Élise travaille au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy depuis de nombreuses années. Délivrant habituellement des soins « non essentiels » et « non urgents », elle a été affectée au sein d’un service qui comporte 24 lits destinés aux patients atteints du Covid-19. Cette infirmière témoigne anonymement (sous un prénom d’emprunt) pour raconter, crûment, son travail et dénoncer les conséquences – sur le personnel soignant et les patients – des économies budgétaires exigées par le ministère de la Santé.
Depuis 2014, et jusqu’en 2024, les nombreux plans de « réorganisation » de son hôpital sont censés supprimer, au total, 1000 postes et 460 lits, et regrouper les sept sites du CHRU. Le 8 avril, le directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) du Grand-Est s’est fait limoger pour avoir déclaré dans la presse que, malgré le contexte, il ne voyait « pas de raison de remettre en cause » cette restructuration et cette « rationalisation des installations » décidées en comité interministériel fin janvier. Cela signifie t-il que le nouveau plan de réduction des moyens sera abandonné ? Ce n’est pas sûr. En attendant, les soignants souffrent déjà des précédentes saignées dans les effectifs. Et tentent de panser les plaies de la crise sanitaire en cours. Le récit d’Élise est édifiant.
Basta! : Comment s’est passée votre arrivée dans un service « Covid » ?
La première fois qu’on a fait la transmission des informations avec les médecins, à 14 heures, on commence à parler du premier patient. Je ne comprends pas bien. Ils nous disent : « Untel est Covid positif, il a ça, ça, ça. Non réanimable. » Hop ! On passe au deuxième ! « Non réanimable. » On passe au troisième ! « Non réanimable. » En fait, tous les jours, les médecins font le point sur l’état des patients avec les réanimateurs et décident ensemble si les patients sont réanimables ou pas. Quand nous, l’équipe paramédicale de jour, nous faisons la transmission avec l’équipe de nuit, ou inversement, on précise donc cela : « réanimable », « pas réanimable ». D’habitude, jamais on aurait parlé comme ça des patients !
Qu’est-ce que cela implique, s’ils ne sont pas réanimables ?
Ça veut dire que, si leur état se dégrade, ils ne seront pas transférés en réanimation, et ne seront donc pas intubés. Les médecins estiment qu’ils ne s’en sortiront pas.
Selon quels critères ?
En fonction de leurs antécédents : s’ils ont eu un cancer, s’ils sont en mauvais état de santé de manière générale, s’ils ont des maladies chroniques, s’ils sont très âgés, on ne va pas les réanimer. On ne va donc pas mettre en œuvre tout ce qu’on peut pour les sauver. Une dame de 80 ans, diabétique, se portait « bien » : elle n’avait pas de fièvre, etc. Même chose pour un monsieur de 82 ans qui n’avait pas d’antécédents particuliers, peut-être un peu de diabète. Si leur état s’était dégradé, ils n’étaient pas réanimables.
Avez-vous vu mourir des gens « non réanimables » ?
J’avais un patient qui était en train de mourir. Ils lui avaient mis des sédatifs, « pour qu’il soit confortable » – c’est comme ça que les médecins disent – et qu’il parte tout doucement. Donc, oui, des gens vont mourir. Et meurent déjà dans ce service.
Selon vous, cette personne aurait-elle pu être sauvée si les moyens avaient suivi ?
Je suis infirmière. Je n’ai pas les compétences pour dire « lui aurait pu être sauvé ; lui non ».
Comment réagissent vos collègues face à cette situation ?
Les collègues avec qui j’en ai discuté étaient choqués. Les médecins aussi. Quand je leur ai demandé ce que signifient ces histoires de « réanimables », « pas réanimables », ils m’ont expliqué – cela ne veut pas dire qu’ils sont d’accord – que, oui, il y a des gens que l’on transférera en réanimation et d’autres non, parce que leur état, en gros, ne vaut pas le coup.
J’en ai aussi discuté avec une médecin, parce que c’est quand même difficile de retourner au contact des gens quand on sait qu’ils ne sont pas réanimables. Elle m’a dit que c’est très difficile pour elle de vivre ça aussi, parce qu’elle doit parfois annoncer la nouvelle aux proches, aux familles des patients mourants, avec qui elle n’a encore bien souvent jamais eu le moindre contact. La première chose qu’elle leur dit alors c’est : « Voilà, vue la situation, votre père, votre mère... On aura fait tout ce qu’on pouvait… »
Donc les médecins l’annoncent aux patients et à leurs proches ?
Oui. Ils disent : « Écoutez, on a fait ce qu’on a pu. Là, maintenant, il a de plus en plus de mal à parler, etc. » Quand les gens n’arrivent plus à respirer par eux-mêmes, du moins qu’ils luttent, qu’ils tirent, qu’ils ont beaucoup de mal à trouver de l’air, notre objectif c’est qu’ils soient confortables. On met alors en place de la morphine et de l’hypnovel – un sédatif – pour qu’ils soient paisibles, pour qu’ils ne présentent plus de signes de lutte, et puis les choses vont se passer... On les soulage en attendant qu’ils arrêtent de respirer.
J’ai beau être infirmière, dans mon quotidien, je ne suis que très rarement confrontée à la mort. Je ne suis déjà pas habituée à ce genre de situations. Avec le Covid-19, ce qui est terrible et qui va traumatiser un maximum de soignants et de familles, c’est que les gens meurent seuls. Toutes les visites sont interdites pour les personnes diagnostiquées Covid. Les gens peuvent venir les voir uniquement sur autorisation du médecin et seulement quand c’est la fin... Dans ce cas, la visite ne dure qu’une demi-heure. Quand on sait que la personne va mourir, quand il n’y a plus rien à faire, un seul membre de la famille ou de l’entourage a le droit de venir voir la personne qui va décéder. Une seule fois.
Avez-vous assisté à cela ?
Oui. Il y a quelques semaines, quand je suis allée dans un autre service pour me former, j’ai vu une femme, environ 35 ans, qui venait voir sa grand-mère, plus de 80 ans, qui allait décéder. La petite fille – elle-même infirmière – n’était pas complètement effondrée.
Êtes-vous confrontée aux questions que se posent les familles ?
Toute la journée. On a constamment des appels en provenance des familles des patients. C’est tout à fait normal. C’est le seul lien qu’elles ont. Certains patients ont des portables, et c’est très bien. D’autres ne sont pas assez en forme pour les utiliser. D’autres encore n’ont pas de portable. En tant que personnels soignants, nous répondons aux familles, nous leur donnons des nouvelles. Ce qui est très difficile, c’est que les gens veulent absolument des bonnes nouvelles. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire. Il faut qu’on reste factuels : « Il n’a pas de fièvre, il respire sans oxygène, on est resté sur les mêmes taux d’oxygène, ça ne se passe pas trop mal... » La gestion des familles par téléphone est très difficile, car elles attendent énormément de nous.
J’ai proposé à un homme de faire l’intermédiaire avec son épouse. Elle était sous oxygène à haute dose, elle ne pouvait pas entendre son mari au téléphone tellement c’était fort. Ils n’avaient aucune possibilité de communiquer. J’ai donc proposé au monsieur de lui passer des messages. Et à son épouse, de passer des messages à son mari. C’étaient des messages forcément très intimes. Émotionnellement, c’est compliqué à gérer. On se retrouve comme un intrus au milieu du couple, et on répète : « Il dit qu’il vous aime, qu’il faut vous accrocher. » Et la femme qui répond : « Oui, je me bats... »
C’est très dur. À tel point que j’ai appelé la cellule psychologique de soutien aux soignants. J’avais besoin de parler et de savoir si ce que j’avais fait, en servant de messagère à ce couple, c’était correct. J’ai mal vécu cette expérience, je pleurais au téléphone, je me suis dit : « C’est n’importe quoi. Tu n’es pas du tout professionnelle. Tu n’aides personne en faisant ça. » J’avais besoin de le partager. J’ai appelé cette cellule et ils sont d’un bon soutien, cela m’a aidé. Il n’y a pas que des choses négatives, nous sommes aidés. Dommage qu’il ait fallu attendre une pandémie pour avoir ce genre d’outil.
Pour l’accompagnement des patients en fin de vie, qu’y a-t-il de différent avec le fonctionnement habituel ?
En temps normal, les familles peuvent se rendre sur place. Ce n’est pas du tout la même approche. Sans voir le malade, on ne se rend pas forcément compte de ce qu’il se passe. La dernière fois, j’ai parlé à une femme dont le mari était oxygéné à haute dose, il allait certainement décéder, et elle me disait : « Alors, il rentre demain ? » Il y a un décalage complet entre la réalité et ce qu’elle espérait. Je suis restée factuelle, je lui ai répondu : « Là, il a quand même beaucoup de mal à respirer, on est obligé de mettre de l’oxygène à haute dose pour qu’il respire correctement. » Ensuite, je lui ai passé le médecin. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible ! Les gens ne sont pas au courant de ce qu’il se passe. » Mais on ne peut pas leur en vouloir. Ils ne sont pas sur place, ils ne se rendent pas compte. Nous avons une pression énorme car les familles attendent beaucoup des nouvelles qu’on va leur donner. Ce travail d’intermédiaire, qui nous prend une grande partie de notre temps, se fait au jour le jour, sans que rien ne soit clairement défini par nos supérieurs. On improvise.
Quelles sont les autres tâches qui occupent vos journées ?
Dès qu’on délivre le moindre soin, on doit s’habiller, se déshabiller avec la matériel de protection. C’est pour notre sécurité, nous le savons. Mais il y a énormément de temps dédié à cela, l’habillage, le déshabillage. L’essentiel de mon travail consiste à surveiller la température et la respiration des patients, c’est-à-dire la saturation en oxygène et la fréquence respiratoire. On fait aussi beaucoup de prises de sang au niveau de l’artère pour voir comment le corps est oxygéné. Ça fait un mal de chien, c’est un peu traumatisant pour les patients. Une nuit, la prescription était de fixer à son lit une mamie de 92 ans, parce qu’elle ne gardait pas son oxygène. Si on ne l’attachait pas, elle enlevait son masque à oxygène et elle aurait présenté une désaturation [une diminution du taux d’oxygène dans le sang, ndlr].
Pourquoi aurait-elle enlevé son masque à oxygène ?
Parce qu’elle a l’impression que ça la gêne pour respirer, alors que c’est censé l’aider. Une autre femme, trisomique, ne comprenait pas ce qui lui arrivait parce qu’elle n’était pas dans son environnement habituel. Nous avons dû l’attacher pour qu’elle garde son masque à oxygène. C’est terrible pour les patients, il n’y a pas de doute. C’est aussi très difficile pour les gens qui le font. J’avais l’impression d’être un bourreau en faisant des choses comme ça.
Les patients atteints du Covid-19 ont-ils d’autres pathologies ? Sont-ils âgés ?
Ils n’ont pas forcément d’autres pathologies. Il n’y a pas de patient « type ». Des gens ont parfois plein d’antécédents, leur corps est « fragile ». Et il y a des gens sans antécédent qui se retrouvent hospitalisés. Pour l’âge, c’est pareil. J’ai eu quelqu’un de mon âge, 39 ans, sans aucun antécédent. Il fallait le surveiller comme l’huile sur le feu, car il avait de très mauvais résultats d’analyse de sang, il pouvait aller en réanimation d’un moment à l’autre. Lui était « réanimable ».
Qu’est-il devenu ?
Quand j’ai quitté mon service, il allait bien. Après, je ne sais pas. Cela aussi, c’est très bizarre. Nous nous occupons de personnes trois jours de suite, pendant douze heures, comme ils ne voient que nous, on essaye de leur changer un peu les idées, on développe donc un lien assez fort, et à un moment ils commencent à aller mal. Cela a été le cas pour un de mes patients. Je ne sais pas ce qu’il est devenu après. C’est très frustrant. D’un côté, on est crevé, on a envie de rentrer chez soi. De l’autre, on a envie de savoir comment vont les gens.
Vous n’avez pas accès aux informations sur ce qu’ils deviennent ou c’est une question de temps ?
Nous n’avons pas le temps ! Les lignes sont saturées par les appels des familles... Un homme m’a dit au téléphone : « Je vous appelle depuis 19 h 30. » Il était 22 h. C’est très angoissant pour les familles qui n’ont pas de nouvelle. Malgré cette attente, les gens nous remercient de tout leur possible. Même si on a plein de boulot, on essaye de prendre le temps de parler de manière posée, d’être humain. Je me suis vue pleurer plus d’une fois au téléphone en essayant de cacher l’émotion.
Depuis 2014, le CHRU de Nancy a connu 40 restructurations, à l’origine de la suppression de 400 postes et 284 lits. D’ici à 2024, 598 postes et 174 lits supplémentaires devraient être supprimés pour répondre aux orientations économiques fixées par un comité interministériel. Comment cette réorganisation se traduit-elle concrètement dans la gestion de la crise sanitaire actuelle ?
S’il n’y avait pas eu de suppressions de postes et de lits, plus de monde aurait été disponible, avec des services mobilisables tout de suite. En ce moment, les tutelles demandent à des personnels hospitaliers retraités s’ils peuvent revenir travailler. Ils font appel à des étudiants de toute la région, même de toute la France. