Punir l’usage de drogues, en particulier le cannabis, par une amende plutôt que par un passage devant le juge, voilà qui peut sembler une bonne idée pour désemplir les tribunaux des simples affaires de consommation, pour alléger le sort des consommateurs pris sur le fait. La mise en place d’une amende forfaitaire de 200 euros pour l’usage de stupéfiants a été décidée par la loi de réforme de la justice, définitivement adoptée en février. Mais de nombreuses associations, dont Médecins du monde, le Collectif d’information et de recherche cannabiques, mais aussi le Syndicat de la magistrature, s’y sont opposées. Pourquoi ? Parce que malgré cette mesure, consommer des stupéfiants reste un délit en France, un délit qui peut toujours mener à la case prison.
« Avec cette proposition (…) l’exécutif s’obstine dans la logique prohibitionniste de la loi du 31 décembre 1970 », dénonçait les associations dans un livre blanc en novembre. Selon elles, cette amende est le signe d’une « obstination répressive » du gouvernement, qui « risque d’accentuer et d’aggraver les échecs de la France en matière de politique publique des drogues ». Des parlementaires ont également saisi le Conseil constitutionnel sur cet article de la loi de réforme de la justice.
« Pour moi, l’image de la prohibition, ce sont des overdoses dans des coins dégueulasses »
Plus étonnant, parmi les détracteurs de cette « obstination répressive », figurent aussi d’anciens policiers et gendarmes, réunis depuis novembre dans un collectif appelé « Police contre la prohibition ». Ils demandent, eux aussi, une autre politique des drogues en France. « L’adoption du principe de l’amende forfaitaire ne fait pas sauter la peine d’emprisonnement », souligne Bénédicte Desforges, ancienne lieutenant de police et fondatrice du collectif. « La plupart des syndicats de policiers ont dit qu’ils étaient favorables à cette amende. C’est parce qu’ils ne veulent pas lâcher le fait de faire des interpellations faciles », critique aussi Thierry Tintoni, ancien capitaine de police, retraité depuis 2017, membre du collectif et du syndicat Sud Intérieur.
En France, c’est encore la loi du 31 décembre 1970 qui réglemente et interdit l’usage et le commerce des substances classées comme stupéfiants. Cette loi punit de prison le simple usage de ces produits, jusqu’à un an d’emprisonnement et 3750 euros d’amende [1]. La loi ne fait pas la différence entre drogues dures et douces. Pour le collectif Police contre la prohibition, il faudrait en finir avec cette loi, dépénaliser l’usage de tous les stupéfiants, réguler la commerce du cannabis, et mettre en place une politique des drogues « basée sur la prévention, l’information et la réduction des risques », détaille leur manifeste.
« Une catégorie de population visible, précaire socialement, discriminée ethniquement, est en ligne de mire »
« Pour moi, l’image de la prohibition remonte à la période où j’étais jeune flic : des overdoses dans des coins dégueulasses, parce que les gens se piquaient là où ils avaient acheté pour ne pas risquer de se faire prendre avec le produit sur eux. Ils se piquaient sur place, sans personne pour leur porter secours s’ils perdaient connaissance », témoigne Bénédicte Desforges. La policière a travaillé dans un service anticriminalité, en banlieue parisienne et à Paris. « Ce qui m’a sensibilisé à l’injustice de cette loi de 1970, c’est le nombre de personnes que j’ai transférées chez le juge pour une boulette ou une savonnette de cannabis. Dans la très grande majorité, des jeunes noirs ou arabes », ajoute Jean-Luc Garcia. Lui est un ex-gendarme. Militant depuis des années contre la pénalisation du cannabis, il ne cache pas en consommer lui-même. Il a écrit des lettres ouvertes à Emmanuel Macron et à François Hollande pour défendre un changement de législation.
Le collectif Police contre la prohibition forme peu à peu un réseau parmi les policiers et gendarmes. « Nous avons aussi des sympathisants, précise Bénédicte Desforges. Beaucoup d’associations et de collectifs sont anti-prohibitionnistes. Il manquait à leurs côtés la voix des policiers et des gendarmes. » Avec la prohibition des drogues, c’est aussi les pratiques policières qui l’accompagnent que les trois fondateurs du collectif dénoncent. « La répression de l’usage de stup’ est un outil de contrôle social, estime l’ancienne policière. Quand les policiers arrivent dans des quartiers – et ce sont toujours les mêmes –, il y a une catégorie de population visible dans l’espace public, précaire socialement, discriminée ethniquement, qui est en ligne de mire. En fait, on punit l’usager, pas l’usage. » Pour Jean-Luc Garcia, « on a tendance à avoir plus d’indulgence envers une ivresse manifeste sur la voie publique, qu’envers deux personnes qui fument un joint sur un banc ».
