L’Union européenne est prompte à rappeler ses règles strictes en matière d’économie et de dépenses publiques, quitte à imposer de brutales réformes aux pays, comme la Grèce, qui ne s’y conformeraient pas. Quand il s’agit de transiger avec ses valeurs fondamentales, basées sur le respect des droits humains et de l’État de droit, qu’en est-il ? Un gouvernement européen supprimant des contre-pouvoirs et des institutions garantissant le bon fonctionnement de la démocratie est-il sanctionné aussi sèchement que s’il dépassait le déficit public autorisé ? Mettre en œuvre des politiques discriminatoires et xénophobes, bafouant la dignité humaine, ou jeter en prison nombre d’opposants risque-t-il de conduire un État européen, ou candidat à l’adhésion, à une quasi faillite pour cause de sanctions économiques ? On en est très loin.
La Turquie, membre du Conseil de l’Europe, envisage de réintroduire la peine de mort dans son code pénal, alors qu’elle n’y est plus appliquée depuis 1984 et qu’elle a été formellement abolie en 2004 ? Le président turc Recep Tayyip Erdogan évoque la possibilité d’un référendum sur le sujet. Depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, le chef de l’État turc glisse toujours davantage vers l’autoritarisme : plus de 40 000 personnes ont été placées en détention provisoire en l’espace de six mois d’état d’urgence, des milliers de fonctionnaires ont été limogés, des centaines de médias et d’ONG fermées, des journalistes, écrivains, militants et parlementaires arrêtés, ou encore des maires élus remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement.
La victoire du “oui” au référendum constitutionnel en avril ouvre encore plus grand la voie à une véritable autocratie. Même si la victoire du camp présidentielle a été courte (51,4 %), et que la validité du scrutin est largement contestée. Reste que la réforme constitutionnelle transforme l’État truc en un régime présidentiel et donnera à Erdogan encore plus de pouvoir.
Le Conseil de l’Europe alerte, Erdogan n’en a cure
Les observateurs internationaux du scrutin ont pourtant souligné toutes les raisons de juger le résultat du référendum du 16 avril douteux : règles de validité des bulletins modifiée le jour même du vote, scrutin organisé dans un contexte répressif où journalistes et élus d’opposition sont massivement mis en prison… Déjà, mi-mars, l’organe du Conseil de l’Europe chargé des questions constitutionnelles (la Commission dite de Venise) alertait sur les risques que faisait courir le référendum pour la démocratie turque : « La Commission de Venise estime que la teneur des modifications proposées constitue un périlleux pas en arrière dans la tradition constitutionnelle démocratique de la Turquie. Elle souligne que le système proposé recèle un danger de dérive autoritaire et monocratique. » Dans les deux cas, Erdogan n’en a eu cure.
Fin avril, une fois la référendum passé et le “oui” officiellement gagnant, l’assemblée du Conseil de l’Europe a voté la mise sous surveillance de la Turquie jusqu’à ce que les « profondes préoccupations » concernant le respect des droits humains, la démocratie et l’État de droit « soient traitées de manière satisfaisante » [1]. La résolution demande aux autorités turques qu’elles lèvent l’état d’urgence, cessent la pratique des décrets-lois – qui permettent de révoquer des milliers de fonctionnaires et de fermer des médias – et libèrent tous les parlementaires et journalistes placés en détention en l’attente de leur procès. Comment y a réagi le gouvernement turc ? En jugeant la décision « injuste ».
Soutien aux oppositions et à la société civile
De fait, le Conseil de l’Europe n’a aucun réel pouvoir de sanction face à la Turquie. L’institution, organisation intergouvernementale formellement indépendante de l’Union européenne, existe depuis 1949. Elle veille au respect des droits humains et au développement de la démocratie sur le continent. A partir de 1989, elle a été élargie aux pays d’Europe de l’Est, y compris la Russie. La Turquie y adhère depuis 1950. Son assemblée parlementaire réunit des élus issus de 47 pays membres. Son rôle n’est que consultatif, mais le Conseil abrite aussi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). « Il manque un pouvoir d’action au Conseil de l’Europe, constate Elena Crespi, responsable à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). L’assemblée parlementaire a seulement la possibilité de suspendre un État membre. Mais dans les faits, il y a souvent des blocages politiques. »
« Le Conseil de l’Europe est en contact constant avec le gouvernement turc. Ce dialogue est ininterrompu. Nous ne sommes pas une organisation qui cherche à punir, mais qui cherche à faire avancer les choses dans le dialogue, souligne un porte-parole du Conseil de l’Europe. Quand il y a une dérive autoritaire - et il n’y a pas qu’en Turquie que cela se produit, mais aussi en Pologne et en Hongrie - le même processus de dialogue prévaut, en attirant l’attention des autorités sur les points qui posent problème. » Même sans pouvoir de sanction, ce dialogue et l’existence de ces institutions jouent un rôle politique, notamment en appui des partis d’opposition et des sociétés civiles.
