Tribune

« Toutes les lois sécuritaires adoptées n’ont cessé d’étendre le champ juridique de l’impunité policière »

Tribune

par collectif

Alors que la proposition de loi Sécurité globale est en cours d’examen à l’Assemblée nationale, des familles de victimes et collectifs de blessés par les violences policières réclament une politique volontaire de désescalade dans la gestion de l’ordre public.

« Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Par cette déclaration, le président de la République avait déjà affirmé, le 7 mars 2019, son déni complet d’une dégradation continue des pratiques policières, alors que son mandat a vu se multiplier comme jamais les blessures graves, les mutilations et les décès liés aux interventions des forces de l’ordre.

La proposition de loi Sécurité globale portée par des députés du parti présidentiel pour, entre autres, interdire de fait la diffusion des images de forces de l’ordre en exercice n’est donc pas une surprise.

Recul des libertés publiques

Le 30 janvier dernier, trois semaines après le meurtre de Cédric Chouviat, le chef de l’État avait récidivé : « Je récuse le terme de violences policières, la violence est d’abord dans la société ». Dans les enregistrements audio et vidéo de son agonie, Cédric répète sept fois « J’étouffe ! » avant de succomber sous l’étreinte des policiers. Des fonctionnaires assermentés qui se concerteront pour établir une déclaration mensongère, désavouée plus tard par ces mêmes enregistrements. Et tout juste nommé ministre de l’Intérieur en juillet dernier, Gérard Darmanin avait choisi l’outrance et l’ignominie pour s’esclaffer devant la commission des lois : « Quand j’entends le mot de violences policières, personnellement, je m’étouffe ».

Cette détermination à étouffer la voix des victimes, à les insulter et à invisibiliser les violences policières n’est pas une surprise. Mais à l’heure où la classe politique revendique une fermeté absolue pour défendre la liberté d’expression, cette volonté affirmée de censure à l’encontre de la liberté d’informer manifeste un paradoxal et sérieux recul des libertés publiques.

« L’État s’attaque à une pratique d’autodéfense populaire pacifique contre les violences des forces de l’ordre »

Pour nous, familles de victimes et blessé.e.s, le coup est direct. D’Aboubacar Fofana à Cédric Chouviat, le développement des vidéos ces dernières années a été l’unique moyen de réduire à néant les prétextes de « légitime défense » des fonctionnaires mis en cause et d’innocenter des plaignants confrontés à des accusations policières mensongères. Disposer de témoins contredisant la version officielle, comme dans le cas de Wissam El-Yamni, ne suffit pas.

Les vidéos c’est également le combat des familles comme celles de Gaye Camara et d’Ibrahima Bah qui réclament, en vain, l’accès aux enregistrements des caméras de surveillance que la justice leur refuse obstinément. Mais surtout, brandir un portable pour filmer une situation tendue avec des policiers dans nos quartiers est devenu une garantie pour éviter que cela dégénère. Au-delà de la censure, c’est aussi à la pratique d’une autodéfense populaire pacifique contre les violences des forces de l’ordre que s’attaque l’État… de droit.

« Toutes les lois sécuritaires adoptées n’ont cessé d’étendre le champ juridique de l’impunité policière »

Cependant, cette proposition de loi ne se limite pas à organiser la dissimulation du comportement des forces de l’ordre. Elle instaure aussi le déploiement massif des caméras-piétons avec possibilité pour leurs porteurs de supprimer les images gênantes ; la démultiplication des caméras-drones dans un fourre-tout juridique qui autorise le partout, tout le temps – et leur utilisation par des services de sécurité toujours plus nombreux – ; la généralisation des expériences de reconnaissance faciale, le développement des marchés de la sécurité privée… Et pour achever le tout, une nouvelle extension d’autorisation du port d’arme pour les policiers, en tout lieu et en dehors des heures de service. Si on n’est pas sur la voie d’un totalitarisme c’est rudement bien imité.

Depuis la révolte des quartiers populaires de l’automne 2005, toutes les lois sécuritaires adoptées n’ont cessé d’étendre le champ juridique de l’impunité policière. Et donc de permettre la répétition des actes illégitimes commis sous uniforme, leur permanence et leur aggravation. En parallèle, on assiste à la militarisation croissante des équipements policiers et à la légalisation progressive de pratiques d’intervention auparavant illégales. Cette détérioration s’est accrue par les procédures de l’état d’urgence de 2015, pérennisées dans le droit commun en 2017, qui se doublent à présent des mesures d’exception de l’état d’urgence sanitaire.

