Alternative

« Quand j’ai décidé de me convertir au bio, les autres agriculteurs m’ont dit que j’étais fou »

Alternative

par Augustin Campos

Non loin de la « mer de plastique », immenses étendues de serres en Andalousie, où sont cultivés des légumes exportés dans toute l’Europe, le bio gagne lentement du terrain malgré les préjugés.

Rafael Fornieles, agriculteur andalou, n’utilise plus de pesticides, ni d’engrais chimiques. Ses cinq hectares d’amandiers sont cultivés en bio ; une habitude qui se développe dans la région, plutôt connue pour sa « mer de plastique », temple européen de l’agriculture intensive sous serre qui s’étend sur plus de 300 km².

La ferme de Rafael, agriculteur depuis 17 ans, se trouve au bout d’une piste tortueuse, dans le creux d’une vallée discrète, après un défilé d’oliviers, d’orangers et d’amandiers. Nous sommes sur la commune de Canjayar, 600 mètres d’altitude, 1000 et quelques habitants. Des années que ce touche-à-tout de 59 ans y pensait, mais que le coût de la certification l’en dissuadait. 960 euros par an pour passer ses quasi 5 hectares d’amandiers en bio. C’était trop. « Ça m’emmerdait de donner autant d’argent à des bureaucrates », s’énerve ce natif du coin, dont les amandiers sont encore jeunes et peu productifs. Et puis sa coopérative, basée un peu plus au sud dans la « mer de plastique » s’est présentée. « Elle pousse tous ses membres à se mettre à l’agriculture biologique, c’est son nouveau credo, explique l’homme boiteux, à la peau halée par le soleil. Ils m’ont convaincu quand ils m’ont expliqué qu’ils se chargeaient de toute la paperasse, et que je n’avais à payer que 160 euros par an. »

« Nous avons très peu de connaissances sur l’agriculture biologique, c’est pourquoi nous avons besoin d’un accompagnement et de temps. » Victor, producteur d’amandes. © Augustin Campos.

Aujourd’hui, les papiers sont faits. Il ne lui reste plus qu’à signer, puis la transition prendra trois ans. À deux euros le kilo d’amandes en moyenne, contre la moitié en conventionnel, l’argument économique est prépondérant. Rafael Fornieles, qui cultivait avant tomates et haricots plats, prévoit près de 100 000 euros de bénéfices annuels une fois que les amandiers seront arrivés à maturité. La quasi intégralité de sa production d’amandes, environ 4000 kg par an, est exportée. En amont de ses verts amandiers, les oliviers, avocatiers et autres bananiers plantains de ses voisins se nourrissent encore de nitrate et de phosphore, deux engrais classiques en agriculture « conventionnelle ».

« Ici il n’y a pas encore cette mentalité de consacrer davantage d’argent à la nourriture, et encore moins à l’huile d’olive »

Dans son village, rares et peu connus sont ceux qui ont osé changer. « Ici, il n’y a pas de bio », disent même plusieurs anciens. Il faut toquer à plusieurs portes pour en débusquer. José cultive des haricots coco en bio depuis huit ans, Jose Manuel des oliviers, un troisième des petits pois. Esteban Urrutia, qui commercialise ses 3000 litres d’huile d’olive en vente directe à Barcelone où il s’est constitué un réseau, a longtemps hésité avant de renoncer à faire labelliser sa production. Il n’a épandu « ni pesticides, ni engrais chimiques » depuis douze ans sur ses cinq hectares d’oliviers ; mais le moulin à huile du village n’a pas de ligne de production biologique. Il n’est donc pas possible pour lui de transformer ses récoltes, à moins de faire de nombreux allers-retours en camionnette pour transporter ses 10 000 kilos d’olives vers un village doté d’une ligne de fabrication d’huile certifiée.

Manuel Caluache, patron du principal moulin à huile de la région, qui embouteille 1,5 millions de litres chaque année et réunit 60 villages de la sierra, est bien conscient du dilemme : « Nous n’investissons pas dans une nouvelle ligne écologique, très coûteuse – environ 300 000 euros selon lui – parce qu’il y a peu de production en bio, huit exploitations environ, et les producteurs ne se convertissent pas, justement parce que nous n’avons pas les installations adaptées ». Pour lui, qui a sérieusement envisagé cet investissement il y a trois ans, « c’est le serpent qui se mord la queue ».

