralement les milieux d’affaires internationaux dans les pays où ils sont implantés. Ensuite la faiblesse du pouvoir judiciaire, par manque de moyens ou par manque d’indépendance. Sans compter que, bien entendu, les grandes entreprises et leurs dirigeants peuvent mettre en branle des armées d’avocats pour faire traîner en longueur les procédures, épuiser tous les recours ou exploiter les failles de l’accusation. Les personnes et les groupes les plus affectés par leurs activités, en revanche, comptent souvent parmi les plus démunis. L’histoire de David contre Goliath semble donc infiniment répétée – mais sans fronde à disposition des « petits ».
Il est aussi une raison moins visible et plus structurelle à cette impunité des multinationales, qui gît dans le droit lui-même et dans sa déconnexion d’avec la réalité économique. On peut dire qu’aujourd’hui la « multinationale », le « groupe », voire l’« entreprise », n’existent pas réellement d’un point de vue juridique. Là où nous voyons un sujet cohérent et autonome – Total, Apple ou H&M –, avec sous son égide des dizaines d’établissements, de filiales, de co- entreprises ou autres relations d’affaires gérées en fonction de l’intérêt du tout (ce qui signifie malheureusement souvent le seul intérêt des actionnaires et des dirigeants), le droit voit une nébuleuse d’entités distinctes, seulement liées entre elles par des liens capitalistiques et des contrats.
Il ne s’agit pas seulement d’un simple détail technique. Une conséquence directe de ce hiatus est qu’il est souvent extrêmement difficile de responsabiliser la multinationale elle-même (autrement dit la « société mère » qui chapeaute tout l’édifice et le dirige) pour les manquements d’une de ses filiales à l’étranger. Et à plus forte raison pour des abus constatés chez l’un de ses sous-traitants ou fournisseurs, quand bien même ces abus seraient directement liés aux exigences ou aux pressions de la multinationale en question.
Coup porté à l’impunité des multinationales
C’est précisément cette lacune, cet angle mort du droit, que la loi sur le devoir de vigilance entend combler. À certains égards, ce n’est qu’un point de détail, un simple aménagement législatif qui crée une possibilité de recours judiciaire ne visant que les abus les plus criants, selon une procédure très spécifique, et qui impliquera d’apporter la preuve que la société mère (vis-à-vis de ses filiales) ou donneuse d’ordre (vis-à-vis de ses fournisseurs et sous-traitants) a clairement manqué aux responsabilités qui étaient les siennes en proportion de son influence réelle. On voit mal cette loi donner lieu à une floraison de procès intentés contre des entreprises, comme l’ont suggéré ses détracteurs.
À d’autres égards, cependant, cela change tout. C’est d’ailleurs pourquoi cette législation d’apparence modeste, ciblant des situations que personne ne pourrait considérer comme acceptables, a suscité, et continue de susciter, une opposition aussi acharnée de la part d’une partie des milieux d’affaires français et internationaux. La loi française sur le devoir de vigilance est un coup porté à la barrière de protection juridique qui isole les multinationales des impacts de leurs activités sur les sociétés et l’environnement.
De ce fait, elle remet en cause la condition d’« irresponsabilité sociale » intrinsèque à la notion même d’entreprise multinationale, se jouant des frontières et des juridictions. Elle modifie ce qui, en apparence, n’est qu’un petit rouage juridique de la mondialisation, mais qui affecte virtuellement tout le fonctionnement de la machine – notamment au profit de qui et au détriment de qui elle opère.
Tout ceci ne vient pas de nulle part. L’adoption de la loi française en 2017 n’est ni le commencement ni la fin. La manière dont elle sera effectivement utilisée et mise en œuvre fera certainement l’objet de controverses aussi virulentes que celles qui ont entouré son élaboration et son adoption. Sa portée dépasse les frontières de l’Hexagone, comme l’illustre l’intervention dans le débat législatif français d’organisations comme la Chambre de commerce des États-Unis, principal lobby patronal américain, ou la Confédération syndicale internationale, porte-parole du monde syndical à l’échelle globale.
Des chaînes de responsabilité souvent complexes et diffuses
Cette loi constitue une étape dans une histoire qui commence, au moins, dans les années 1970 – date à laquelle la régulation des entreprises multinationales dans le cadre du droit international émerge en tant qu’enjeu politique. Elle est issue, dans sa conception, de l’expérience concrète d’associations et d’avocats, en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Inde, en Équateur et ailleurs, qui ont tenté pendant des années d’utiliser les armes du droit existant pour mettre les multinationales et leurs dirigeants face à leurs responsabilités. Parallèlement à la France, d’autres pays européens débattent de législations similaires – ce qui prouve à quel point le sujet est à l’ordre du jour. Dans les enceintes onusiennes comme le Conseil des droits de l’homme ou l’Organisation internationale du travail, les discussions se poursuivent sur des instruments de droit international visant à donner, comme la loi française, une effectivité juridique à la responsabilité des multinationales.
Pour un lecteur non averti, tout ceci pourrait peut-être paraître irréel. Nous ne sommes pas préparés, culturellement et historiquement, à imaginer une multinationale ou un patron d’entreprise dans un tribunal, devant un juge, obligés de répondre de leurs actes, sauf peut-être dans les cas les plus flagrants d’escroquerie ou de corruption. Les tribunaux sont faits pour les délinquants et les criminels ordinaires, en chair et en os, dont les actions sont clairement identifiables, avec des conséquences tout aussi claires sur la vie humaine ou l’intégrité des personnes et des biens.
Par comparaison, la délinquance ou la criminalité « en col blanc » – celle des spéculateurs, des fraudeurs fiscaux, des hommes d’affaires et des cadres d’entreprise – ne nous apparaît pas avec le même sens de gravité et d’immédiateté, même si ses conséquences directes ou indirectes peuvent être beaucoup plus sérieuses. Nous imaginons facilement juger l’assassin qui aurait fait une seule victime, et non juger l’entreprise ou le dirigeant dont les décisions froides ont directement entraîné une pollution, la commercialisation de produits dangereux ou un affaiblissement des règles de sécurité affectant la vie de centaines de riverains, de consommateurs ou de travailleurs.
Il y a de bonnes raisons à cela. Lorsqu’il est question d’abus de la part de multinationales, les actions, les processus de décision qui ont mené à ces actions, les causes et les chaînes de responsabilité sont souvent complexes, diffus et délicats à déterminer. Mais cette difficulté ne signifie pas qu’il n’y ait pas effectivement décision, action et nécessité de répondre de leurs conséquences. L’impression de discontinuité et de distance entre les décisions apparemment « impersonnelles » prises dans les salles de réunion des sièges des multinationales et leurs conséquences très concrètes pour les gens et pour la nature, parfois à l’autre bout du monde, est précisément ce qui facilite les abus et laisse libre cours à la seule recherche du profit financier.
Ramener les multinationales et leur pouvoir au sein d’un véritable « état de droit »
Parfois, ce principe d’irresponsabilité finit par entraîner des scandales de grande ampleur : effondrement au Bangladesh en 2013 de l’immeuble du Rana Plaza qui abritait des ateliers textiles travaillant pour de grandes marques occidentales ; marées noires avec leurs déversements de pétrole comme celles de l’Erika, de Chevron-Texaco dans l’Amazonie équatorienne ou celles qui polluent au quotidien le delta du Niger ; pollutions chimiques à grande échelle comme à Bhopal en Inde ; collaboration avec des dictatures ou des groupes terroristes. Mais il régit aussi, au quotidien, d’innombrables décisions prises par les directions d’entreprise, dont nous sentons indirectement les conséquences dans nos vies et qui font du monde d’aujourd’hui ce qu’il est, avec ses multiples défis sociaux, politiques et environnementaux.
En ce sens, la loi sur le devoir de vigilance n’est pas une loi « de niche » qui n’intéresserait que les ONG de solidarité internationale ou les défenseurs de l’environnement. La place croissante et, pour être clair, le pouvoir des multinationales – elles-mêmes de plus en plus dominées par les marchés financiers et leur logique de profit à court terme – sont aujourd’hui une réalité qui dépasse largement la seule sphère économique. Impossible d’y échapper. Elle engage nos modes de vie, la préservation des écosystèmes et du climat, notre cohésion sociale elle-même, au sein de chaque pays et entre pays. Ce pouvoir est aussi de plus en plus contesté par une grande partie de l’opinion publique, par les communautés qui accueillent (et souvent subissent) ces activités, et parfois par les travailleuses et travailleurs des multinationales eux- mêmes. Une forme de contrat social semble s’être rompue.
Face à ce constat, la tentation de beaucoup est d’en appeler simplement à une réaffirmation du pouvoir politique face aux pouvoirs économiques, d’exiger des autorités publiques qu’elles (ré)imposent enfin leurs règles et leurs volontés aux acteurs économiques et fassent primer l’intérêt général sur les intérêts privés. Difficile d’être en désaccord. Mais il ne faut pas non plus passer à côté de ce qui fait la spécificité de ce « pouvoir » qui est celui des multinationales, qui justement ne fonctionne pas sur le modèle de celui des États et ne s’oppose pas frontalement à eux – sauf, bien sûr, cas extrêmes. C’est un pouvoir de fait qui s’exerce dans les creux du pouvoir politique et de la législation, en occupant tout l’espace de ce qui n’est pas expressément interdit et effectivement sanctionné par les pouvoirs publics, ou en jouant de l’« extraterritorialité » que lui permet sa dimension multinationale par rapport aux frontières administratives et judiciaires. Il s’exerce aussi d’une certaine façon par le droit, en s’appuyant sur un « droit des affaires » qui le rend invisible et quasi naturel – par exemple celui des accords de libre-échange. C’est pourquoi le terrain juridique est tout aussi important que les terrains politique et économique face aux abus des multinationales.
Au fond, l’enjeu est de maintenir ou de ramener les multinationales et leur pouvoir au sein d’un véritable « état de droit » et d’un espace public démocratique. Les grands principes des droits de l’homme et des libertés civiles se sont construits, historiquement, en réponse à l’arbitraire des monarchies absolues ; il faut aujourd’hui les protéger ou les reconstruire face à ces nouveaux despotes que sont les grandes entreprises et les marchés financiers.
Le devoir de vigilance se situe en ce sens à l’une des plus importantes « frontières » actuelles de notre démocratie – une démocratie de plus en plus mondialisée et de plus en plus soumise aux pouvoirs économiques. C’est un outil et un point d’appui pour rééquilibrer, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur des entreprises, un système de plus en plus biaisé en faveur des puissances de l’argent. Son avenir et la manière dont il sera mis à profit restent aujourd’hui à écrire.
Olivier Petitjean
Photo : Des sauveteurs recherchent des corps après la rupture, le 25 janvier 2019, du barrage minier de Brumadinho (Brésil) appartenant au conglomérat industriel Vale, et provoquant 115 morts et 248 disparus / CC Diego Baravelli
Ce texte est tiré de l’introduction du livre d’Olivier Petitjean : Devoir de vigilance. Une victoire contre l’impunité des multinationales, 2019, éditions Charles Léopold Mayer, 174 pages, 10 euros.