Le parti turc progressiste et pro-kurde HDP entend par exemple contester le résultat du référendum du 16 avril devant la Cour européenne. Sur le sujet de la réintroduction de la peine de mort aussi, la participation de la Turquie au Conseil de l’Europe peut représenter un frein. Car les deux sont absolument incompatibles : la peine de mort est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, à laquelle ont adhéré tous les pays membres du Conseil de l’Europe.
Turquie : l’UE prisonnière de l’accord sur les migrants
La Turquie est candidate à l’entrée dans l’Union européenne (UE) depuis 1987. Les relations économiques et politiques sont nombreuses. L’UE ne dispose-t-elle pas de moyens d’action pour faire pression sur le gouvernement turc ? « Il n’y a pas énormément d’instruments que l’UE peut activer à l’encontre de la Turquie, répond Elena Crespi. Il est certain que les développements récents remettent en question les négociations d’adhésion de la Turquie. En même temps, il ne faut pas que la suspension du processus d’adhésion se traduise par un isolement encore plus grand de la société civile, déjà menacée. »
Le Parlement européen a voté jeudi 6 juillet pour une suspension formelle des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Mais qu’en est-il de possibles sanctions économiques ? L’Union européenne a déjà adopté de telles sanctions contre le régime autoritaire voisin de Biélorussie, pendant plus de dix ans [2]. Et en 2014, à l’encontre de la Russie suite au conflit ukrainien et au rattachement contesté de la Crimée [3]. Dans ces deux cas, l’UE a par exemple décidé de geler les avoirs financiers d’entreprises et de personnalités, de leur interdire l’entrée sur son territoire, de mettre en place des embargos, notamment sur les armes, ou de restreindre les relations économiques.
Rien de tel n’a été décidé pour la Turquie, également membre de l’Otan, même depuis la sévère répression qui a suivi le putsch manqué de juillet. Pourquoi ? « L’UE et la Turquie ont conclu en mars un accord visant à empêcher les migrants en situation irrégulière d’arriver dans l’UE depuis la Turquie. Cet accord a aussi eu pour effet de mettre en sourdine les critiques de l’UE portant sur les atteintes aux droits humains perpétrés en Turquie », souligne Amnesty International dans son dernier rapport annuel.
Contre la Hongrie, des procédures d’infraction à répétition
L’UE agit-elle plus fermement quand les atteintes à l’État de droit, à la démocratie et aux droits humains ont lieu dans ses pays membres ? Face à la Hongrie, où Victor Orban installe un pouvoir de plus en plus autoritaire et xénophobe depuis 2010 (voir notre article), Bruxelles a effectivement réagi... Mais de manière bien timide. Depuis 2012, la Commission a engagé plusieurs procédures d’infraction aux traités concernant les réformes de la justice ou du droit d’asile, par exemple. La dernière procédure, lancée en avril, vise la nouvelle loi sur les universités, qui pourrait entraîner la fermeture de l’université américaine d’Europe centrale (la Central Europe University), basée à Budapest.
Ces procédures d’infraction peuvent aller jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne, si les États ne modifient pas les lois controversées. « Dès qu’il y a non respect des législations européennes, la Commission peut lancer une procédure d’infraction, explique Elena Crespi, de la FIDH. Il y a différentes étapes dans la procédure. La première est une mise en demeure, c’est à dire une demande de fournir des explications. La dernière, si un État membre n’a pas répondu de manière satisfaisante, c’est la Cour de justice. Si un État ne se conforme pas à la décision de la Cour alors, il peut y avoir sanction financière. » Pas plus.
Face l’État hongrois qui a vidé de ses pouvoir la cour constitutionnelle, mis en retraite anticipée 10 % de sa magistrature, pris le contrôle d’une partie des médias, clôturé ses frontières, et décidé de considérer comme des criminels les demandeurs d’asile arrivant sur son sol, ce type de réaction est-elle suffisante pour protéger la démocratie et les droits humains ? « Les quelques procédures d’infraction, qui n’ont pas toutes abouti, ont conduit l’État hongrois à opérer quelques ajustements cosmétiques, regrette Elena Crespi. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de volonté politique de sanctionner ces dérives. Les instruments juridiques sont là. Mais il faut une réaction forte, qui prenne en compte l’ensemble des violations. »
La suspension d’un État membre jamais employée
Un outil juridique prenant en compte une menace globale de l’État de droit dans un pays membre existe bel et bien. C’est l’article 7 du traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2003 au moment où, en Autriche, l’extrême droite de Jörg Haider participait à un gouvernement de coalition.En cas de « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs fondamentales de l’Union européenne », l’adhésion du pays en question peut être suspendue par le Parlement européen et avec l’approbation des quatre cinquièmes des États membres [4]. Ces « valeurs fondamentales » sont le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit, le respect des droits humains, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. L’article 7 n’a pour l’instant jamais été utilisé.