« Et puis il faut les trouver les clients ici, à 6 euros le litre d’huile ! Les gens ne sont pas prêts à payer ce prix-là », pointe du doigt Esteban Urrutia, qui vend son huile 3,50 euros le litre. À une dizaine de kilomètres de là, non loin du village d’Almocita où depuis quatre ans le maire et certains habitants promeuvent l’agroécologie, Victor Compan, qui a converti ses trois hectares d’oliviers familiaux en bio en 2013, ne dit pas autre chose : « Ici il n’y a pas encore cette mentalité de consacrer davantage d’argent à la nourriture, et encore moins à l’huile d’olive », précise l’agriculteur de 34 ans. La majeure partie de sa production part dans des Amap de la ville de León, au nord-ouest de l’Espagne.

« Les gens arrivés ces dernières années m’ont fait découvrir la vente directe et les Amap, je ne savais pas que ça existait »

La production des 2700 poules pondeuses de Victor, qui disposent de 1,5 hectare de terrain arboré, rencontre le même problème : « Il n’y a pas assez de clients pour des œufs biologiques ici, ils ne sont pas prêts à payer 4 euros la douzaine au lieu de 3 euros les œufs plein air actuellement », explique celui qui pensait se lancer en bio quand il a commencé il y a un et demi, avant de réaliser une étude de marché décourageante.

Victor, qui produit de l’huile d’olive et des oeufs regrette que les consommateurs ne veuillent pas payer un peu plus pour avoir accès à des aliments de qualité. © Stefanie Ludwig

« Les gens comparent mes œufs à ceux d’élevage en batterie à 1,20 euro la douzaine », se désole-t-il. Chaque jour, il vend 2400 œufs dans des restaurants, des épiceries rurales et des magasins de vente directe d’Almeria, grande ville située sur la côte à une soixantaine de kilomètres. « Ce sont les gens arrivés ces dernières années à Almocita qui m’ont fait découvrir la vente directe et les Amap, je ne savais pas que ça existait », raconte ce natif du village, qui emploie un jeune travailleur du Sierra Leone. Dans ce patelin de 120 habitants à l’année, aux maisons blanches typiques de l’Andalousie, où des vers de poésie soigneusement peints sur les murs jonglent avec de grandes fresques dénonçant les violences machistes, le maire a mis le cap sur l’agroécologie. Ces quatre dernières années, de nombreux habitants venus de la côte s’y sont installés.

« Les vieux agriculteurs se moquent de nous »

Paco Miranda, 54 ans, qui a passé sa vie ici, s’est soudain senti moins seul. « Quand j’ai décidé de convertir mes 5000 m² en bio en 2014, les autres agriculteurs m’ont dit que j’étais fou, que j’allais produire beaucoup moins », se rappelle cet homme longiligne et affable, marié depuis ses 19 ans à une habitante du village. « Plus d’un me disait qu’il n’y avait aucun poison dans les produits phytosanitaires que l’on utilisait, que ça n’affectait pas notre santé. » C’est pourtant après une journée d’épandage où il s’est senti « terriblement mal » qu’il a décidé le jour suivant d’entamer les démarches pour convertir ses poivrons en bio.

Pour partager sa vision autour de lui, il a dû attendre. « Quand Matias et les autres sont arrivés, j’ai ressenti de la joie, un soutien nouveau », se rappelle celui qui partage sa vie entre la mairie le matin et ses légumes l’après-midi. Passé par la « mer de plastique », Matias est devenu un pionnier de l’agriculture sans intrants. À Padules, village voisin de 400 habitants agrippé à un coteau, quelques commerces et un centre d’accueil de mineurs isolés, le maire, lui-même propriétaire des sept hectares d’amandiers bio, tente de convaincre les agriculteurs de toujours de s’y mettre. « J’essaie de les motiver à changer, sans même parler d’environnement mais avec des arguments économiques », assure Antonio Gutierres.

À Padules, village de 400 habitants agrippé à un coteau, le maire tente de convaincre les agriculteurs de se mettre au bio. © Stefanie Ludwig

Après un an et demi de réflexion et d’échanges avec son maire, Antonio Martin, l’un des employés de la mairie, bientôt la soixantaine, vient de franchir le pas du bio pour son hectare d’amandiers. Un autre l’a envisagé puis y a renoncé en raison de « la lourdeur des démarches administratives ». « Les vieux agriculteurs se moquent de nous ici, et nous disent : les jeunes pensent qu’ils vont nous apprendre à nous comment cultiver ? Ils sont difficiles à convaincre », raconte le maire de 51 ans.

« Nous, les agriculteurs de la région, n’avons que très peu de connaissances sur l’agriculture biologique »

Sur un plateau qui fait face au village, la mairie loue depuis six ans 12 hectares de terre en agriculture biologique. Alberto Barea, 36 ans, enfant du village, y travaille comme chargé d’exploitation. « J’aime ma terre, et j’aimerais qu’à l’avenir toutes les terres du village soient en bio », confie l’épais bonhomme barbu. Il y a quelques temps, il a fait la morale à son père agriculteur lorsque celui-ci aspergeait ponctuellement ses oliviers de glyphosate.

Dans ces villages de la Sierra Nevada, les pesticides restent peu utilisés. Car les agriculteurs s’inspirent du modèle intensif des 350 km² de serres de la côte, où la lutte intégrée est privilégiée : on introduit des insectes prédateurs pour éliminer les ravageurs. Mais les engrais nitratés ont encore bonne presse, et « sont le fossé principal avec l’agriculture biologique », selon plusieurs habitants rencontrés. 

Au milieu de ses amandiers, Rafael Fornieles, pointe du doigt un autre frein : « Nous, les agriculteurs de la région, n’avons en général que très peu de connaissances sur l’agriculture biologique, c’est pourquoi nous avons besoin d’accompagnement et de temps ». Lui a beaucoup appris d’un voisin qui fait du bio et de Diego l’expert agronome, et ce durant de longues années. Pendant longtemps il a notamment utilisé de l’imidaclopride, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, aujourd’hui interdit dans l’Union européenne, et des engrais à base de nitrate de potasse cristallisés.

Vers la création d’une coopérative

« Cela vaut le coup de changer quelques habitudes, pour préserver le couvert végétal et faire confiance à l’autorégulation de la nature », dit-il, en forme de clin d’œil aux agriculteurs réticents car ne sachant pas comment affronter les maladies sans produits phytosanitaires. À Almocita, Manolo Martin, 62 ans, un ancien de la « mer de plastique », n’a pas « encore » abandonné les engrais « qui nous donnent plus de kilos », mais n’utilise pratiquement que des semences locales et vend ses légumes dans un rayon de 10 kilomètres. Chaque année il propose une dégustation aux habitants du village, avant de choisir quelle variété il plantera. « Je ne voulais plus dépendre d’une chaîne de commercialisation avec tant d’intermédiaires », assure-t-il, en écho à une approche répandue dans le village.

C’est après une journée d’épandage de pesticides où il s’est senti « terriblement mal » que Paco Miranda a décidé de convertir ses poivrons en bio. © Stefanie Ludwig

Aujourd’hui, son voisin Paco Miranda vend, faute d’alternative, l’immense majorité de ses légumes à une coopérative bio exportatrice d’Almeria. Le reste dans des magasins de produits locaux à Grenade, et dans un village voisin. « On cherche des solutions dans le village pour que nos récoltes ne partent pas vers les grosses coopératives qui commercialisent les produits de la "mer de plastique". » Le projet pensé en ce moment ? « Une coopérative à taille humaine, pour éviter les intermédiaires et attirer les gens du coin vers le bio, et qu’ils se disent : "Là-bas on peut vendre à un prix décent". » Une lente prise de conscience, tant chez les agriculteurs que chez les consommateurs de la Sierra Nevada, « qui doivent retrouver la vraie valeur de la nourriture », selon Victor Compan, au milieu de ses poules, pour qui « l’avenir sera bio ».

Augustin Campos (texte et photos)
Stefanie Ludwig (photos)

Photo de Une : Rafael Fornieles au milieu de ses amandiers.