Face au déni

« Ne viens pas nous emmerder, tu n’as pas eu de chance, c’est tout » : le long combat des victimes de pesticides

Face au déni

par Nolwenn Weiler

Un collectif accompagne les agriculteurs rendus malades par les pesticides pour faire valoir leurs droits. Une solidarité précieuse dans un parcours du combattant face à l’administration, à la mutualité agricole, au déni, et au risque d’isolement.

Quand Jean prend la parole, Marie-Christine, son épouse, lui tient la main. Plié en deux au-dessus de la table, faisant face à une petite assemblée de soutiens et de journalistes réunis à Rennes, cet ancien agriculteur septuagénaire raconte la survenue de sa maladie de Parkinson. Il avait alors 52 ans. C’est encore jeune, 52 ans. Surtout quand il faut continuer, chaque jour, à monter sur son tracteur, s’occuper des bêtes, assurer la moisson… Nous sommes alors en 1999, Jean est installé depuis deux décennies dans l’ancienne ferme de ses parents, et fait pousser diverses céréales sur lesquelles il épand régulièrement des pesticides. « Il fallait produire, être performant, se souvient Jean. On n’était pas informés de la dangerosité de ces produits. » Son collègue et ami André, lui aussi atteint de Parkinson, explique : « J’ai utilisé des pesticides pendant des années sans aucune protection. ». Son épouse Madeleine l’aide à formuler les idées qui butent sur ses lèvres fragilisées par la maladie et l’émotion : « Mon tracteur n’avait même pas de cabine. »

Jean et André, aujourd’hui retraités, ont tous deux obtenu la reconnaissance du caractère professionnel de leurs maladies ; ce qui leur permet de toucher une petite rente, à même de compenser partiellement les mille et une difficultés qu’impose depuis deux décennies la maladie et de compléter leurs maigres retraites [1]. S’ils sont allés au bout des démarches administratives, longues et complexes, qui leur ont permis de recouvrer leurs droits, c’est grâce à l’aide de leurs épouses et du Collectif de soutien aux victimes de pesticides de l’Ouest. « Sans eux, nous n’aurions même pas entamé les démarches, puisque nous n’étions pas au courant de cette possibilité de reconnaissance en maladie professionnelle », témoigne Jean, qui est entré en relation avec le collectif sur le conseil de ses enfants.

21 sont tombés malades avant 50 ans, deux avant 40 ans

Depuis 2015, environ 200 personnes sont venues frapper à la porte du collectif. Des paysans pour la plupart. Mais aussi des salariés de coopératives agricoles, des employés d’espaces verts, des paysagistes, des riverains de champs où sont épandus des pesticides. Pour beaucoup, la maladie est apparue entre 50 et 69 ans. Mais 21 sont tombés malades avant 50 ans. Deux avant même leur 40 ans. C’est Parkinson qui arrive en tête des maladies, avant les lymphomes et les cancers de la prostate. Le gros de l’activité du collectif consiste à épauler des personnes atteintes dans leurs démarches de demande de reconnaissance en maladies professionnelles. Leur engagement est plutôt fructueux. Sur 121 demandes déposées, 71 reconnaissances ont été obtenues. « Tout cela, ce sont des droits et non des privilèges », insiste François Lafforgue, avocat de plusieurs des victimes. La précision n’est pas de trop, dans un milieu où l’on est habitué à se débrouiller, à « faire avec », même si c’est très dur.

« Filou » pour le Collectif des victimes des pesticides de l’Ouest

« En six ans, le collectif a fait un travail remarquable, ajoute l’avocat. Le taux de succès dans les dossiers déposés est très élevé. » S’ils se réjouissent de ces victoires, qui permettent d’améliorer le quotidien des personnes malades et de leurs proches, les membres du collectif déplorent la réalité que ces chiffres dévoilent : à savoir une catastrophe sanitaire majeure. « Face aux drames auxquels nous assistons, notre volonté est d’obtenir à terme l’interdiction des pesticides », précisent les membres – tous et toutes bénévoles – du collectif.

« Ces reconnaissances en maladies professionnelles, c’est un vrai parcours du combattant, détaille Marie-France, bénévole. La Mutualité sociales agricole (MSA) n’est pas du tout aidante, les démarches sont complexes. » Il faut d’abord trouver un médecin qui réalise un certificat établissant le lien entre la pathologie et l’activité professionnelle, puis remplir un formulaire, attendre les retours, comprendre les courriers, contester les éventuels refus administratifs, etc. Sans compter les confrontations – éprouvantes – avec les experts, dont certains ignorent les tableaux de la MSA qui listent les maladies pouvant être reconnues comme professionnelles. « En novembre dernier, nous en avons rencontré un qui ignorait que Parkinson était inscrite parmi les maladies professionnelles officiellement dues aux pesticides, cite Michel Besnard. C’est pourtant le cas depuis … 2012 ! » Dans ce dédale de papiers, d’appels téléphoniques sans fin et de courriers obscurs, les bénévoles du collectif font office de « facilitateurs administratifs ».

