Cela n’aura pas suffi. Par choix, pragmatisme ou souci d’efficacité, 7,6 millions d’électeurs et électrices ont porté leurs voix sur Jean-Luc Mélenchon. 650 000 de plus qu’en 2017 malgré une abstention en hausse. Cela n’a pas suffi pour empêcher l’extrême droite d’accéder au second tour.
Il faut dire que les obstacles à surmonter étaient nombreux. La dispersion des principales forces de gauche en quatre candidats – insoumis, écologistes, communistes et socialistes (au lieu de deux en 2017, Mélenchon et Hamon, et en plus d’Arthaud et Poutou) n’a pas aidé. Nombre d’électeurs et d’électrices ont montré là un bien plus grand sens des responsabilités que certains états-majors de partis et leurs petits calculs boutiquiers. Une sorte d’unité dans les urnes s’est concrétisée, même si cela signifiait renoncer à son premier choix de vote.
Tripartisation du paysage politique
Autre obstacle : l’extrême droitisation du débat médiatique depuis l’automne. Les obsessions identitaires et migratoires relayées presque chaque semaine ont rendu invisibles les autres enjeux : le climat, l’avenir des services publics, la répartition des richesses face aux inégalités. Enfin, les désaccords réels à gauche demeurent vifs sur plusieurs questions cruciales : l’Europe, les principes devant fonder une autre politique étrangère – la guerre contre l’Ukraine a fait ressurgir nombre d’ambiguïtés à ce sujet –, la poursuite ou non du nucléaire. Le refus d’aborder ces désaccords et de commencer à en débattre sereinement ont contribué à entraver l’expression de l’unité dans les urnes.
Le « bloc de gauche » social et écologiste totalise un peu plus de 30 % des voix (Mélenchon, Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou, Arthaud). C’est mieux qu’en 2017, le nombre de voix total à gauche progresse malgré l’abstention, mais ce n’est pas encore suffisant dans un contexte de tripartisation du paysage politique, face à des blocs plus homogènes. Le bloc réunissant centre et droite (Macron et Pécresse) pèse environ 33 % , et ambitionne de continuer à dérouler son programme néo-libéral, anti-social et indifférent à toute préoccupation écologique. Le bloc d’extrême droite (Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan) est au même niveau, et progresse même de deux millions de voix par rapport à 2017 (et de quatre millions comparé à 2012) : la mise en œuvre de son programme serait encore plus catastrophique, sur tous les plans, aggravant encore davantage les inégalités, avec des politiques ouvertement racistes et sexistes.
Déconfiner la gauche – et l’écologie – des zones urbaines
Le 24 avril, le choix (ou le non-choix) se résumera malheureusement à ces deux maux, « terribles » mais qui ne sont « pas de même nature », comme l’a rappelé le candidat de l’Union populaire. L’ensemble des candidats de gauche ont en conséquence clairement appelé à faire barrage ou à n’accorder aucune voix à Marine Le Pen. D’ici le second tour, la communication macroniste va se déployer pour lisser un peu son programme néolibéral et tenter de rassurer l’électorat de gauche. On peut raisonnablement douter de leur sincérité, au regard de la manière dont s’est déroulé ce premier quinquennat et du mépris qui l’a caractérisé. Mais l’élection de Marine Le Pen le 24 avril menacerait définitivement tout espoir de changements concrets ainsi que l’intégrité de celles et ceux qui les portent.
Car de l’espoir, il en reste, dans les urnes pour les élections législatives de juin, et dans la rue pour les futures mobilisations. Si tant est que la gauche, dans son ensemble – partis, mouvement social, syndical et associatif – s’attaque sérieusement à plusieurs chantiers.
Le premier : continuer d’installer une alternative durable et désirable au macronisme. Pourquoi la gauche n’a-t-elle pas bénéficié davantage d’un quinquennat Macron très marqué à droite, laissant à l’abandon les grands services publics (santé, éducation, justice…), sans avancée notable en matière environnementale, durant lequel les libertés publiques ont reculé, organisant le ruissellement des richesses vers le haut ? Les mobilisations en défense des protections sociales (retraite, assurance-chômage) et des services publics (hôpital, justice), ou en faveur de l’égalité et de l’émancipation (Gilets jaunes, féministes, antiracistes) y ont été nombreuses et actives. Elles ont probablement fortement aidé à ce que la gauche ne sombre pas malgré les immenses dégâts causés par le quinquennat Hollande. Mais il reste du travail pour transformer ces aspirations en projet partagé et entamer de véritables changements concrets, visibles, améliorant la vie, là où c’est possible, en particulier dans les villes, départements et régions où la gauche est censée être aux manettes. L’impact de réelles alternatives locales ne sont pas encore suffisamment prises au sérieux.
En finir avec la politique politicienne, les guerres d’égo et les petits calculs
Deuxième chantier : comment déconfiner la gauche – et l’écologie – des zones urbaines ? Si le bloc de gauche réalise d’excellents scores dans les grandes agglomérations et les quartiers populaires très urbanisés (en particulier en Seine-Saint-Denis qui a accordé 49 % des voix à Mélenchon, et également en Outre-Mer où sa candidature dépasse 50 % en Guadeloupe, Guyane, Martinique et à La Réunion), elle reste à la peine dans les zones péri-urbaines et rurales, où l’extrême droite arrive souvent en tête. Il y a là un énorme travail à mener, pour ne pas abandonner définitivement ces territoires à l’extrême droite ou à l’abstention, et y rendre, entre autres, l’écologie désirable. Celle-ci est encore trop souvent perçue, loin des villes et de leurs infrastructures, comme une contrainte où une entrave.
Troisième chantier : en finir avec la politique politicienne, les guerres d’égo et les petits calculs. Bref déconfiner, là aussi, les partis politiques. Avec son « Parlement de l’Union populaire », ouvert aux acteurs et actrices du mouvement social et à des élus et militants d’autres forces politiques (EELV, Générations, PCF), la France insoumise a commencé à le faire. Cette dynamique se poursuivra-t-elle, et s’élargira-t-elle en prenant la diversité de l’électorat Mélenchon ? D’autres courants joueront-ils le jeu à condition qu’une main leur soit tendue ? Car si le bloc de gauche se présente aux législatives dans le même état de dispersion que ce 10 avril, toute mobilisation aussi puissante soit-elle dans la rue, en plus de subir une répression similaire à ce qui s’est passé durant ce quinquennat, restera sans aucune perspective et débouché politique. Donc sans aucun changement positif concret pour la grande majorité.
Ivan du Roy
Photo : © Valentina Camu