C’est « toute la philosophie de cette loi qui est à rejeter »

Les violences du confinement du printemps sont encore dans nos mémoires, tout comme l’extraordinaire et historique mobilisation pacifique et spontanée de dizaines de milliers de jeunes à l’appel du comité Adama Traoré en juin dernier. En hommage à George Floyd (encore une vidéo à interdire) et pour dénoncer le racisme et les violences policières dont ils sont quotidiennement témoins et victimes ici, en France. Mais quelques jours plus tard, la grande manif des soignants qui réclamait « plus de fric pour l’hôpital public » s’achevait par « tout le monde déteste la police », en réaction aux agressions des forces de sécurité. Et aujourd’hui, ce sont des ados qui se font gazer, matraquer et tabasser devant leurs lycées dont ils dénoncent les conditions sanitaires.

Il est plus que temps de sortir de cette spirale sans fin. Ce n’est pas seulement l’article 24 de la proposition Sécurité globale qui est à retoquer, c’est l’ensemble de ce texte et toute la philosophie de cette loi qui est à rejeter. Celle d’un monstre juridico-policier qui légitime la dissimulation des agents de la force publique, pour mieux organiser la surveillance et l’identification permanente tous et de chacun.e. Tous suspects pour la sûreté de l’État.

Ce n’est pas non plus en répétant « police républicaine » en boucle que l’on supprimera l’impunité des propos et actes racistes massifs et répétés au sein des forces de l’ordre ni le maintien en exercice des agents mis en cause dans des homicides ou des violences illégitimes.

Contrer l’autoritarisme débridé

Quelle est cette police qui se cache ?

Le port de cagoules et de lunettes noires s’est généralisé ces dernières années parmi les policiers et gendarmes en exercice. Depuis 2018, tous les agents enregistrant les plaintes et les mains-courantes sont autorisés à s’anonymiser via leur numéro RIO. Le même RIO dont le port est obligatoire mais qui est pourtant systématiquement occulté.

Quels sont ces « dépositaires de l’autorité publique » qui voilent leur visage et exigent la dissimulation de leurs propos et actes dans l’espace commun ? Quel est cet ordre dont les forces réclament de changer les lois de l’État de droit pour accroître leurs privilèges et restreindre les droits de la population ?

Aujourd’hui, il est urgent de contrer l’autoritarisme débridé et la société de surveillance promus par cette proposition de loi Sécurité globale. Mais il est tout aussi prioritaire de rompre avec les options sécuritaires désastreuses des quinze dernières années qui n’ont fait qu’exacerber les violences qu’elles sont censées réduire. La question policière, la gestion de l’ordre public et le choix de la désescalade doivent s’affirmer dans les priorités des acteurs d’une alternative politique, écologique et sociale.

Déployer en priorité des moyens pour le logement, l’éducation et la santé

De quelle police avons-nous besoin ? Notre sécurité ne dépend-elle que de la police ? Quelle volonté politique et quelles garanties judiciaires permettront la fin de l’impunité des violences policières et la défense des droits des victimes blessées, mutilées ou tuées ? Restrictions sur la liberté d’expression, la liberté d’information, la liberté de circulation… De quelle démocratie parlons-nous ? Quel rôle y occupent les forces de l’ordre ?

Arrêtons de recruter toujours plus de policiers et gendarmes, de vouloir « mettre du bleu dans les rues ». S’il y a des emplois publics à financer, affirmons l’impérative réorientation de l’action publique avec le déploiement prioritaire de moyens et de personnels pour le logement, l’éducation et la santé dans nos territoires abandonnés par la République.

C’est pourquoi nous invitons chacun.e et tous les acteurs associatifs, syndicaux et politiques à soutenir et enrichir la voie de la désescalade et contre le déni de justice, à partir des premières revendications suivantes, complétant celles que nous avions adressées à la Défenseure des droits, le 5 août 2020.

Pour la désescalade, nous exigeons :

  • la mise en place d’un récépissé qui oblige les agents à justifier les contrôles d’identité qu’ils opèrent. La Cour de cassation a définitivement condamné l’État en 2016 pour les contrôles au faciès et pourtant ils perdurent.
  • la suppression du délit d’outrage et rébellion. Pour en finir avec les procédures abusives, le harcèlement quotidien et le « business des outrages ».
  • l’abrogation de l’article « Permis de tuer » L.435-1 de la loi de sécurité intérieure du 28 février 2017 qui assouplit considérablement l’autorisation de tuer pour « légitime défense ».
  • l’interdiction des techniques d’immobilisation par étouffement : plaquage, pliage et clé d’étranglement.
  • l’interdiction des armes classées armes de guerre (LBD et grenades) et les pistolets électriques, par la police du quotidien comme lors des manifestations.
  • l’interdiction des parechocages et des courses-poursuites pour une infraction.
  • la suppression de l’usage massif des gaz et des encagements systématiques en maintien de l’ordre.
  • la mise en place de caméras dans les véhicules des forces de l’ordre.

Contre le déni de justice, nous exigeons :

  • la création d’un organe indépendant pour enquêter sur les plaintes pour violences commises par personne dépositaire de l’autorité publique.
  • le dépaysement systématique des affaires judiciaires traitant ces mêmes plaintes, sur le modèle de la proposition de loi déposée par la députée Elsa Faucillon le 4 février 2020.
  • la prise en charge par l’État d’une assistance psychologique pour les victimes et les parents de victimes de violences des forces de l’ordre, à partir d’une liste de praticiens choisis par les victimes.
  • la prise en charge complète par la Sécurité sociale et les mutuelles des soins et traitements médicaux nécessaires pour les blessures et mutilations occasionnées par les forces de l’ordre. La quasi-totalité des mutuelles refusent ces remboursements.
  • l’audition par le juge d’instruction de tous les témoins identifiés.
  • la mise à disposition aux parties civiles de tous les enregistrements audio et vidéo disponibles et leur restitution aux avocats des parties civiles.
  • l’encadrement et l’engagement plus stricts de la responsabilité des médecins intervenant lors des procédures policières.

Enfin, pour la paix sociale, nous exigeons :

  • la radiation définitive des agents condamnés pour propos ou actes racistes.
  • la suspension immédiate des agents mis en cause pour homicide. Et leur radiation définitive après condamnation.

#JusticePourTous – #OnVeutLesVidéos – #PasDeJusticePasDePaix

Tribune collective signée par : Collectif Vies Volées, Ramata et Fatou Dieng et le comité Vérite et justice pour Lamine Dieng, comité Vérité et justice pour Gaye Camara, Yamina Djimli et le comité Vérité et justice pour Mehdi, collectif Dar Harraga, comité Justice et vérité pour Nicolas, Aurélie Garand et le collectif Justice pour Angelo, comité Justice pour Ibo, Awa Gueye et le collectif Justice et vérité pour Babacar Gueye, collectif Vérité et justice pour Hocine Bouras, collectif Selom Matisse, comité Justice pour Morad Touat, collectif Faty Koumba, Myriam Eckert et le collectif Contre Les Abus Policiers-Clap33, collectif Jaune Etc 33, collectif Justice pour Mehdi Bouhouta, comité Justice pour Liu Shaoyao, Justice pour Matisse, comité Justice et vérité pour Wissam El Yamni, comité Vérité et justice pour Mahamadou Marega, comité Vérité pour Curtis, Marie-Pierre, Marie-Noëlle, Martine et Lucie sœurs et cousine de Jérôme Laronze et l’association Justice et vérité pour Jérôme Laronze, Yamina Moulay du comité Vérité et justice pour Youcef Mahdi, Boubacar Dramé, Mélanie Ngoye-Gaham, Vanessa Langard, Antoine Boudinet et les Mutilés pour l’exemple, l’Assemblée des Blessés, Geneviève Legay, collectif Cases Rebelles, La Meute Photo, comité Vérité et justice 31, Collectif Œil, Les Réfractaires du 80, [en cours…]

Cette tribune a initialement été publiée ici (la liste des signataires y est actualisée).

Photo de une : © Anne Paq