Immigration

Préfecture de la honte : quand la France traite ses administrés comme des chiens

Immigration

par Linda Maziz

À Bobigny, ils sont des centaines à faire la queue toutes les nuits pour espérer accéder au guichet de la préfecture. Pour les étrangers vivant en France, pour ceux qui ont recours aux services de l’immigration, retirer un permis de séjour ou déclarer un changement d’adresse tourne au calvaire. Des heures perdues, dehors, avec les rats, simplement pour obtenir un dossier ou un formulaire. Dans plusieurs départements, c’est par le mépris et l’humiliation que la République répond à ceux qui sollicitent ses services. Reportage.

À Bobigny (93), les services du bureau de l’immigration et de l’intégration n’ouvrent qu’à 8h30. Mais à 7h, il y a déjà foule dans les files d’attente. En ce matin du 28 avril, des centaines de personnes font le pied de grue, en espérant accéder au guichet de la préfecture. Seuls quelques-uns auront la chance d’y parvenir. Les autres devront revenir. La plupart sont arrivées la veille au soir ou au milieu de la nuit pour renouveler ou demander un titre de séjour, retirer un formulaire, signaler un changement d’adresse ou encore obtenir un renseignement sur un dossier. Ici, ce n’est pas la France qui se lève tôt, mais celle qui ne se couche pas. La scène n’a rien d’exceptionnel ou d’anecdotique. Au contraire, elle est désespérément ordinaire.

Je suis déjà venue sur place. Plusieurs fois. La situation concernant l’accueil et le traitement des dossiers dans cette préfecture de Seine-Saint-Denis est toujours la même. Elle est décrite dans un livre noir publié en septembre 2010 par une vingtaine d’associations et syndicats. L’indignité, ont-ils – à juste titre – nommé leur ouvrage. Celui-ci, factuel et documenté, est édifiant. Avant et après sa parution, il y a eu des rassemblements, des conférences de presse, des articles dans les médias. Des pétitions et des rencontres avec le préfet. Pourtant, rien ou si peu a changé. Seule avancée : un pré-accueil et des guichets d’informations accessibles sans ticket ont été ouverts pendant les heures d’ouverture. D’autres « améliorations » sont aussi efficaces qu’un pansement sur une jambe de bois, comme ce cabanon de toilettes publiques mis en place – dont la visite est à déconseiller.

« Je refuse de voir mes parents traités comme des chiens ! »

Dans les rangs, ce n’est pas la présence de sanitaires qui empêchent les effluves d’urine de caresser les narines. « C’est risqué de trop s’éloigner de la file, explique un habitué. On a beau se faire garder la place, on n’est jamais sûr de pouvoir la retrouver, même si c’est juste le temps d’aller pisser. » Question confort, un auvent recouvre aussi les premières dizaines de mètres de la file n°1. Par contre, aucun abri n’est prévu pour protéger, même sommairement, les deux autres files des intempéries. Une file prioritaire aurait été récemment mise en place pour les femmes enceintes et les personnes handicapées. Ce jour-là, on les retrouve pourtant à poireauter avec les autres. Idem pour les mères accompagnées d’enfants et les personnes âgées qui n’ont droit à aucun traitement de faveur.

Un homme s’est dévoué pour épargner ce calvaire à ses parents de 70 ans. « Ils sont déjà venus plusieurs fois, à patienter des heures sans pouvoir accéder au guichet. Ça me rend dingue, il faudrait qu’ils attendent là toute la nuit !, explique-t-il. Je refuse de voir mes parents traités comme des chiens ! Moi, je suis en bonne santé, je peux endurer. » Il a pris place à 3 heures du matin, ses parents viendront le relayer à 8 heures. « Faut que j’aille bosser...  » Ses voisins de file ont été mis au courant, la permutation devrait bien se passer. Car si l’entraide et la solidarité prévalent entre ces compagnons de galère, altercations et bagarres sont fréquentes. La lassitude, le désespoir et la colère alimentent un climat forcément sous tension. Les tentatives des resquilleurs isolés sont généralement stoppées par un barrage collectif. Mais rares sont ceux qui osent s’opposer publiquement aux trafiquants qui opèrent en réseau organisé.

Débarquer avec chaises et couvertures au milieu de la nuit

Sans aucune discrétion, des vendeurs alpaguent ceux qui arrivent aux abords de la préfecture. Leur prix ? 15, 20, voire 50 euros pour une place aux premières loges. Des complices ont pris position dans les files, la veille, pour réserver à leur clientèle les meilleures places. Au petit matin, des renforts arrivent pour pallier les éventuelles protestations et s’assurer du bon déroulement des opérations, pour que les places soient effectivement cédées à ceux qui préfèrent payer un droit d’entrée plutôt que de perdre une nuit. «  Ce n’est peut-être pas correct vis-à-vis des autres, mais ça me revient moins cher qu’une baby-sitter », justifie discrètement une jeune femme.

