Lundi 1er juillet 2019, dans une grande ville de province. La cour d’assises juge un homme accusé de violences sexuelles sur des personnes handicapées. Parmi les témoins cités à la barre : Pascal, un policier de 51 ans, auteur de l’enquête qui a mené le suspect mis en examen devant le tribunal [1]. L’exercice est délicat et nécessite une grande concentration. Il faut rassembler ses idées, se remémorer l’enquête accomplie il y a plusieurs années, faire face à l’accusé, aux victimes, à la cour…
Ce n’est pas la première fois que Pascal témoigne au tribunal. Membre de la brigade des mœurs pendant plus de dix ans, il a déjà eu l’occasion de coincer des agresseurs sexuels et de les empêcher de nuire. Recueil des plaintes, auditions des victimes, confrontations, perquisitions, déferrement des suspects : ses journées – et ses nuits – sont bien remplies. « J’ai aussi fait des interventions au centre d’information sur les droits des femmes (CIDF) à propos des violences conjugales, ainsi qu’à la faculté concernant les personnes vulnérables ou encore au centre de formation des assistantes sociales. » Les histoires de vie que Pascal croise sont tragiques, mais il se sent « épanoui », « pleinement à sa place ».
« Les officiers restent trois ou quatre ans, puis ils se barrent. On ne se comprend plus »
Pourtant, il y a quelques mois, suite à un burn-out, il décide de raccrocher et végète désormais dans un petit bureau où il s’ennuie. Quand il analyse ce qui l’a usé, au-delà de la lourdeur des affaires suivies, Pascal évoque les relations détériorées avec sa hiérarchie et la bureaucratisation grandissante de son travail. « Les officiers font de moins en moins d’investigations et de plus en plus de management, regrette le policier. Ils restent trois ou quatre ans et puis ils se barrent. Ils n’en n’ont rien à faire de ce que l’on fait. On ne se comprend plus. Et puis, il faut sans cesse justifier ce que l’on est en train de faire. On bosse plus sur la forme que sur le fond. C’est infernal. »
Malgré l’obligation croissante de tout consigner par écrit, les outils informatiques sont peu fonctionnels. Comme à l’hôpital, aux impôts ou à Pôle emploi, les agents s’épuisent face à des logiciels qui leur font perdre du temps au lieu d’en gagner. « Peu de locaux de police sont véritablement adaptés aux nouvelles technologies, se plaint le syndicat Alliance, l’un des principaux syndicats policiers. Le réseau est encore largement sous-dimensionné pour supporter la totalité des informations. » Les bugs se multiplient, les documents se perdent, la main courante informatique – où les policiers doivent consigner ce qu’ils font – efface des saisies… « Pour les collègues de l’investigation, ce n’est pas pratique, ni ergonomique, précise Thierry Clair, de l’Unsa. Ils doivent multiplier les saisies, qui parfois disparaissent. C’est très long et très fastidieux. »
Analysant l’épuisement des policiers en charge des enquêtes judiciaires, le syndicat SGP-Police (FO) se désole : « Les collègues supportent mal l’obligation de devoir "bâcler" certaines procédures faute de temps et de moyens pour les traiter comme elles devraient l’être. » Résultat ? Les policiers sont de moins en moins nombreux à rêver d’investigation. « On le voit lors des mouvements de mutation, dit Thierry Clair. Sur certains postes, on n’a plus de candidats. Alors qu’au départ, une grande partie d’entre nous aspiraient à devenir enquêteurs. »
Les espaces pour parler du travail ont disparu
Imaginer un policier qui peine sur un ordinateur à longueur de journée, coincé dans un petit bureau vétuste et inconfortable, colle assez peu à l’image du « super flic » assisté de technologies de pointe, comme le vendent souvent les séries télés ou les campagnes de recrutement du ministère de l’Intérieur. Ces difficultés ne sont pas non plus abordées lors de la formation des policiers qui a tendance à les conforter dans cet imaginaire, plutôt qu’à leur faire part de ce qui les attend réellement. « Le gars qui sort de l’école, c’est comme le prof qui affronte sa première classe, commente Thierry Tintoni-Merklen, officier à la retraite et membre de l’union syndicale Solidaires. Il découvre le premier jour en quoi consiste réellement son travail…. » Et la réalité peut être brutale.
Denis Jacob, secrétaire générale d’Alternative police-CFDT évoque plusieurs souvenirs qui l’ont choqué : « Une personne [morte] sous un RER, dont on doit retrouver l’ensemble du corps démembré, un monsieur qui s’était noyé et qu’il a fallu transporter sur une civière au funérarium, un bébé qui était en train d’être embaumé alors que je venais d’être papa. » [2]
Des événements d’autant plus traumatisants que, dans la police comme ailleurs, les espaces collectifs pour parler du travail ont disparu. « Lorsque je suis entré dans la police, mon chef m’attendait, quelle que soit l’heure à laquelle je rentrais de l’intervention, pour parler avec moi. Nous discutions avec les anciens de la brigade. Cela n’existe plus », témoigne une policière [3]. Beaucoup regrettent le temps des apéros, ou de la « caisse café » à laquelle chacun participait et qui permettait d’organiser des temps collectifs propices aux échanges sur le travail. « Les abus des uns ont justifié les réformes des autres, qui ont conduit à la nouvelle police, celle qui s’est individualisée au fil du temps », pense Denis Jacob.
