« La paix commence par moi. » C’est le slogan qu’arbore le dos des tee-shirts que Hawa Haidara dépose un à un sur les bras d’Aoua Diabaté : « Ça c’est L, ça c’est M, ça c’est XL, là XL aussi… » . Quelques personnes en récupèrent au passage. La plupart en portent déjà par-dessus leurs vestes en ce 1er juin pluvieux. À peine le stock épuisée, les deux femmes – Aoua est présidente de l’association HDJ dans le quartier de Bastille et Hawa de la Brigade des mamans du haut de Belleville – courent au camion récupérer une autre dizaine du tee-shirts. Ils sont ornés de deux mains – une à la peau blanche, l’autre noire – qui annonce d’un texte rouge : « Marche citoyenne pour la vie dans nos quartiers ».
Malgré la pluie sur le parvis de la mairie du 11e arrondissement de Paris, cet après-midi du 1er juin, aucune des femmes organisatrices de la marche ne semble ralentie dans son élan. Ce rassemblement est l’aboutissement de longs mois de préparation, sans moyens. Elles ne partaient de rien, sauf d’une forte volonté de dire publiquement leur ras-le-bol des rixes et d’interpeller les jeunes de leurs quartiers pour que les violences entre eux s’arrêtent. Des collectifs de mamans parisiens, mais aussi marseillais se sont rassemblés pour cette cause. Ces « embrouilles de quartiers », parfois mortelles, pèsent, comme d’autres formes de violences criminelles ou de discriminations systémiques sur la jeunesse des quartiers populaires, mais, pour l’instant, mobilisent peu hors des cercles concernés. Sur la petite centaine de personnes présentes à la marche, une vingtaine de jeunes avaient fait le déplacement. Ce sont eux qui ont été mis en tête du modeste cortège en direction de place de la République.
Les jeunes en tête de cortège
Aux premières réunions de février, une question était souvent répétée : « Comment est-ce qu’on arrive à faire venir les jeunes ? » Au fil des réunions, l’inquiétude revenait. Après tout, si elles ont organisé cette marche, c’est avant tout pour eux. Les quelques adolescents présents ont donc été au centre de l’attention. Ils se sont d’ailleurs retrouvés en tête de cortège, les banderoles réparties entre deux groupes par Mohamed Aknouche, éducateur spécialisé du club de prévention des Réglisses, dans le 20e arrondissement.
Djamal a 16 ans, il connaît bien l’éducateur, qui l’avait même ramené à la première réunion de préparation de la marche avec les mères. L’adolescent avait témoigné de la nécessité non seulement d’impliquer les jeunes, mais aussi de les écouter. Sous la pluie, quatre mois plus tard, il s’est retrouvé en tête de cortège, banderole rouge « Pour l’apaisement des tensions dans nos quartiers » à la main et capuche sur la tête. « J’étais un peu plus proche dans l’organisation depuis le début, donc c’est beau de voir le résultat », raconte-t-il à l’arrivée, place de la République.
Le jeune homme parle d’une voix posée, avec des mots choisis : « C’est une marche importante pour nous tous, parce qu’on est tous concernés par ça. On est tous aujourd’hui présents, tous ensemble, solidaires. On espère que les choses vont aller mieux. » Alors qu’aux alentours de 16h30 tous les autres jeunes sont déjà repartis, lui reste sur le côté de l’estrade écouter les interventions des mères. « Moi, dans ma famille, il y a certains membres qui ont eu des répercussions à cause des rixes. Être là pour moi, aujourd’hui, c’est comme un honneur. »
« C’est positif. Je pense ça va aider… »
Plus loin dans la foule, quelques minutes plus tôt, des adolescents discutaient en rangs serrés, capuches sur la tête. « C’est le papa à Hismaël qui nous a ramené. On le connaît bien, du quartier de la Roquette. La marche, c’est bien, c’est pour rendre hommage à Hismaël », raconte l’un. Un de ses copains complète : « Et c’est pour stopper les rixes aussi. C’est positif. Je pense ça va aider… » Hismaël est décédé en 2018 alors qu’il s’est interposé dans une rixe rue de la Roquette, à Paris. Sa mort a durablement marqué le quartier. Depuis, ses parents, Magloire Diabley et Aoua Diabaté, se battent contre ces rivalités de quartier qui blessent et tuent chaque année des adolescents. « Ça va sensibiliser les gens, reprend le premier. Personnellement, je ne suis pas trop dans les rixes. Je ne connais personne qui est dedans. Mais c’était important de venir parce qu’on connaît Magloire et sa femme. »

