Résistances

Pourquoi la Russie s’est-elle levée contre Poutine ?

Résistances

par Alexis Prokopiev

En Russie, la contestation ne faiblit pas. Né au lendemain des fraudes massives enregistrées lors des élections du mois de décembre 2011, ce mouvement hétéroclite est lassé par la concentration des pouvoirs et par la corruption qui ronge le pays. Alors que Vladimir Poutine s’apprête à remporter le scrutin du 4 mars pour effectuer un troisième mandat présidentiel, cette opposition d’un genre nouveau demeure très mobilisée. Explications.

Les 10 et 24 décembre, plusieurs dizaines – voire centaines – de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Vladivostok, de Kazan et dans plus de cent autres villes, en Russie et ailleurs. Leur premier message, « Non aux falsifications des élections législatives », s’est progressivement transformé en une critique plus générale du régime russe. Cette mobilisation soudaine des Russes a étonné bon nombre d’observateurs. Aujourd’hui, il est donc possible de s’interroger sur les racines et les objectifs de ce mouvement hétéroclite. Pourquoi la Russie s’est-elle levée en 2011 ? Qui compose le mouvement de contestation ? Comment, à l’approche de l’élection présidentielle du 4 mars 2012, le pouvoir va-t-il réagir ? Enfin, quelle sera la suite de ce « réveil russe » ?

L’émergence du « nouveau citoyen russe »

Fin 2010, l’influent magazine russe Expert, considéré comme plutôt proche du pouvoir, offrait au « nouveau citoyen russe » le titre de « personnalité de l’année ». Les journalistes du magazine justifiaient ce choix en indiquant qu’il leur avait été impossible de choisir une personne précise, mais qu’une tendance forte se dégageait, à savoir la « montée de l’activité civique et politique des citoyens ordinaires ».
Parmi ces derniers, l’hebdomadaire citait le rappeur Noize MC, condamné en 2010 à dix jours de prison pour avoir dénoncé la corruption dans la police, Evguenia Tchirikova, la leader du mouvement contre la destruction de la forêt de Khimki [1], le collectif des « Seaux bleus », qui dénonce l’abus de gyrophares et des « privilégiés de la route », mais aussi les ultranationalistes à l’origine du pogrom organisé en décembre 2010 dans le centre-ville de Moscou après l’assassinat d’un hooligan, supporter du club de foot Spartak-Moscou.

Le mandat présidentiel de Dimitri Medvedev a été marqué par l’essor d’une société civile d’un type nouveau. D’après le Centre Levada, cette période a généré une forte crise de confiance à l’égard des institutions et des organisations formelles. Ainsi, selon une étude réalisée le 24 novembre 2011, seulement 20 % de la population accorde sa confiance à la police, 19 % aux tribunaux, 16 % aux syndicats et 10 % aux partis politiques. La faute sans doute au décalage entre le discours du Président Medvedev, axé sur la modernisation et la lutte contre la corruption, et la réalité du pays.

Classée en 143e place (sur 182) – derrière la Mauritanie et le Nigeria – dans le classement 2011 de Transparency International, la Russie est en effet devenue un pays où, malgré une forte croissance économique, les écoles, les hôpitaux, la police et l’administration sont rongés par une corruption quotidienne provoquant leur dysfonctionnement. Cette crise de confiance a donc poussé à la création de nouveaux mouvements informels. Souvent très locaux, mobilisés pour une cause ciblée (l’écologie, la lutte contre la corruption, la protection d’immeubles anciens…), ces mouvements ont grossi grâce à la diffusion d’informations sur Internet (via Facebook et sa version russe, vkontakte, twitter et livejournal) et ont permis la naissance d’une nouvelle génération de militants.

Deux figures résistantes

Parmi les nouvelles figures de ces groupes d’informels, deux personnalités se détachent : le blogueur anticorruption Alexeï Navalny et la militante écologiste Evguenia Tchirikova. Ces deux trentenaires sont diplômés, gagnent correctement leur vie, sont mariés, ont des enfants… Ils incarnent parfaitement cette « nouvelle classe moyenne » née grâce à l’amélioration de la situation économique depuis la fin des années 1990.

