Le symbole était puissant. Vendredi 12 juillet, en occupant par surprise – et de manière pacifique – le Panthéon durant quelques heures, dans le cadre d’une action baptisée « Debout les morts ! », le mouvement des Gilets noirs a placé la République version 2019 en face de ses mythes fondateurs. Confronté la réalité d’une politique frappant toujours plus violemment les immigrés, au dernier voile d’illusions qui persiste à vouloir la déguiser. Entre les deux, un gouffre, une nouvelle fois mis à nu par les événements de cette journée.
« On est des sans-papiers, des sans-voix, des sans-visages pour la République française, proclamait le tract distribué sur place. On vient sur la tombe de vos grands hommes pour dénoncer vos profanations, celles des mémoires de nos camarades, de nos pères, de nos mères, de nos frères et sœurs en Méditerranée, dans les rues de Paris, dans les foyers et les prisons. » Lassés du mépris préfectoral, dénonçant un racisme niché au cœur des institutions, les Gilets noirs exigeaient une rencontre avec le premier ministre Édouard Philippe. L’action était conduite avec le collectif « La Chapelle debout », à partir duquel le mouvement s’est structuré, ainsi qu’avec l’association « Droits devant ! ».
L’arrivée des Gilets Noirs au Panthéon.
« On ne lutte pas que pour des papiers, mais contre le système qui crée des sans-papiers ! »
« On occupe, précisaient-ils encore, parce qu’il y a 200 000 logements vides à Paris, et que les nôtres dorment sous les échangeurs du périphérique (...). Parce qu’au foyer de Thiais comme dans tous les autres, la police vient le matin rafler les habitants jusque dans leur chambre. Pour exiger la libération de nos camarades Gilets noirs prisonniers enfermés en centre de rétention, et de tous les autres. Pour l’abolition de ces prisons pour étrangers ! On ne lutte pas que pour des papiers mais contre le système qui crée des sans-papiers ! »
Qu’est-il ressorti de cette irruption de vie et de réalité au milieu des marbres froids de la République ? Bien préparée, l’occupation, qui s’est déroulée de 13h jusqu’à la sortie des Gilets noirs à 16h40, s’est déroulée dans le calme, de manière pacifique et sans dégradations – comme nous avons pu le constater à l’intérieur. En guise d’interlocuteur, les forces de l’ordre sont rapidement arrivées en nombre, positionnées tout autour des manifestants. Mais sans confrontation. L’espace d’un instant, on aurait pu penser que la statue de la Convention, dont le socle est orné d’une devise invitant à « Vivre libre ou mourir », avait placé les manifestants sous sa protection.
A l’intérieur du Panthéon, pendant plus de 2h30, les prises parole de Gilets noirs se succèdent (crédit : Thomas Clerget / Bastamag)
Ils ont finalement été trompés. Suite à des négociations avec les forces de l’ordre, les Gilets noirs auraient reçu, selon des participants, la garantie d’une sortie des lieux sans difficultés, à condition de partir d’eux-mêmes et de passer non pas par la grande porte en façade, où attendaient soutiens et journalistes, mais par la porte arrière. Ce qu’ils ont fait, en chantant leurs slogans, et pensant leur action terminée. Ce n’est qu’à l’extérieur, une fois les grilles refermées, que les forces de l’ordre ont peu à peu affiché d’autres intentions.
Le choix de la répression
Les Gilets noirs, à l’arrière du Panthéon, sont directement tombés dans une nasse. Selon des membres de La Chapelle debout, une sortie individuelle a alors été proposée aux manifestants, assortie d’un contrôle d’identité. Une option évidemment refusée, par crainte de l’arrestation des personnes sans papiers. Le groupe décide alors de rester ensemble. Dans une telle situation, les forces de l’ordre auraient très bien pu laisser partir les manifestants, comme elles ont d’ailleurs fini par le faire, mais trois heures plus tard. Ce n’est cependant pas le choix qui a été opéré.
(crédit : Thomas Clerget / Bastamag)
Les Gilets noirs ont d’abord été contraints à l’attente. Sans information sur la suite. A ce stade, aucune tension, aucune confrontation n’est observée. Les manifestants attendent simplement, calmement. Il y a des prises de parole au micro. Jusqu’à ce qu’un groupe de policiers, en tenue de « maintien de l’ordre », s’avance peu à peu. Personne ne semble imaginer réellement ce qui va suivre. Brutalement, et sans sommation, les policiers procèdent à une première série d’arrestations. Bousculée par la violence de la manœuvre, une manifestante d’une cinquantaine d’années, à côté de nous, en tremble pendant de longues minutes, prostrée dans les bras d’une camarade.
Agressions physiques et psychologiques
La scène se répétera au moins trois fois, générant un climat de peur. A chacune, un groupe d’une vingtaine de policiers avance lentement, avant de brutalement « arracher » une ou plusieurs personnes directement au sein du groupe. Observer le calme, la froideur méthodique avec laquelle l’approche est effectuée, est glaçant. La seconde manœuvre (voir vidéo ci-dessous), est révélatrice du cynisme – pour ne pas dire de la perversité – du procédé : un gradé s’avance innocemment, et demande à un gilet noir assis au sol, sur un ton presque doux : « Vous voulez sortir Monsieur ? » Nous déclenchons alors la vidéo. La question est répétée, puis le gradé fait un signe aux policiers, qui viennent immédiatement s’emparer de plusieurs personnes.
A partir de cet instant, tout le monde comprend le scénario. Une heure et demi s’écoule encore ainsi, dans une incertitude teintée d’angoisse, avant une nouvelle manœuvre en deux temps qui déclenche cette fois des déplacements brusques parmi les Gilets noirs. Ces mouvements, au cours lesquels de nombreuses personnes tombent au sol – dont un CRS – n’empêcheront pas les policiers de continuer à manœuvrer, à donner des coups de matraque, à arrêter des gens. Derrière le cordon, d’autres policiers entreprennent d’interpeller ceux qui s’enfuient en passant entre les CRS. Après la charge, beaucoup de personnes restent au sol.
Une quarantaine de blessés, à des degrés divers, seront pris en charge par les secours. Certains sont évacués en boitant, touchés aux jambes ou aux genoux. D’autres restent au sol. Selon La Chapelle debout, certaines blessures sont graves. Contacté à ce sujet, le collectif, qui centralise les rapports médicaux, listait dimanche soir notamment « deux comas aujourd’hui sortis » , « un pied cassé », des « genoux déplacés », « un doigt arraché » qui doit être opéré, « plusieurs étouffements avec douleurs thoraciques suite à des piétinements », ou encore des contusions ou « plaies aux arcades ».
« C’est du racisme »
Après la dernière manœuvre et le chaos qu’elle engendre, le sol est jonché d’autocollants, de chaussures et de sacs à dos abandonnés. Les Gilets noirs, qui sont encore 100 à 150 sur place, se regroupent. Un tas d’affaires perdues est constitué. Les policiers s’éloignent, mais continuent à bloquer la rue. Dehors, les soutiens deviennent plus nombreux. Deux députés – Danièle Obono, puis Eric Coquerel (LFI) – arrivent sur place. Les forces de l’ordre finissent par ouvrir la nasse, et les Gilets noirs peuvent retrouver leurs soutiens pour une dernière série de prises de parole. « C’est bon, ils ont fait leur nombre d’arrestations », commente un Gilet noir.
(crédit : Thomas Clerget / Bastamag)
Sagnane, un autre Gilet noir très marqué par ce qui vient de se passer, constate : « C’est du racisme. Nous n’avons rien cassé. Nous avons juste demandé des papiers. Nous travaillons dans de mauvaises conditions, nous dormons dans de mauvaises conditions. Tout ce que nous avons fait, c’est revendiquer. » La profonde et violente déshumanisation du traitement réservé, au quotidien, aux immigrés par le gouvernement français, a une nouvelle fois éclaté en plein jour, ce 12 juillet à Paris. Le collectif La Chapelle debout dénonce, lui-aussi, une répression à caractère raciste.
Selon la préfecture de police, 37 personnes ont été interpellées. Parmi-elles, 17 auraient depuis été libérées, 19 autres placées au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, possible préalable à une expulsion. Elles pourront y être maintenues jusqu’à 90 jours au lieu de 45 précédemment, suite à la loi dite « asile et immigration », votée par l’actuelle majorité et promulguée en septembre 2018. Un juge des libertés et de la détention doit néanmoins décider du maintien ou non de leur privation de liberté. Un rassemblement de soutien est appelé ce 15 juillet, toute la journée, devant le Tribunal de grande instance de Paris.
Le collectif La Chapelle debout a par ailleurs lancé une cagnotte de soutien et prépare la défense des Gilets noirs avec plusieurs avocats. « Nous avons espoir que beaucoup de dossiers soient annulés, explique Houssam, du collectif. Les fiches d’interpellation précisent des motifs comme "envahissement du Panthéon", ce qui n’est pas un délit, ou encore "cadre légal non précisé" ! » Une plainte collective pour « violences » serait en préparation du côté des manifestants.
(crédit : Thomas Clerget / Bastamag)
« Ce qu’ils ont fait, aussi, c’est vouloir marquer les corps »
Pourquoi une répression aussi violente, dans un contexte où rien ne le justifiait ? Édouard Philippe avait beau invoquer, dans un tweet lunaire, l’« État de droit », il est bien difficile de comprendre en quoi ces scènes avaient quelque chose à voir avec ce concept. De l’extérieur, l’opération donnait plutôt l’impression d’un message : une action aussi ambitieuse ne peut se dérouler sans en payer le prix, et qui plus est un prix élevé. Réprimer pour dissuader, réprimer pour tenter briser le mouvement. « Ils ont voulu terroriser des gens qui ont relevé la tête, et qui ont montré qu’ils n’avaient plus peur, réagit Houssam, de la Chapelle debout. Ce qu’ils ont fait, aussi, c’est vouloir marquer les corps ».
A voir les nombreuses formes de soutien exprimées depuis en solidarité avec le mouvement, ainsi que la détermination intacte des Gilets noirs à l’issue de cette journée – ils étaient déjà remobilisés quelques minutes plus tard devant le commissariat du 5e arrondissement pour demander la libération de leurs camarades –, il n’est pas sûr, loin s’en faut, que les autorités aient atteint leur objectif.
Thomas Clerget (avec Eléonore Hughes)