Pourtant, son activation peut tout au plus conduire à la suspension de certains droits de l’État en question, y compris son droit de vote au sein du conseil européen. Mais jamais à l’exclusion du pays de l’Union européenne. Pour arriver à une suspension de certains droits de l’État membre, il faut au préalable une décision à l’unanimité des membres du conseil, moins l’État concerné. Il suffit donc que deux des 28 États membres glissent vers l’extrême droite, et s’entendent, pour que la mise en œuvre de cette procédure soit bloquée.
La Pologne, sous surveillance depuis plus d’un an
« Au sein du groupe Gauches unies européennes du Parlement, nous estimons que cette disposition est quasiment inutilisable et inapplicable, précise Marie-Christine Vergiat, députée française du Front de gauche au Parlement européen. En réalité, elle a été créée pour ne pas être utilisée. Il faut regarder les choses en face : En Hongrie, cela fait sept ans que ça dure ! » Et rien n’a été fait. Un troisième mécanisme, à mi-chemin entre les simples procédures d’infraction et l’article 7, a été créé en 2014. C’est le « cadre de l’Union européenne pour l’État de droit ». « Cela fait trois ans qu’il existe, mais il n’a pas encore été engagé à l’égard de la Hongrie », regrette Elena Crespi. La Commission européenne a toutefois lancé ce mécanisme de surveillance concernant la Pologne, en janvier 2016.
Dans ce pays, le gouvernement d’ultra-droite du parti Droit et justice bénéficie depuis les élections de 2015 d’une majorité absolue au Parlement. Il l’utilise pour faire passer des lois qui ont conduit à affaiblir le tribunal constitutionnel, à la prise de contrôle d’une partie des médias, ou encore à des atteintes à l’indépendance de la justice. « La procédure de suivi n’a eu aucun résultat jusqu’à aujourd’hui. Le gouvernement polonais a dit qu’il n’avait pas l’intention de se conformer aux recommandations qui lui avait été faites », rapporte la responsable d’ONG.
Entre valeurs fondamentales et économie : deux-poids deux-mesures
« Nous avons une situation où des États violent de façon manifeste les obligations de l’UE en matière de droits humains, de démocratie et d’État de droit. Face à ces violations, il n’y a pas de volonté politique de réagir. Cela devrait pourtant être plus évident lorsqu’il s’agit de pays entrés récemment dans l’UE, comme la Hongrie et la Pologne. Nous savons que les institutions européennes sont encore moins enclines à réagir aux violations des droits humains quand elle se passent dans des pays comme la France », ajoute-t-elle.
De fait, les violations aux droits humains et aux principes démocratiques de base ne sont pas l’apanage, en Europe, de quelques États de l’Est gouvernés par l’extrême-droite. Les citoyens qui vivent dans une France sous état d’urgence depuis un an et demi en savent quelque chose. « Il faudrait un mécanisme qui protège réellement les droits humains dans l’Union européenne. Y compris lorsque, en France, le gouvernement maintient éternellement l’état d’urgence, ou quand il viole les droits des migrants à la frontière franco-italienne, réclame la députée Marie-Christine Vergiat. Ce que je reproche à l’UE, c’est le deux-poids deux-mesures entre les questions économiques et celle des valeurs. Quand il y a une infraction à la législation économique, la Commission instruit les dossiers. Alors que sur les questions des valeurs démocratiques et des droits humains, elle ne veut surtout pas froisser les gouvernements. Il y a beaucoup d’hypocrisie et cela nourrit la crise institutionnelle. »
Elena Crespi, de la FIDH, va dans le même sens : « L’UE est stricte sur les critères démocratiques avec les candidats à l’entrée dans l’UE. Mais il y a une lacune pour les membres, une incapacité à assurer la tenue de ces même standard pour ses propres États. Cela crée un problème de crédibilité politique de l’Union européenne. » D’autant plus quand cette même UE sous-traite la prise en charge des migrants à des pays en pleine dérive anti-démocratique, tels que la Turquie.
Rachel Knaebel
Photo : militants du mouvement néo-fasciste hongrois Jobbik, qui a attiré 20% des voix aux élections législatives de 2014 / © DR
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