Sans surprise, l’accueil des voisins est hostile. « Il y en a au moins quinze qui nous sont passés sous le nez. Comme le nombre des tickets est limité, si ça se trouve, à cause d’eux, on ne va pas pouvoir entrer. Pourquoi la préfecture ferme-t-elle les yeux ? », fustige Maria, 45 ans, originaire de Moldavie. Résidant depuis 11 ans en France, elle est une familière des lieux. Tellement habituée à ces aller-retour qu’elle a investi dans des chaises pliantes pour améliorer les conditions d’attente. Aujourd’hui, elle accompagne son fils, parvenu au stade critique de la majorité, pour l’initier aux joies des exercices administratifs. « On est déjà venu hier, mais il y avait un problème informatique, donc on est obligés de revenir... » Deux soirs de suite qu’ils débarquent avec chaises et couvertures au beau milieu de la nuit. « Pour être sûrs d’accéder au guichet, il vaut mieux prendre le dernier métro ou se débrouiller pour être ici avant 5 heures, indique Maria. Le premier métro, souvent, c’est déjà trop tard, il y a trop de monde. Les gens se battent avant même d’arriver en station pour être les premiers à descendre. »

« On a passé la nuit avec les rats qui grouillaient »

Leurs dossiers sous le bras, de nouveaux candidats continuent d’affluer et de rentrer dans les rangs. Équipés de thermos remplies de thé et café, des vendeurs de rue sonnent l’heure du petit-déjeuner. «  Le plus dur est passé », soupire Djibril, un Sénégalais de 32 ans, qui, en plus de passer la nuit dehors, a dû poser un jour de congé. « Une fois entré dans la préfecture, il faut encore faire la queue jusqu’au guichet. Ça peut prendre plusieurs heures. » À une demi-heure de l’ouverture, les mouvements de foule se font plus insistants devant la porte n°1. « Ça ne sert à rien de pousser », tente de raisonner un homme, comprimé contre la grille.

À la vue de mon bloc-notes, il s’enquiert : « Vous êtes journaliste ? Il faut un article, que les gens sachent ce qu’il se passe ici. Vous auriez dû venir avec des caméras de télé ! » Autour de lui, les gens s’animent. Ils veulent raconter leurs déboires. Être écoutés. Ils mettent beaucoup d’espoir dans ce qui sera un article parmi d’autres. Pour alerter l’opinion et faire pression sur les pouvoirs publics, tous veulent témoigner. Ça fuse de tous les côtés. Impossible de recueillir simultanément leurs déclarations. Conscients de la cacophonie, ils improvisent un porte-parole. « Chef ! Viens ici, il faut que tu parles à la journaliste ! » Un homme est désigné d’office, à cause de son sens de l’organisation.

Dans la soirée, il a pris l’initiative de dresser une liste en inscrivant sur un carton les 70 premiers noms par ordre d’arrivée. Il a fait l’appel ce matin pour vérifier que chacun était bien à sa place. « On est obligé de fixer des règles entre nous sinon ça dégénère. C’est normal, on est traités pire que des animaux. Rendez-vous compte, cette nuit, on l’a passée avec des rats qui grouillaient entre nos jambes ! » Ses voisins confirment. « Chef » accuse sa septième nuit depuis février. Il est là pour réclamer sa carte de séjour, qu’il aurait dû recevoir il y a un mois. « Je travaille dans un studio musical, mais tant que ma situation n’est pas régularisée, mon patron refuse que je revienne bosser. Comment je fais moi ? Ma femme est enceinte et j’ai une fille à nourrir. J’y ai droit et j’en ai besoin de ces papiers ! »

Une situation difficile pour le personnel d’accueil

Il ne sait toujours pas si les documents sont prêts. S’il repart bredouille, il lui faudra encore revenir la semaine prochaine. « Pas le choix. C’est la seule solution pour connaître l’avancement de nos dossiers, le téléphone et les mails ne fonctionnent pas.  » Sarah, elle, est arrivée à 21 heures, directement après la sortie de son travail de préparatrice en pharmacie. Tout ça, pourquoi ? «  Pour un simple changement d’adresse. » Le genre de formalité qui, en 2011, ne lui demanderait que quelques minutes si le service était disponible sur Internet.

8h30. La distribution des tickets va commencer. Des agents administratifs prennent position dans le sas, tandis qu’un agent de sécurité s’approche de la grille. L’agitation et la tension montent d’un cran. « Ce n’est pas la peine de s’énerver, tout le monde va rentrer », lance-t-il. Et pour une fois, ce n’est pas qu’une façon de parler. «  Apparemment, il y a eu un problème informatique hier. Pour rattraper le retard, aujourd’hui, les tickets ne sont pas limités. Mais, c’est exceptionnel », explique-t-il, visiblement satisfait de n’avoir à laisser personne aujourd’hui sur le carreau. Il fait de son mieux pour détendre l’atmosphère. « Il faut montrer ce qu’il se passe. C’est inhumain la façon dont on traite ces gens. C’est dur pour eux, mais c’est pareil pour ceux qui travaillent ici. Nous on doit faire le sale boulot parce que la préfecture ne met pas les moyens suffisants. » Il est au courant pour les rats, les trafics de place, les gens qui dorment la nuit. « Tout le monde l’est. » Mais alors pourquoi personne ne fait rien ?

