Alors que les vœux de nouvelle année emplissent les boîtes mails des quelque 54 500 agents de Pôle emploi, l’année 2022 ne s’annonce pas réjouissante pour nombre d’entre eux. C’est même le contraire. La réforme de l’assurance chômage, reportée puis finalement mise en place en fin d’année dernière, ajoute un poids sur les bras d’agents déjà au bout du rouleau.
La réforme de l’assurance chômage a été mise en oeuvre en deux étapes, en octobre puis en décembre 2021, après plusieurs mois de reports successifs [1]. À l’automne, le nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR) entre en vigueur. Ce nouveau SJR se base sur une période de 24 mois et prend en compte les périodes d’inactivité. Cela entraîne mécaniquement une baisse de l’allocation chômage. La ministre du Travail, Élisabeth Borne prétend « encourager le travail », aux dépens de ceux qui alternent les périodes d’activité et d’inactivité, que celle-ci leur soit imposée ou non. Puis, au 1er décembre, le gouvernement met en place le second volet. Il faut désormais avoir travaillé plus de six mois dans les deux dernières années pour prétendre à son droit à l’indemnisation (contre quatre mois précédemment). La dégressivité des allocations supérieures à 4500€ – pour les salaires élevés – est accélérée (elles baissent au bout de six mois et non plus huit).
De plus, l’exécutif a annoncé à l’automne dernier un durcissement des contrôles de la recherche d’emploi pour les bénéficiaires de l’assurance chômage. « Les demandeurs d’emploi qui ne démontreront pas une recherche active verront leurs allocations suspendues », déclarait Emmanuel Macron, dans son allocution du 9 novembre. Branle-bas de combat à Pôle emploi : il faut augmenter de 25% le nombre de contrôles. Le but affiché est de « redynamiser » la recherche d’emploi. Pour Daniel Mémain, syndicaliste de Sud en Occitanie, c’est surtout un moyen « de stigmatiser les chômeurs ».
Des mesures « difficiles à comprendre, difficiles à appliquer, et quasi impossibles à expliquer »
Pour appliquer cette réforme complexe, les agents sont censés avoir reçu une formation spécifique. « La majorité d’entre nous n’a eu qu’une formation en ligne, seul face à un écran. On n’a pas pu poser de questions à des formateurs ou être en interaction les uns avec les autres. Je considère ça comme de l’information, pas de la formation », déplore Daniel Mémain. Selon lui, seuls les agents chargés du calcul de l’indemnisation ont été formés dans de bonnes conditions.
Luc*, conseiller indemnisation dans le Finistère, travaille depuis plusieurs dizaines d’années dans ce domaine. Les nouvelles règles de calcul le rendent perplexe : « Un changement tel qu’il nous est imposé, d’une telle force, d’une telle ampleur, je n’en ai jamais vu. Je trouve cette réforme violente, injuste et techniquement inexplicable. Si quelqu’un m’appelle aujourd’hui pour me demander des explications sur son taux d’allocation, il me faudrait au moins deux heures pour tout lui expliquer. » Face à cette complexité, il se sent dépossédé de son expertise : « C’est très déstabilisant, d’avoir autant d’années de carrière en visant l’excellence et le professionnalisme, et d’arriver à se dire qu’on ne sait plus faire grand-chose. »
Cette souffrance est partagée par nombre de ses collègues. Daniel Mémain voit des conseillers indemnisations « désemparés » face à des mesures « difficiles à comprendre, difficiles à appliquer, et quasi impossibles à expliquer ». « Ils délivrent des décisions qu’ils savent injustes, mais ils ne peuvent rien y faire. Dans beaucoup de cas, c’est le logiciel qui leur donne le montant de l’indemnité. » Un montant variable, dont le mode de calcul est souvent opaque, tant les paramètres pris en compte sont nombreux depuis la réforme.
Avant, seuls les jours travaillés sur une période de 12 mois étaient comptabilisés pour créer le salaire journalier de référence (SJR). Dorénavant, le mode de calcul prend en compte le revenu mensuel moyen sur une période de 24 mois ou de 36 mois (pour les demandeurs d’emploi de plus de 53 ans), et inclut entre autres les périodes d’arrêt, les jours non travaillés, les moments d’inactivité, les congés maternité… Au moment de la réforme, Luc a essayé, avec d’autres collègues, de calculer l’impact que cela aurait pour les bénéficiaires d’aides : « Sur des dossiers classiques, on a observé une baisse de 25 à 30 % de la base de calcul. » Cette base de calcul est celle du salaire brut retenu, à partir de laquelle le taux d’indemnisation est ensuite estimé.
Un climat de tension et d’insécurité
En parallèle de la réforme, les conseillers indemnisations se voient progressivement attribués un portefeuille de demandeurs d’emplois. « Avec le conseiller référent indemnisation, le demandeur d’emploi bénéficie d’un interlocuteur clairement identifié et spécialiste de l’indemnisation, capable d’apporter des informations très qualifiées et de rassurer le demandeur d’emploi sur l’état de ses droits », explique Pôle emploi. Mais ce changement augmente l’appréhension de certains professionnels. Ils craignent pour leur sécurité, car certains bénéficiaires pourraient les rendre directement responsables de la baisse de leurs allocations. « Ils ont très peur d’être stigmatisés, même si c’est le système informatique qui décide de l’indemnisation et qu’ils n’ont plus la main dessus », explique Chantal Rublon, responsable régionale de la CGT Pôle emploi en Bretagne. De son côté, le service public affirme que les expériences menées en agences « ne montrent pas du tout un quelconque risque pesant sur les conseillers référents indemnisation ».
La peur et la fatigue n’épargnent pas les autres agents. Toutes deux conseillères en placement en Ille-et-Vilaine, Sonia* et Agnès* font face à de plus en plus de tension et d’incompréhension de la part des demandeurs d’emploi. Parfois chargées de l’accueil dans leurs agences respectives, elles doivent répondre à de nombreuses questions sur le montant de l’allocation chômage. « Certains ont fait plusieurs dizaines de kilomètres pour venir jusqu’à l’agence, témoigne Agnès. Sauf que je ne peux pas leur répondre sur ces questions, je ne veux pas m’y risquer. C’est trop sensible et ce n’est pas mon domaine. Alors, ça génère de l’agressivité, des paroles virulentes. Pour nous aussi, c’est une souffrance. »
« J’ai l’impression d’être devenue une opératrice de saisie »
Toutes deux ont en tête le meurtre d’une employée à Valence, en janvier 2021. Un an après, Sonia n’oublie pas : « J’ai peur des réactions de certains. Souvent, quand je travaille au rez-de-chaussée, je cherche à me mettre dans un bureau avec une issue. » Elles ont conscience que cette nouvelle réforme, avec les baisses d’allocation qu’elle implique, va exacerber ces tensions. « Je pense que beaucoup de demandeurs et demandeuses d’emploi ne se rendent pas encore compte de la catastrophe à venir. » Les agents, eux, l’entrevoient déjà.
Aujourd’hui, ils sont beaucoup à être en souffrance. Leurs syndicats sont quasi unanimes : il faut agir, et vite. Dans une déclaration commune du 9 décembre, sept syndicats – CGT, FO, SNAP, SNU, STC, et même les syndicats habituellement plus proches de la direction comme la CFDT et CFE-CGC – dépeignent une situation « de plus en plus critique » face aux injonctions, plans et projets qui s’additionnent, sans répit pour les salariés. Contactée, la direction de Pôle emploi assure vouloir recruter « 900 CDI supplémentaires » pour mettre en œuvre le Contrat d’engagement jeune [2]. « J’avais choisi ce métier pour aider les autres, me sentir utile dans mon travail, raconte Sonia. Après plus de dix ans de métier, je n’y trouve plus beaucoup de sens. Je n’ai plus le recul pour poser un diagnostic, on me dit tout ce que je dois faire. J’ai l’impression d’être devenue une opératrice de saisie. »
Emma Bougerol
Photo : Manifestation contre la réforme de l’assurance-chômage, à Paris, le 21 juin 2021 / © Serge d’Ignazio
*Les prénoms ont été modifiés