Quand des restaurateurs invitent les sans-abris à venir déguster leurs recettes

par Emmanuel Riondé

À Hendaye, au Pays basque, l’association On Egin propose des repas chauds aux personnes sans-abris. Construite par des élues de gauche, des dirigeants d’entreprise et des bénévoles retraitées, la structure s’appuie sur le soutien de restaurateurs.

Sept ans qu’Yvonnick dort avec un toit sur la tête. Mais avant ça, il a fait « quinze ans de rue », résume-t-il en se lissant la barbe. Une expérience que le quadragénaire met à profit ce jeudi soir de début décembre pour échanger avec celles et ceux qui débarquent à la porte du réfectoire du collège Saint-Vincent, au cœur d’Hendaye, dans les Pyrénées-Atlantiques. Vivant pour beaucoup à la rue, ils et elles viennent prendre un repas chaud servi par les adhérentes de On Egin (« Bon appétit », en basque).

Ce soir, Yvonnick va lui aussi manger ici, avec sa belle-fille de 12 ans. Mais pour l’heure, devenu adhérent de l’association, il accueille les arrivantes. Yvonnick échange quelques blagues avec un ancien, fait patienter un autre venu trop tôt, calme une personne un peu éméchée, montre à un jeune où attacher ses chiens. « D’être passé dans la rue, ça m’aide pour leur parler... » explique-t-il.

Un homme barbu est accoudé à une rambarde, il parle avec une jeune femme vue de dos.
Yvonnick, bénévole de l’association, a lui aussi connu la rue, pendant quinze ans. Il a aujourd’hui un toit.
©Mathieu Prat

À Hendaye, ville basque à la frontière entre l’Espagne et la France, On Egin existe depuis 2022. Pour la troisième année consécutive, les repas hebdomadaires ont démarré début novembre et se poursuivront jusqu’à la fin avril : six mois, 25 jeudis soirs, durant lesquels les plus pauvres de la ville peuvent venir sans condition se restaurer au chaud, en sécurité, et être servis par des bénévoles bienveillants. Pour accéder à la salle, il faut juste « être à jeun, ne pas fumer sous le préau et accepter de laisser les chiens dehors », résume Joël Courtie, 72 ans, président de l’association, qui n’emploie jamais les termes de « précaires », ou de « SDF » : « On les appelle “nos invités”, c’est très important pour nous », souligne-t-il.

Traiter les gens en invités

Des invitées traitées comme telles. Ce jeudi 5 décembre, c’est velouté de fèves, poulet-curry, riz madras, fromage et fruit. Les 50 repas ont été préparés par une pizzeria. La Trattoria Della Nonna fait partie des six restaurants de la ville qui, avec huit associations, offrent les repas un ou deux jeudis chaque année. « On a aussi quelques particuliers qui s’y collent », précise Ignacio Miquelarena, l’un des piliers de On Egin. Ignacio récupère « entre 70 et 80 % » de la nourriture auprès de Basco, une entreprise de restauration dont il est un ancien cadre et avec qui il est resté en contact.

Des personnes vue de dos entrent dans un local, de nuit.
L’accueil au réfectoire.
©Mathieu Prat

Les produits sont cuisinés par les restaurateurs ou associations qui accompagnent le projet. Parmi lesquels certains assurent l’approvisionnement des 20 à 30 % de repas restants. « Ça fait plaisir de faire plaisir, résume Ludovic, pizzaïolo-chef du restau fournisseur du jour. Et puis c’est cuisiné, hein ! On n’ouvre pas des boîtes. Avec le coût de la vie aujourd’hui, ça peut arriver à tout le monde de se retrouver à la rue. Si tout le monde faisait des trucs comme On Egin, ça irait un peu mieux... »

Un « truc » que du côté de l’association, on entend mener avec efficacité et discrétion. « On Egin ne demande pas le nom des gens ni leur histoire, précise Joël, le président. Notre principal souci est d’assurer le bon nombre de repas pour que toutes celles et ceux qui se présentent puissent manger. » Ce soir-là, seules 31 personnes sont venues prendre leur dîner. Un chiffre en deçà des standards de la saison qui démarre, plus élevés que les années précédentes : on compte plutôt entre 40 et 50 personnes chaque semaine depuis début novembre.

Précarité cachée

Michel Persiaux, le secrétaire de l’association, tient les comptes : « Ce soir, on a eu 21 hommes et cinq femmes SDF, deux hommes et une femme sédentaires et deux ados. » Comme toujours, les « sédentaires » pauvres, un public que On Egin espérait toucher lors de sa création, sont peu nombreuxses. Une partie d’entre elles et eux, selon plusieurs sources, préfère aller aux Restos du cœur à Saint-Jean-de-Luz, pour éviter le stigmate de la « honte sociale » dans une ville de 18 000 habitants où tout le monde se connaît.

Deux hommes âgés avec des tabliers et deux femmes autours d'assiettes et d'un plat cuisine dans un réfectoire.
Evelyne, Ramuntxo, Ignacio et Katia (de gauche à droite) qui s’affairent au service.
©Mathieu Prat

« Pour nous, il y a la grande précarité, c’est-à-dire les gens à la rue, et puis la précarité cachée, les personnes qui vivent en appartement, mais qui n’ont plus rien à manger le 8 du mois et ceux-là on les touche moins », confirme Daniel Bernard, élu apparenté PCF de la mairie d’Hendaye. Arrivé dans la majorité municipale après la réélection du maire socialiste Kotte Ecenarro en 2020, Daniel Bernard y a hérité de la délégation à la lutte contre la précarité et a mis en place un groupe de travail pour coordonner les actions des différentes structures de solidarité opérant dans la ville.

L’association Txoco, « le coin » en basque, offre depuis une vingtaine d’années aux SDF d’Hendaye un accueil matinal, un petit déjeuner, la possibilité de se doucher et de laver leurs vêtements. Le Secours populaire, le Secours catholique et la Croix rouge organisent des maraudes et des distributions de colis alimentaire.

Un homme barbu souriant regarde l'objectif devant la devanture d'un restaurant. Un autre homme au bras tatoué se tient de bout près de lui et sourit aussi.
Ludovic, le pizzaïolo de la Trattoria Della Nonna.
©Mathieu Prat

« Toute la France est en train de s’appauvrir et nous n’y échappons pas, même si Hendaye n’est pas une ville particulièrement paupérisée, constate Daniel Bernard. Les associations nous disent de plus en plus qu’elles n’ont plus ce qu’il faut pour assurer leur mission qui est pourtant indispensable. » En 2022, s’inspirant du succès de l’expérience de la Table du soir chez les voisins de Bayonne, alors que la Croix rouge et le Secours populaire n’arrivent plus à suivre à Hendaye, le groupe de travail impulse la création de On Egin.

Un dense réseau d’entraide

Daniel Bernard, ancien policier et « compagnon de route » du PCF, Xabier Manterola, élu de la gauche Abertzale [un terme désignant le mouvement nationaliste basque, au sens large, dans lequel se retrouvent des individus et des forces qui peuvent diverger sur le positionnement et les stratégies politiques, ndlr] et Marie Ceza, socialiste, intègrent Joël, Ignacio et Ramuntxo dans la boucle, venus, eux, du monde l’entreprise.

« Il fallait trouver une équipe avec la fibre associative et sociale, explique Daniel Bernard. Nous, les élus, on n’est ni au conseil d’administration ni au bureau de l’asso. Nous l’avons impulsée, et c’est aujourd’hui le trio qui la fait vivre et évoluer. » « Le succès de On Egin, ça a été la cohabitation de tout le monde, y compris venant de bords politiques différents, confirme Joël Courtie. Il y a des échanges de vues, mais pour tous, le plus important, c’est d’aboutir à ce projet qui permet de donner à manger une fois par semaine à nos invités. »

Pour sa troisième année d’existence, l’association affiche un budget annuel de seulement 5000 euros : 3000 issus du mécénat d’une banque, 500 euros de la mairie et le reste provenant des adhésions, qui démarrent à 10 euros. « Mais certains donnent bien plus », précise Joël Courtie. L’essentiel de l’activité de On Egin repose non pas sur ses finances, mais sur un dense réseau d’entraide et de connexions discrètes. Lequel s’ancre dans l’histoire très basque de cette ville frontalière, littorale et pyrénéenne, de passage et de transit, qui porte la solidarité et l’entraide dans son ADN.

Six personnes autour d'une table, un homme sourit.
De gauche à droite Joël Courtie, Michel Persiaux, Ignacio Miquelarena, Martine Gaunet, Xabier Manterola, et Ramuntxo Esnaola, toutes et tous actifs à On Engin.
©Mathieu Prat

Tout comme le goût du collectif : Joël et Ramuntxo ont pratiqué le rugby, comme Daniel, et sont liés à des « sociétés » de la ville, ces associations spécifiques du Pays basque. Ce sont des groupes souvent constitués autour d’une chorale ou d’une fanfare, très masculins, et où la dimension culinaire a toujours une place importante. La plupart des associations qui fabriquent les repas pour On Egin, sont des sociétés de ce type, comme la Zarpai Banda ou Gaztelu.

Un collège dans la boucle

C’est aussi par le biais de réseaux interpersonnels que le collège privé sous contrat Saint-Vincent s’est retrouvé embarqué dans l’aventure. Martine Gaunet, son ancienne cheffe d’établissement a rejoint On Egin dès 2022. Elle est au CA de l’association, qui dispose des installations du réfectoire scolaire une fois par semaine et peut aussi compter sporadiquement sur des coups de main d’élèves de troisième.

« Je passe presque tous les jeudis pour voir un peu, explique-t-elle. L’établissement a toujours monté des projets, là il y avait vraiment un lien à faire. » Son successeur a continué d’accueillir On Egin. « Sans cette salle, les installations, la vaisselle, ce serait compliqué pour nous... » note Ramuntxo. Tous les jeudis soir, lui et Ignacio y sont rejoints par six autres bénévoles de l’association pour assurer l’accueil et le service à table des invités, puis la plonge et le nettoyage de la salle.

La séquence est brève : tout se passe entre 18h et 20h30. Ensuite tout le monde repart, avec parfois le dessert et une barquette de rab dans la poche. Parmi les invitées de On Egin figurent très peu de personnes migrantes. La ville est pourtant un point de passage privilégié des exilées africaines arrivées en Espagne par les Canaries et qui tentent ensuite d’entrer en France. Parvenus à Irun, ils et elles n’ont que le fleuve Bidasssoa à traverser pour rejoindre Hendaye (quatre s’y sont noyés ces dernières années), avant, s’ils et elles échappent à la police, de filer à Bayonne où une structure d’accueil les attend.

Pourquoi cette absence aux distributions de repas chauds ? « Le monde de la rue et le monde des migrants, c’est deux mondes parallèles qui se croisent assez peu », témoigne Yvonnick ; qui connaît bien le premier. « Ils se cachent, poursuit Cathy, une bénévole de l’association, aussi impliquée dans les réseaux d’aide aux personnes migrantes. Ils ne font que passer à Hendaye, ils ne tiennent pas à s’exposer dans des lieux où ils pourraient être repérés ; l’objectif pour eux, c’est Bayonne et puis plus loin... »

Un jeune homme attablé devant une assiette, souriant. Des personnes debout cherchent une place en tenant un plateau repas au deuxième plan.
Christopher vit en coloc et jongle pour l’instant entre RSA et Secours populaire le temps de trouver du travail.
©Mathieu Prat

Willy (prénom d’emprunt), 34 ans, et Christopher, 39 ans, eux, sont là régulièrement. Le premier, visage rougi, raconte des histoires de manche sur les parkings et dort au 115, dont il imite la musique du standard téléphonique pour faire rire son voisin. Christopher, lui, fait partie des rares « sédentaires ».

« Ça fait trois ou quatre mois que je suis sur Hendaye, en coloc, explique-t-il. Je suis boucher, j’ai déposé des CV un peu partout en espérant qu’on m’appelle. » En attendant, il jongle avec le RSA, le Secours populaire, Txoco et On Egin. « Ici c’est sympa. Je vois du monde, on mange bien... Mais de toute façon, ce n’est que transitoire », promet-il. De ces transitions qui peuvent parfois durer longtemps pour certaines et dont On Egin, inspirant attelage de solidarité basque, fait en sorte tous les jeudis soir, qu’elles riment avec invitation.