29 condamnations des préfets pour « violation du droit d’asile » en mars

« Dans le contexte actuel, l’amélioration de l’accueil des étrangers n’est pas considérée par l’État comme une priorité. Et comme l’ensemble des services publics souffrent d’une réduction de moyens, autant dire que c’est encore moins une priorité », estime Jean-Michel Delarbre, membre du comité centrale de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Réseau éducation sans frontières (RESF). Ce ne sont pas les récentes déclarations de Claude Guéant et sa volonté affichée de réduire l’immigration légale qui vont améliorer la situation. Le 29 mars, une délégation d’associations et syndicats a été reçue en préfecture. Résultat ? « La préfecture est bien consciente de la situation, mais pour l’instant, elle n’a pas les moyens de faire mieux. »

En matière d’accueil des étrangers, la préfecture de Bobigny a toujours fait figure de lanterne rouge. Mais elle n’a plus aujourd’hui l’apanage de l’accueil indigne. « C’est désespérant. Non seulement ici la situation se pérennise, mais ailleurs, ça se généralise. » Un rapport publié en mars 2011 par le collectif Asile en France tire la sonnette d’alarme face à la persistance de pratiques illégales. « Malgré nos interpellations répétées (…) depuis novembre 2008, rien n’a changé. Au contraire, la situation s’est dégradée. » Pas moins de 29 condamnations des préfets de Paris et du Val-de-Marne ont été prononcées en mars pour « violation du droit d’asile » !

Un embouteillage volontaire pour limiter ce que l’on ne peut interdire

La situation est critique en dehors de l’Île-de-France. Le 3 avril, Le Progrès dresse un constat similaire sur « l’interminable attente des étrangers à la préfecture du Rhône ». La ressemblance avec la situation à Bobigny est troublante : « Ils sont debout et dehors, parfois depuis 3 heures du matin, pour déposer une demande ou récupérer un titre de séjour. Rage et larmes quand, dix minutes après l’ouverture, beaucoup sont refoulés, faute de place. » À Marseille, c’est pareil, comme le décrivent Libération et La Provence. Chaque jour, seulement dix tickets sont distribués, qui permettent de déposer des dossiers au titre de la vie privée et familiale. Alors qu’ils sont chaque nuit plusieurs dizaines à prétendre à cette demande.

Sur place, les militants dénoncent le caractère intentionnel et illégal de ces pratiques, qui empêchent les étrangers d’accéder aux guichets : « L’embouteillage volontaire s’assimile à une sorte de filtre, visant à limiter ce que l’on ne peut interdire, le droit de déposer des dossiers. » Pour contraindre la préfecture de Marseille à mettre fin à cette situation, huit étrangers, qui n’ont jamais pu accéder aux guichets en dépit de plusieurs nuits passées dehors, ont décidé de saisir le tribunal administratif, en procédure d’urgence. Objectif : « être convoqués directement en préfecture » et ne pas avoir à faire la queue plusieurs nuits de suite devant la préfecture pour pouvoir accéder au guichet et déposer leur dossier, précise une de leurs avocates, Me Anaïs Leonhardt. Quatre d’entre eux reçu des convocations à la préfecture. Quatre autres ont été déboutés en référé le 20 avril. Un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État est envisagé.

Une dignité bafouée

Le bilan de cette action reste mitigée. Mais l’initiative pourrait faire des émules, à Bobigny ou ailleurs, confie Viviane Gendrot de la Cimade. La motivation des associations qui se battent aux côtés des étrangers est intacte. Elles ont conscience cependant qu’il devient de plus en plus difficile de mobiliser sur cette question et de trouver des moyens de pression. Alors que cela devient urgent, face au sentiment d’impuissance, de faire preuve de solidarité avec tous ceux que la République s’autorise à maltraiter, parce qu’ils sont étrangers. Et pas seulement « immigrés clandestins », « flux migratoires incontrôlés » ou encore « Tunisiens », puisque c’est d’actualité. Non, étrangers au sens large, où l’altérité se résume au simple fait de ne pas avoir ladite nationalité. Ceux dont la dignité est bafouée simplement parce qu’ils viennent régulariser leur situation ou satisfaire aux obligations imposées par l’administration. Que leurs dossiers aboutissent ou pas, le sujet n’est pas là. Quand bien même ils n’auraient pas droit à un titre de séjour ou à la protection de l’asile, rien ne peut justifier le mépris et l’humiliation auxquels ils doivent se soumettre en préfecture, passage obligé pour séjourner, vivre ou travailler sur le territoire français.

Linda Maziz