Le blogueur et juriste Alexeï Navalny a un passé politique : en 2000, il a rejoint le parti de l’opposition démocratique Yabloko, qu’il a été forcé de quitter en 2007 en raison de ses proximités avec les nationalistes [2]. Se définissant comme « national-démocrate », Navalny a alors décidé de créer le site communautaire RosPil (« pillage de la Russie »), permettant de relayer les faits de corruption. Il s’est aussi fait remarquer en devenant actionnaire minoritaire de plusieurs grandes compagnies, ce qui lui a permis de dénoncer la mauvaise gestion et le manque de transparence au sein de ces structures. Relativement déçu par les libéraux, Navalny estime que « la Russie doit suivre une voie européenne et nationale » en sortant du modèle fédéral… Des propos qui plaisent aux mouvements nationalistes préoccupés par l’immigration mais inquiètent les milieux intellectuels russes.

De son côté, Evguenia Tchirikova a un parcours très différent. La jeune femme, qui se déclarait volontiers il y a peu comme « apolitique », est une ingénieure de formation qui, pour améliorer sa qualité de vie, avait décidé de s’installer avec sa famille près de la forêt de Khimki (région de Moscou). En 2007, elle a commencé à se mobiliser autour de la construction, par le groupe français Vinci, de la fameuse autoroute payante qui menace directement la forêt qu’elle va traverser [3]. Révoltée, elle s’est engagée dans la bataille contre l’administration locale, régionale et fédérale… En août 2010, elle a même obtenu la suspension du projet par Dimitri Medvedev mais, fin 2010, le Premier ministre, Vladimir Poutine, a ordonné la reprise des travaux, désavouant ainsi son Président. Sa combativité et le soutien que lui ont apporté plusieurs personnalités, dont le célèbre chanteur du groupe DDT, Youri Chevtchouk, ont rendu la jeune femme très populaire.

Un mouvement qui se politise

La multitude de petits mouvements citoyens dont Navalny et Tchirikova sont devenus les symboles manquait de coordination et d’objectifs politiques. Grâce notamment à Internet et aux nouvelles technologies, les représentants de ces mouvements ont pu se rencontrer, dialoguer, puis s’organiser. Une étape importante a sans doute été la création de la Coalition pour les forêts de la région de Moscou, qui a permis à plusieurs mouvements d’habitants de s’unir pour défendre l’environnement de la région. Les Seaux bleus ou encore les Groupes de défense de l’architecture en ont fait de même. En juin 2011, ces différents mouvements se sont retrouvés lors d’un forum baptisé Anti-Seliger (en référence à Seliger [4], le forum de l’organisation de jeunesse pro-Kremlin Nashi). Malgré la présence contestée des nationalistes, ce forum a permis à plus de 2 000 militants venus de plusieurs villes russes de se rencontrer.

La méfiance des jeunes activistes à l’égard de toute structure politique a rendu difficile le dialogue avec l’opposition « officielle » (id est autorisée à participer aux élections). Toutefois, l’annonce, en septembre 2011, d’un retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012 a changé la donne.

En juillet 2011, Dimitri Medvedev bénéficiait encore d’un certain soutien (18 %) en vue du scrutin présidentiel et n’était devancé que de cinq points par Vladimir Poutine. Le retrait de Medvedev de la course présidentielle a donc ôté à une partie de l’électorat (notamment la nouvelle classe moyenne) son espoir d’assister à un changement et à une démocratisation interne du régime, incarnés par un Medvedev débarrassé de Poutine. Ces électeurs se sont sentis bernés, ce qui, ajouté au mécontentement provoqué dans les régions par la corruption au sein du parti du pouvoir, Russie unie, a favorisé l’émergence d’une forte contestation lors de la campagne électorale pour les élections législatives. Navalny et les autres militants de la société civile en ont profité pour lancer une campagne web « Contre le parti des escrocs et des voleurs » (surnom attribué par Navalny à Russie unie) qui a trouvé un très large écho dans la société.

