« Poutine instrumentalise les questions LGBTQ+ pour construire un nouveau rideau de fer »

par Barnabé Binctin

Les droits des personnes LGBTQ+ sont de plus en plus menacés en Europe de l’Est par les mouvements conservateurs et l’extrême droite. Sans que l’ombre de Poutine ne soit jamais bien loin, explique Hristo Hristev, professeur de droit européen.

Basta!  : Les députés bulgares ont adopté cet été une loi dite « contre la propagande LGBT dans les écoles », qui interdit « la propagande, la promotion ou l’incitation de quelque manière que ce soit, directement ou indirectement, d’idées et de points de vue liés à l’orientation sexuelle non traditionnelle ou à la détermination de l’identité de genre autre que biologique ». Comment expliquez-vous ce vote, à une écrasante majorité (159 voix pour, 22 contre, 13 abstentions) ?

Hristo Hristev : La Bulgarie accuse un profond retard sur ces questions. Cela s’explique d’abord par l’Histoire : pendant toute l’ère communiste, l’homosexualité était réputée contraire à la morale, et si elle a bien été dépénalisée dès les années 60 – soit plus tôt que dans beaucoup d’autres pays européens – c’est simplement parce qu’elle était considérée comme une pathologie que l’on devait soigner… Tout ceci a forgé les mentalités.

Portrait de Hristo Hristev
Hristo Hristev est professeur de Droit européen, associé à la Faculté de Droit de l’Université de Sofia Saint-Clément d’Orhid, en Bulgarie.
DR

Depuis 1989, les sujets de l’homosexualité ou du genre restent tabous dans le débat public, aucun parti politique ne se risque à les mettre à l’agenda. En 2018, le débat autour de la ratification de la Convention d’Istanbul [Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ndlr] avait donné lieu à une campagne hystérique de la part des milieux conservateurs, en raison de l’utilisation du mot « genre ».

Il y a beaucoup de fantasmes autour de cette notion et de ces nouvelles théories, accusées de saper les bases de la société traditionnelle bulgare. L’Église orthodoxe n’avait pas hésité à parler de « décadence morale », à l’époque. Et il n’y a qu’à voir les réactions outrées au lendemain de la cérémonie des Jeux olympiques de Paris [le patriarcat bulgare avait ainsi parlé d’une « insulte au monde chrétien », ndlr], pour constater que le contexte social n’a pas profondément évolué sur le sujet. Mais le vote de ce texte, dans la foulée, raconte aussi l’importance grandissante de l’extrême droite dans le champ politique bulgare.

Le parti politique à l’origine de la proposition de loi, Vazrazhdane, a fini troisième avec 13 % des voix aux dernières élections législatives bulgares, d’octobre 2024. Quels sont ses axes politiques ?

En très peu de temps, Vazrazhdane – ou « Renaissance » en français – est parvenu à s’imposer comme un acteur politique majeur, en profitant aussi de l’instabilité gouvernementale chronique. Il faut y ajouter également deux autres partis d’extrême droite, dont l’un fait son entrée au Parlement – l’autre y échoue à cause de 25 voix seulement ! Lorsqu’il s’est créé il y a dix ans, Vazrazhdane a d’abord construit son discours sur des références patriotiques autour de la grandeur de la Bulgarie.

Il revendique par exemple la réunification avec la Macédoine du Nord, toujours considérée comme une partie naturelle et historique de la Bulgarie. Il insiste beaucoup sur le registre souverainiste, en prônant ouvertement la sortie de l’Otan et en appelant à reconfigurer l’Europe, considérant qu’elle est dangereuse pour l’indépendance des États-nations. Pour l’instant, ce parti ne revendique pas formellement une sortie de l’Union européenne (UE), mais il est tenté de bloquer le processus d’adhésion de la Bulgarie à la zone euro, par le biais d’un referendum d’initiative populaire.

Pendant les dernières élections européennes, il a fait campagne sur la « destruction de la civilisation européenne » par l’UE. Quand l’AfD, le parti ultranationaliste allemand, a été expulsé du groupe Identité et Démocratie au Parlement européen – celui dont fait notamment partie le Rassemblement national – Vazrazhdane lui a proposé de former un nouveau groupe ensemble.

À partir de la période du Covid, pendant laquelle ses membres se sont notamment opposés à la vaccination, on les a également vus défendre de manière plus ostentatoire des positions pro-russes, soutenant ainsi l’invasion de l’Ukraine et refusant la livraison d’armes aux Ukrainiens.