Sur la scène, Aoua Diabaté, qui réfléchit à cette marche depuis des années, est la première à prendre la parole : « Notre combat c’est que les couteaux s’arrêtent dans nos rues, dans nos quartiers, dans nos cœurs », interpelle-t-elle, émue. À sa suite, Bintou Cissoko de l’association parisienne Benkadi Afema 20, s’adresse aux adolescents dans la foule : « Les jeunes, on vous aime. Aimez-vous vous-mêmes. » Laeticia Linon, du collectif de familles de victimes à Marseille, parle des problématiques particulières à la cité phocéenne, où les jeunes sont surtout pris dans des fusillades la plupart du temps liées au crime organisé et au trafic de drogue. Elle conclut, avec un regard pour les mères autour d’elle : « Partout, la douleur est la même. »
Christine, la fille d’Aoua et Magloire égrène des dizaines de noms. Sa voix tremble un petit peu quand elle arrive à celui de son petit frère. Tous ces noms sont ceux des jeunes tués dans des embrouilles de quartier. « Et le pire dans tout ça, c’est que pas un seul n’était majeur », dit Christine. Quelques pas devant l’estrade, quatre jeunes filles se tassent sous un parapluie. « Aujourd’hui on est là pour soutenir les mamans et les gens et surtout pour soutenir la cause », décrit Manon, 17 ans. Elles viennent du quartier de la Roquette. « Nous aussi on a perdu Hismaël, qui faisait partie des gens qui traînent à la Roquette. Ça a été un moment éprouvant quand il est mort. Du coup, on est là pour soutenir les mamans qui ont perdu leur enfant », ajoute Bambi, du même âge.
Elles font toutes partie de la fondation Olga Spitzer. « C’est une fondation qui permet d’accompagner les jeunes dans la vie de tous les jours et éviter qu’ils traînent dans la rue, explique Bambi. Notre projet c’est de sensibiliser les jeunes pour arrêter les rixes. Je pense que les mères disent des choses qui touchent. J’espère que ça va permettre d’arrêter les rixes, projette Bambi. Nous, après la mort d’Hismaël, on n’a plus eu de rixes dans notre quartier, mais dans d’autres, ça continue. »
« Comment les mamans parlaient, ça m’a captivée »
Anissa vient, elle, de Seine-Saint-Denis. Elle est en première année de BTS et est en stage auprès de l’association Strata’j’m Paris, dans le 20e arrondissement. C’est là que les femmes du comité d’organisation de la marche ont organisé leurs dernières réunions. Anissa a pu assister à la dernière en date : « Comment les mamans parlaient, ça m’a captivée. Je me suis dit : autant venir. En soutien. En gros soutien même, pour celles qui ont perdu leurs enfants pendant les guerres de quartier. »
Elle a récemment perdu un ami proche, dans des circonstances similaires. « J’avais grandi avec lui, et je me suis dit que d’une certaine manière, je faisais aussi cette marche pour lui et pour montrer que ce n’est pas normal de faire ça. Il faut penser aux familles derrières. Quand quelqu’un se fait tuer, les gens ne pensent pas à comment la mère, le père, les sœurs, les proches tout court, vont le vivre. »
La jeune fille de 19 ans porte elle aussi le t-shirt de la marche. Dans son dos, comme sur les petites pancartes faites à la main par des jeunes du 20e arrondissement, trône la phrase « La paix commence par moi ». Une phrase particulièrement chère à Aoua Diabaté. Lorsqu’elle a perdu son fils et que la marche blanche a été organisée, elle n’a rien gardé des fleurs et des cadeaux. La seule chose qu’elle ramené chez elle portait ce petit logo, orné d’un sourire. Six ans plus tard, il symbolise un espoir qu’un jour, peut-être, plus aucun jeune de mourra dans des rivalités entre quartiers.
Emma Bougerol
Photo de une : Aoua Diabaté prend la parole à la marche du 1er juin 2024 à Paris / © Emma Bougerol