90 % des interpellations pour usage concernent du cannabis
Selon ces anciens policiers et gendarmes, le délit d’usage de drogues a cet avantage pour les forces de l’ordre qu’il est résolu immédiatement. « Derrière cela, il y a la politique du chiffre. À la base de l’infraction d’usage de stup’, il y a souvent un contrôle d’identité. Les policiers et les gendarmes de base interpellent les usagers de drogues car c’est un délit simple, sans victime, sans enquête. Il est constaté et élucidé en même temps. C’est mécanique », explique Bénédicte Desforges.
D’où, peut-être, la hausse impressionnante des interpellations pour usage de stupéfiants, en particuliers de cannabis, ces 30 dernières années. Le nombre d’affaires enregistrées relevant de l’usage simple de stupéfiants a été multiplié par sept entre 1990 et 2010 (de 14 500 à près de 103 000). Quant aux condamnations pour usage seul, elles ont de leur côté plus que sextuplé entre 1989 et 2013, passant de 3811 à 25 527 [2].
En 1985, le cannabis représentait 40 % des interpellations pour usage de drogue. Il en représente aujourd’hui 90 % [3]. « Seuls 20% environ des usagers ont un usage problématique. Ceux-là n’ont rien à faire en garde à vue. C’est plutôt une question de santé publique », estime Bénédicte Desforgres. C’est aussi pour cela que les trois fondateurs du collectif Police contre la prohibition défendent une dépénalisation de toutes les drogues : pour mieux aider les usagers en difficultés, qui ne sont pas a priori en majorité ceux qui consomment du cannabis. « Le sens de la dépénalisation, c’est la réorientation des usagers qui en ont besoin vers la santé publique. C’est une condition indispensable à la réduction des risques », juge l’ancienne policière.
La France, l’un des six derniers pays de l’UE où l’usage de cannabis peut conduire à la prison ferme
Une dépénalisation de l’usage de toutes les drogues, c’est ce que le Portugal a mis en place en 2000. Le pays fait alors face à une grave crise sociale et sanitaire, avec un fort taux de contamination au VIH. 1 % de sa population consomme alors de l’héroïne ! Aujourd’hui, la drogue y reste illégale. Mais les peines pénales pour possession de drogues ont été transformées en simple infractions administratives, avec passage devant une commission de prévention.
Loin de prendre ce chemin, la France est aujourd’hui l’un des six derniers pays de l’Union européenne où l’usage de cannabis peut être sanctionné par une peine de prison ferme [4]. A contrario, en 2017, la Norvège a adopté une loi de dépénalisation proche de celle du Portugal, tandis que l’Uruguay a légalisé en 2013 la production et de la vente de cannabis. Aux États-Unis, le Colorado et l’État de Washington ont mis en place des marchés régulés du cannabis en 2012. L’Oregon et Alaska ont suivi en 2014, la Californie en 2017. Le Canada a légalisé le cannabis récréatif fin 2018. « Pour légaliser, il faut des personnels politiques compétents et qui aient une empathie avec la population », constate Jean-Luc Garcia.
Pour l’instant, la France a choisi de punir encore davantage l’usage de stupéfiant. La loi Elan sur le logement adoptée en septembre autorise les bailleurs à résilier de plein droit le contrat de location d’un logement si l’un des occupants est condamné pour trafic, ou même détention de stupéfiant [5]. Pour les membres de « Police contre la prohibition », la criminalisation ne sert pourtant ni la lutte contre les usages dangereux, ni celle contre les organisations criminelles liées au trafic. « Moins il y aura de justice punitive des usagers, plus il y aura de personnes pour s’occuper des gens réellement nuisibles », conclut Bénédicte Desforges. La grande majorité des interpellations puis des condamnations liées aux stupéfiants concernent un usage illégal, et non le trafic [6].
Rachel Knaebel
Photo : CC Black Zack
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