Dix personnes décédées avant que les démarches n’aboutissent

« Si la personne remplit toutes les conditions – maladie reconnue dans un des tableaux, durée d’exposition et délai de prise en charge – elle peut obtenir une réponse dans les quatre à six mois », détaille Michel Besnard. Ceux et celles dont les pathologies ne figurent pas dans les tableaux – c’est le cas de certains types de cancers ou de maladies neurodégénératives – voient leurs dossiers renvoyés devant un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Les délais pour obtenir une première réponse passent alors à 12 mois. En cas de refus par le comité régional, une procédure judiciaire peut être entamée. « Dès lors, le délai de réponse n’est plus maîtrisé, du fait de l’encombrement de la justice et des attentes pour expertises médicales », ajoute Michel Besnard. Il peut s’allonger à deux ou trois ans, voire plus. Pour des personnes dont les conditions de vie sont souvent précaires, et rendues difficiles par la maladie, ces délais d’attente sont insupportables. Parmi les 71 personnes soutenues par le collectif depuis 2015 et qui ont pu obtenir gain de cause, dix sont décédées avant que les démarches n’aboutissent.

Le collectif est fréquemment en désaccord avec les décisions de la MSA, qui refuse les reconnaissances de maladie professionnelle, sous-évalue les taux d’incapacité, ou repousse les « dates de consolidation ». La date de consolidation « indique un état stabilisé de la maladie », précise Marie-France. C’est, en quelque sorte, le moment où la mutuelle considère qu’un de ses adhérents est malade. « Décidée par le médecin-conseil, elle marque le début du versement de la rente, d’où le peu d’empressement de la MSA à l’attribuer. » La réduction des délais fait partie des demandes urgentes du collectif. Qui réclame par ailleurs à la MSA d’informer systématiquement les personnes malades de la possibilité d’obtenir une reconnaissance professionnelle.

Les bénévoles citent le cas d’Yves, agriculteur atteint de Parkinson en 1986, et devenu incapable de travailler deux ans plus tard. En 2013, soit 26 ans après, sa compagne qui consacre tout son temps au soutien de son mari malade a entamé des démarches pour obtenir une reconnaissance en maladie professionnelle. Mais elle n’est pas du tout soutenue par la mutuelle. Elle abandonne puis trouve le courage de s’y remettre en 2020, avec le collectif. Yves a finalement obtenu gain de cause en 2021. 35 ans plus tard ! « Que d’années de soutien perdues ! » protestent les bénévoles. « Je ne comprends pas que notre MSA, à laquelle nous cotisons tous beaucoup, ne soit pas capable de nous aiguiller », dit Bernard, un agriculteur aidé par le collectif.

« On croyait dans ce système. On pensait bien faire »

Ce manque de soutien de la MSA est d’autant plus regrettable que les personnes qui osent parler de leur maladie se le voient parfois reprocher, par leurs pairs. « Avec les anciens collègues et les voisins, ce n’est pas facile », glisse André la voix tremblante. Se montrer tel que l’on est, diminué par la maladie, demande un grand courage. Cela renvoie une image qui colle mal avec la virilité que l’on attend des hommes dans le milieu agricole. Cela oblige en plus à questionner toute une vie de travail.

« Tout s’écroule, rapporte Gilles, agriculteur à la retraite et atteint d’un lymphome. On croyait dans ce système. On pensait bien faire. Quand j’ai été informé de la possible responsabilité des pesticides dans ma maladie, cela m’a brassé pendant des semaines. Je repensais à mes enfants, qui étaient souvent assis sur l’aile de mon tracteur. Je me disais "mais bon sang, qu’est-ce que j’ai fait" ? » « Pour certaines personnes, c’est difficile de croire que des pratiques agricoles ont pu déclencher de telles maladies, rapporte Marie-France, bénévole dans le collectif. Cela rend les démarches parfois impossibles pour elles. »

« Dans la profession, il y a un déni très fort, reprend Gilles. Un voisin m’a dit : "Tu sais, les maladies et les pesticides, c’est pas sûr". Il y a un refus de voir. » « Moi on m’a dit : "Qu’est-ce que tu viens nous emmerder, tu n’as pas eu de chance, c’est tout" », se souvient Christian, atteint d’un cancer de la prostate reconnu comme maladie professionnelle en 2021. « Ce truc de ne pas avoir de chance, cela revient très souvent dans le milieu agricole, pour dire que ceux qui accusent les pesticides disent n’importe quoi », ajoute un collègue. Les reconnaissances de maladies professionnelles disent pourtant le contraire.

Nolwenn Weiler

Photo : © Laurent Guizard

Suivi

Pour contacter le Collectif : victime.pesticide.ouest@ecosolidaire.fr

Notes

[1Le montant des rentes est variable. Cela peut aller jusqu’à plusieurs centaines d’euros par mois, qui permettent parfois de doubler les très faibles retraites des agriculteurs.