Une police « taylorisée »
Au fil des réformes et des – nombreuses – réorganisations, une multitude d’unités ont été créées : unité du quotidien, unité des stupéfiants, unité des délits routiers, unité anti-cambriolages, etc. « Les polices-secours[celles qui répondent au 17, ndlr]ont été vidées de leurs effectifs, alors qu’elles sont le cœur de l’activité de la sécurité publique, décrit Thierry Clair, de l’Unsa. Nos collègues sont débordés, ils enchaînent les missions. » Souvent, ils se retrouvent obligés de prioriser : faut-il continuer à réguler un accident de la route alors qu’un risque de sur-accident existe, ou intervenir dans un appartement où des cris de femme ont été entendus par le voisinage ?
« Le lien avec la population peut se dégrader, reprend le syndicaliste. Si un policier arrive deux heures après que les gens ont appelé, et qu’il ne peut que constater les faits, son travail semble inutile. Lui-même se demande alors à quoi il sert. » Autre effet de ces divisions : « Le boulot est moins intéressant et très monotone, avance Thierry Tintoni-Merklen. Celui qui est aux "stups", il doit gérer des cellules remplies de consommateurs ou de dealers toute la journée, tous les jours. Avant, il pouvait varier les dossiers et les compétences. » Pour Denis Jacob, cette polyvalence « faisait la force de la sécurité publique. Elle a été à tort ringardisée, au profit d’une taylorisation de la police nationale ».
Pour la hiérarchie, le morcellement du travail a le gros avantage de faciliter l’établissement de statistiques. La « politique du chiffre », qui oblige à maximiser le nombre d’arrestations ou de contraventions, s’arrange parfaitement avec cette organisation du travail. Mise en place par Nicolas Sarkozy quand il est arrivé au ministère de l’Intérieur au début des années 2000, cette politique est, officiellement, abandonnée. Mais aucun ministre n’a supprimé l’« indemnité de responsabilité et de performance » (IRP), qui récompense les commissaires dont les hommes ont de bons résultats, et qui peut s’élever à 2000 euros par mois ! Difficile, dans ces conditions, d’imaginer qu’ils vont cesser de mettre la pression sur leurs troupes…
« Maintenant pour un petit bout de shit, on ramène le gars au commissariat, parce que c’est bon pour les stats »
Certains citoyens font très clairement les frais de cette pression aux résultats. « Avant, si on trouvait un petit bout de shit sur un gars, on le balançait, point. Là, on ramène le gars au commissariat, ça fait une garde à vue, c’est bon pour les stats », rapporte un policier. « Ça fait aussi grimper les taux d’élucidation, ajoute un collègue. Puisque le fait est tout de suite élucidé : le gars, on l’a attrapé, sans mener d’enquête ! » Autrement dit, mieux vaut arrêter quinze fumeurs qu’un gros dealer... D’autres interpellations font grimper les statistiques : celles des personnes sans papiers. « Il n’y a pas de plainte, pas d’enquête, et le problème est résolu tout de suite puisque, comme pour le consommateur de cannabis, le gars est pris illico. » Ces pratiques provoquent évidemment de nombreuses tensions avec la population, en plus de miner le moral des agents, qui ont l’impression de travailler pour leurs commissaires et pour les responsables politiques bien plus que pour les citoyens.
« On se rend tous compte qu’une partie du travail est vide de sens », rapporte un policier [4]. « Le boulot des policiers, c’est le renseignement. Et le renseignement, on ne l’obtient pas avec des amendes et des interpellations », ajoute l’un de ses collègues. Le malaise des agents de la base, et leur inquiétude quant au sens de leurs missions ne semblent pas partagés par leur hiérarchie. Dans le rapport qu’ils ont rendu en juin 2018, les sénateurs ont relevé que « les dirigeants estiment que les difficultés restent ponctuelles. Selon eux, les hommes du rang se seraient toujours plaint de l’éloignement des chefs, des moyens insuffisants ou de l’hostilité de la population. »
Depuis le mois de janvier, 48 policiers se sont suicidés
Les agents se plaindraient-ils sans raison ? Depuis le mois de janvier, 48 policiers nationaux, 12 gendarmes et 8 municipaux se sont donné la mort. Pour ceux et celles qui restent, les liens avec le travail sont évidents. Mais pour l’administration, cela ne semble pas si clair…. Suite au suicide d’une policière au commissariat de Montpellier il y a quelques mois, un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) extraordinaire s’est réuni début septembre [5]. C’est une grande première. Il reste extrêmement rare, dans la police, d’interroger le contexte professionnel de ceux et celles qui mettent fin à leur vie.
Sur les centaines de policiers qui se sont suicidés ces dix dernières années, seuls trois ont été reconnus comme des accidents de service. Pour deux dossiers, les familles ont dû saisir la justice pour obtenir satisfaction.« Pour expliquer les suicides, on cherche à apporter des réponses d’ordre individuel et psychologique à des problèmes organisationnels et collectifs, remarque Christian Mouhanna, sociologue spécialiste de la police. On veut faire porter la responsabilité à des personnes qui seraient faibles, plutôt qu’à l’institution. »
La « cellule d’alerte prévention » mise en place par l’actuel ministre de l’Intérieur Christophe Castaner pour lutter contre les suicides mettra-t-elle fin à ce déni de violence managériale ? C’est loin d’être sûr au regard de la très maigre utilité de ce genre de cellule d’écoute, déjà constatée par ailleurs dans le monde du travail. Lors de leur « marche de la colère » du 2 octobre, les policier demanderont, notamment, « une véritable politique sociale pour les agents du ministère de l’intérieur ».
Nolwenn Weiler
Photo : CC Foomandoonian