Culture

Pas de 3D, mais des idées : ces cinémas non commerciaux qui se confrontent aux gros multiplex

Culture

par Samantha Rouchard (Le Ravi)

Les petits diffuseurs doivent se confronter aux gros multiplex. Mais quand on n’a pas de 3D, on a des idées ! Le journal Le Ravi, partenaire de Basta!, a fait le tour de plusieurs cinémas alternatifs et inventifs en Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui tentent de proposer autre chose : du cinéma d’auteur, des films engagés et des débats citoyens, sans écarter parfois la diffusion de grosses productions. Le tout contre un prix abordable, et avec la volonté de toucher ceux qui ont délaissé les salles obscures.

Cet article a initialement été publié dans le journal Le Ravi, mensuel dédié à l’enquête et à la satire en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (voir en dessous de l’article).

Au mur, de vieilles photos jaunies de Claudia Cardinale et John Wayne. Déco années 70, fauteuils en cuir des années 50 : le cinéma Caméra de la ville de Bandol, entre La Ciotat et Toulon, c’est un peu le Cinéma Paradiso du Var, avec le numérique et le Dolby surround en plus. Linda Corbelli est la troisième génération à travailler dans cette salle familiale achetée dans les années 1970 par son grand-père d’origine italienne, passionné de 7e art. « Il est décédé en 2012, à 96 ans, et jusqu’à la fin de sa vie, on pouvait le voir dans la salle », raconte sa petite-fille, qui a grandi au milieu des bobines de 35 millimètres.

Ici ni subventions, ni label Art et essai. Du film grand spectacle à celui d’auteur, c’est Linda qui choisit la programmation. Elle connaît les goûts de son public qui vient de Bandol, mais aussi de la région, dans ce cinéma de proximité où à la sortie on peut encore discuter avec elle ou son père du film que l’on vient de voir. « C’est ce que les gens viennent chercher chez nous », explique Linda. Elle est la seule salariée de son établissement, le cinéma ne possède qu’un écran, mais la famille Corbelli a toujours tenu à son indépendance. Et le public répond présent.

En région Paca comme ailleurs, les petits diffuseurs doivent constamment jouer des coudes avec les multiplex qui possèdent un large choix de films et des places de parking à disposition. En 2012, ces derniers représentaient déjà 14 000 fauteuils dans la région. Actuellement, de nombreux établissements sont en projet, financés par le privé. Celui de Cannes est prévu pour fin 2018 : 12 salles, pour un coût de 28 millions d’euros, un design signé Rudy Riciotti, l’architecte du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille, porté par des exploitants de cinémas locaux.

A Marseille, deux projets sont dans les tuyaux. Celui de la Canebière par Artplexe comportera sept salles et un espace culturel. Celui de la Joliette, feu le multiplex de Luc Besson cédé à Gaumont Pathé, affichera 14 salles. D’après l’Observatoire des territoires (ministère de la Culture), les Bouches-du-Rhône est le département de la région où le nombre de cinémas par habitant est le plus bas : 7,6 pour 100 000 habitants (8 au niveau national). Mais, selon un rapport du CNC (Centre national cinématographique), Paca est la région où la recette moyenne par entrée est la plus élevée de France, et le public le plus âgé.

De plus en plus d’entrées

Alors que Lyon compte 36 fauteuils pour 1000 habitants, Marseille n’en dénombre que 9,6. Mais ça, c’était avant… Car depuis peu, les cinémas le César et les Variétés, en redressement judiciaire, ont été repris par Jean Mizrahi, le dirigeant d’Ymagis, une société spécialisée dans la fourniture de services et de technologies numériques pour l’industrie du cinéma. Ces deux salles emblématiques, ouvertes dans les années 1990, périclitaient, la faute à une mauvaise gestion du précédent patron. Et le rapport avec les distributeurs était devenu très compliqué, avec pour conséquences des films qui ne passaient plus et la perte du label Art et essai.