Infographie montrant les pays qui ont adopté des lois anti-LGBTQ+ ou discutent de tels projets de loi.
Le nouveau « rideau de fer » anti LGBTQ+
La Russie de Poutine a été la première, en 2013, à adopter une loi interdisant « la propagande LGBT », durcie en 2022. Puis les gouvernements idéologiquement proches ou sous influence ont suivi : la Hongrie de Orban en 2021, la République serbe de Bosnie en 2023, la Biélorussie, la Bulgarie, la Géorgie en 2024. La Roumanie pourrait basculer tandis que la Pologne tend à devenir plus tolérante (voir nos sources en fin d’article).
Christophe Andrieu / Basta!

Kostadin Kostadinov, le chef du parti, défend le même modèle de régime autoritaire et totalitaire que Poutine. Il a plusieurs fois menacé publiquement d’envoyer ses opposants politiques à Béléné, une île sur le Danube, tristement célèbre en Bulgarie pour avoir été le camp de concentration le plus meurtrier de l’ère soviétique. Il dit qu’il le restaurera et qu’il y enverra les « traîtres pro-occidentaux » s’il parvient à prendre le pouvoir.

Avec d’autres avocats et activistes, nous avons déposé l’an passé une requête auprès du procureur général, en lui demandant d’exercer ses droits et de dissoudre ce parti. En piétinant à ce point les droits et les libertés civiles, et en cherchant tout bonnement à démanteler la démocratie en Bulgarie, Vazrazhdane se met clairement hors des règles du jeu de la Constitution.

Une loi tout à fait similaire, interdisant la « propagande homosexuelle auprès des mineurs », existe en Russie depuis 2013. Doit-on voir dans la loi bulgare une marque supplémentaire de l’influence de Poutine ?

Cela ne fait aucun doute, il suffit d’observer les termes et les éléments de langage utilisés. On retrouve la main russe jusque dans les supports de communication du parti Vazrazhdane, qui utilise largement les réseaux sociaux – notamment Facebook et TikTok – sur lesquels on retrouve les mêmes campagnes de désinformation. Leurs prises de position publiques sont ouvertement pro-russes, plusieurs réunions ont été organisées avec l’ambassade de Russie à Sofia.

Ils sont en « gestion directe depuis Moscou », comme on dit ici. Un autre exemple : juste après l’adoption de la loi anti-LGBT, Vazrazhdane a proposé une nouvelle loi, exigeant que toute organisation de la société civile qui recevrait plus de 500 euros par an de l’étranger – et donc par exemple de l’Union européenne – soit enregistrée comme « agent étranger ».

Dans le contenu des dispositions, c’est la copie conforme d’une autre loi russe, et cela vise le même objectif : restreindre considérablement les libertés des ONG, des médias, des chercheurs, des artistes, etc. Heureusement, cette loi n’a finalement pas été adoptée par le Parlement bulgare.

Mais elle l’a été au printemps, dans une version identique, de l’autre côté de la Mer noire, en Géorgie, où la loi contre « la propagande des relations homosexuelles et de l’inceste » dans les établissements d’enseignement a également été adoptée, en septembre. De même, des lois similaires contre ladite « propagande LGBT » ont aussi été adoptées ou sont en discussion en Slovaquie, en Hongrie ou en Serbie. Comment analysez-vous ce mouvement s’attaquant aux droits LGBT dans une partie de l’Europe de l’Est ?

Il s’agit d’une partition orchestrée par Poutine dans ces différents pays où la proximité des dirigeants avec le Kremlin n’est plus un secret pour personne. La Géorgie, par exemple, n’a jamais été aussi proche de retomber sous la tutelle russe. Les droits LGBT sont devenus comme un cheval de bataille pour instrumentaliser cette ligne de démarcation que Poutine veut imposer avec l’Occident.

C’est comme un nouveau « rideau de fer » que la Russie tenterait de construire en radicalisant les questions de mœurs – et cela ne concerne pas uniquement les enjeux LGBT, mais aussi les questions migratoires, ou la peur des vaccins. On l’a bien vu pendant l’épisode du Covid, où toute une campagne de propagande contre la vaccination a été orchestrée dans la plupart de ces mêmes pays.

Chaque fois, on retrouve le même mode opératoire, avec les mêmes messages et une forte activité sur les réseaux sociaux, qui sont devenus le véritable talon d’Achille de nos sociétés démocratiques. On a trop longtemps sous-estimé leur fonctionnement et leur impact, au prétexte qu’ils favorisaient la liberté d’expression.

En réalité, ils sont basés sur des techniques de profilage, hors de tout cadre juridique, qui ont permis d’alimenter un vaste mouvement de radicalisation et de discours de haine dans les sociétés occidentales. C’est toute la stratégie de la « guerre hybride » que théorise Poutine depuis longtemps : l’enjeu de la bataille contre l’Occident n’est plus seulement militaire, il est aussi mental et culturel, et toutes ces campagnes de désinformation contribuent profondément à déstabiliser les fondements de nos sociétés, en intoxiquant durablement le débat public.

Les questions LGBT, dans des sociétés encore un peu conservatrices, deviennent alors des armes idéales pour cela. Ce n’est pas seulement l’État de droit qu’on attaque à travers ces lois, mais aussi la capacité des êtres humains à nourrir un esprit libre et critique. C’est ce qui fait de Poutine un tyran au sens le plus classique du terme.

Dans ce contexte, que peut changer l’élection de Donald Trump, dont la proximité avec Poutine est connue ?

Si Trump venait à mettre en exécution ses promesses de campagne, il y a un véritable risque de désengagement des États-Unis sur les enjeux de sécurité européenne – souvenez-vous de ses propos sur l’Otan en cas d’agression russe. On ne peut donc pas exclure une éventuelle attaque de la Russie contre un État de l’Otan, voire même contre un État membre de l’Union européenne.

Les pays baltes ou l’Europe de l’Est sont évidemment en première ligne face à ce danger. Pour ce qui est des Balkans, cela me semble plus compliqué dans la mesure où la Fédération de Russie a perdu une grande partie de sa flotte en mer Noire dans sa guerre avec l’Ukraine.

Et puis, la Bulgarie est paradoxalement un peu plus « protégée » grâce à son voisin, la Turquie d’Erdoğan, qui rêve de renouer avec la grandeur de l’Empire ottoman, avec la péninsule balkanique en guise d’hinterland – la communauté turque représentant encore 10 % de la population en Bulgarie.

C’est toute l’ironie de l’histoire : aujourd’hui, la Turquie apparaît comme la garantie de sécurité la plus sérieuse pour la Bulgarie face à la Russie, alors même qu’historiquement, les Russes sont souvent considérés comme les « grands frères » orthodoxes qui ont libéré la Bulgarie du joug ottoman, en 1878 [le traité de San Stefano crée ainsi la principauté autonome de Bulgarie, à l’issue de la guerre russo-turque de 1877-1878, ndlr].

Mais il ne faut pas perdre de vue que lors de la première présidence de Trump, plusieurs de ces pays européens, comme la Pologne, ont aussi conclu de grands marchés avec les États-Unis. C’est aussi le cas de la Bulgarie, qui a notamment acheté plusieurs F16 en 2019. Actuellement, il y a encore des négociations autour d’un contrat sur des blindés à 2 milliards d’euros, ainsi que sur une nouvelle centrale nucléaire construite par la société américaine Westinghouse.

Donc le Trump en campagne, c’est une chose, le business américain, c’en est une autre… Et vu sa proximité avec les grands acteurs économiques américains, je doute que Trump abandonne aussi facilement des pans entiers du marché européen.

L’adoption de la loi par le Parlement bulgare n’a pas entraîné de réaction majeure de l’Union européenne, mis à part un courrier officiel de la commissaire européenne en charge de l’égalité, Helena Dalli. Les institutions européennes devraient-elles faire montre de plus de fermeté, selon vous ?

On peut bien sûr regretter que l’Union européenne ne soit pas plus active sur le sujet. Cela pourrait passer par exemple par l’application concrète du règlement de 2020 prévoyant de geler les fonds européens pour les États membres qui ne respectent pas les règles de l’État de droit. Mais je ne veux pas accabler les institutions européennes, on ne peut pas attendre que toutes les solutions viennent d’elles.

On doit se rendre compte que l’UE se trouve aujourd’hui face à des défis considérables, j’oserais même dire qu’il en va de sa survie. C’est notre modèle de société qui est en jeu, les peuples européens l’ont peut-être trop facilement pris pour acquis alors qu’il n’est absolument pas garanti. Quand on parle de repli et de fermeture des frontières, il faut bien comprendre que cela ne concerne pas que les migrants et les étrangers, cela veut aussi dire détruire toute notre économie interconnectée, et tous nos modes de vies, qui en dépendent.

À quoi ressembleraient nos vies, si on en revenait aux vieux États-nations ? L’Europe a certes des faiblesses, mais elle reste un des endroits les plus privilégiés où vivre aujourd’hui à travers le monde. Et l’on ne pourra préserver cela qu’en restant ensemble, en défendant ce grand tableau multiculturel et cosmopolite qu’est l’Union européenne.

Recueilli par Barnabé Binctin

Photo de une : Manifestation à Genève en 2017 contre la persécution des personnes LGBTQ+ en Tchétchénie/CC BY-SA 2.0 FR Rama via Wikimedia Commons.