Les élections législatives du 4 décembre 2011 ont incontestablement été l’élément déclencheur du mouvement de contestation constaté depuis. Même si le résultat de Russie unie (49 %, contre 64 % en 2007) constitue en soi un échec pour le pouvoir en place, les informations sur des fraudes massives qui ont envahi la toile en quelques heures ont provoqué un tollé (Youtube a diffusé nombre de séquences tournées grâce à des smartphones et montrant les falsifications). Plus de 7 000 cas d’infractions ont été signalés sur un site collaboratif mis en place par le journal Gazeta.ru et l’ONG Golos, qui surveille les élections en Russie.

Des manifestants jeunes et diplômés

Les premières mobilisations ont commencé dès le lendemain de l’annonce des résultats donnant la victoire à Russie unie. Dans plusieurs villes du pays, les rassemblements de milliers de citoyens ont conduit à des arrestations massives. Au total, plus de 1 500 personnes ont été arrêtées. Après avoir passé entre dix et quinze jours en prison, ces contestataires, dont Alexeï Navalny et Ilya Yachine (un des leaders du mouvement Solidarnost), sont devenus les symboles et la principale force du mouvement de contestation.

Les 10 et 24 décembre 2011, ce sont donc des milliers de Russes (102 000 Moscovites sur l’avenue Sakharov le 24, selon le journal Novaïa Gazeta) qui sont descendus dans la rue, créant une mobilisation sans précédent depuis les années 1990. D’après un sondage réalisé par le Centre Levada lors de la manifestation sur l’avenue Sakharov, la majorité des manifestants ont entre 18 et 39 ans, sont diplômés, ont un emploi et se définissent comme appartenant à la classe moyenne/moyenne riche. Ce profil est très différent de celui des mobilisations de la fin des années 1980 et du début des années 1990 en URSS : aujourd’hui, les manifestants russes ne sont pas motivés par la dénonciation de la pauvreté ou les problèmes économiques. D’après le célèbre journaliste et désormais opposant Leonid Parfenov, la majorité des manifestants sont des gens ordinaires « dont la vie est un succès mais qui souhaitent la rendre encore meilleure ». Cette particularité du mouvement russe, comparativement notamment au printemps arabe, explique sans doute le fait, d’après le Centre Levada, que les manifestants de l’avenue Sakharov font plus confiance aux représentants de l’intelligentsia – l’écrivain Boris Akounine, le chanteur Youri Chevtchouk ou Leonid Parfenov – qu’aux dirigeants de l’opposition.

Le pouvoir russe a essayé de réagir. Une réforme libéralisant le système politique a été promise par le Président, ainsi qu’une plus grande ouverture des médias. Alexeï Koudrine, ex-ministre des Finances et proche de Vladimir Poutine, a participé à la manifestation sur l’avenue Sakharov et a promis des changements. Fait marquant, le « marionnettiste du Kremlin » (selon les propos du milliardaire et candidat à la présidentielle Mikhail Prokhorov) Vladislav Sourkov, qui était chargé des relations avec les partis politiques et les médias au sein de l’administration présidentielle depuis 1999, a été obligé de changer de poste. Selon plusieurs observateurs, Vladimir Poutine était mécontent du manque d’agressivité de Sourkov dans sa gestion des suites des législatives. Ces changements à la tête du pays font craindre à plusieurs opposants un durcissement du régime juste avant le scrutin présidentiel.

Alexis Prokopiev, diplômé de Sciences-Po Paris, blogueur politique.

Cette contribution a été initialement publiée sur le site Regard sur l’Est.

Sources principales : Centre Levada, Expert, Radio Echo de Moscou, Vedomosti, Gazeta.ru, Novaïa Gazeta, Lenta.ru.