« Pendant tout ce temps où nous avons été empêchés, nous avons été plus attentifs à des films en dehors du cahier des charges du cinéma classique. Du coup, nous avons développé une singularité, explique Linda Mekboul co-directrice des Variétés. Maintenant il va falloir trouver le juste équilibre entre ce que l’on défend, et une programmation à la hauteur de cette ville. » Le changement se fait déjà sentir, puisque certains jours, l’affluence est passée de 50 entrées à 1200 ! Le multiplex bientôt à proximité ne les effraie pas. « Je ne les vois pas du tout en concurrents. Car plus il y a de cinémas, plus ça crée l’envie », note la co-directrice.

« Travailler la proximité »

Les petites salles savent qu’elles doivent aussi se distinguer en se posant en actrices d’un territoire. « D’un cinéma à l’autre, on ne fait presque pas le même métier. Ici, on est sur un territoire très pauvre. Il faut ruser d’imagination pour faire venir le public, explique Emmanuel Vigne, directeur du cinéma le Méliès à Port-de-Bouc, à côté de Martigues. Lorsque la salle est pleine, les gens sont là par confiance. Il y a un rapport frontal au film. Nous sommes aussi sur une terre de luttes, dans une ville communiste. Et c’est très présent dans les sujets que l’on aborde. » Le ticket est à 3,5 euros et le cinéma est subventionné par la mairie. En 2016, le Méliès a fait 21 000 entrées, soit 7000 de plus en cinq ans.

« Notre mission, c’est de vivre dans un territoire où l’offre culturelle institutionnelle est inexistante, en mettant en place des stratégies qui ne peuvent pas passer par de la com, mais par de l’humain, en travaillant la proximité », explique William Benedetto, directeur de l’Alhambra dans les quartiers nord de Marseille (16e). Labellisé Art et essai, ce cinéma qui a enregistré 60 000 entrées en 2016 travaille en partenariat avec les enseignants et acteurs culturels des quartiers afin d’attirer un public qui ne viendrait pas spontanément. Sans pour autant s’interdire de programmer le dernier Fast and Furious... à côté de films d’atelier.

Créateurs de liens

« On a perdu nos relais, avant il y avait des Maisons pour tous, pour toucher des gamins de quartiers. Aujourd’hui les centres culturels sont devenus des centres sociaux qui fonctionnent mal, avec des emplois précaires. On nous demande de réparer ce que l’institution a cassé et qui marchait très bien, explique Patrick Guivarch, directeur de l’Utopia à Avignon. Je ne suis pourtant pas sûr que ce soit le rôle d’un cinéma qui a déjà toute une programmation à gérer. Mais comme on sent bien qu’il y a un vide, avec 30 % de voix pour le FN dans la ville, on finit par faire ce travail social. » L’Utopia d’Avignon, ses cinq salles et ses 600 fauteuils est le cinéma Art et essai de la région qui fonctionne le mieux, avec 250 000 entrées en 2016.

A Briançon (Hautes-Alpes), l’Eden studio et la MJC sont gérés en délégation de service public par la même association. Cela rend le partenariat plus facile et permet de croiser des thématiques, notamment sur les migrants puisque la MJC en accueille en son sein. Dans les Alpes-Maritimes, département présidé par Eric Ciotti, programmer un film sur le sujet et inviter des associations comme l’Association pour la démocratie à Nice (ADN) qui vient en aide aux migrants, relève presque d’un acte résistant.

C’est ce que fait « Le cinéma de Beaulieu », à Beaulieu-sur-Mer, à côté de Nice. « La forme associative permet de ne dépendre de personne et de faire ce que l’on veut, explique Xavier Vaugien, son co-directeur. Ça peut paraître un peu simple comme démarche mais par rapport aux autres cinémas des Alpes-Maritimes, ça offre beaucoup de liberté. » Comme les deux autres co-directeurs, il gère bénévolement le lieu. Et tant que le trio respecte le cahier des charges et une offre généraliste, la mairie ferme les yeux sur leur projet, « très décalé » par rapport à l’ambiance générale.

Samantha Rouchard

Cette enquête, introduction d’un dossier « Tout un cinéma ! », a été publié dans le Ravi n°149, daté mars 2017. N’oubliez pas : le mensuel irrévérencieux dédié à l’enquête en Provence-Alpes-Côte d’Azur a besoin d’abonnés pour assurer son indépendance. Pour le découvrir et le soutenir, c’est à partir d’ici.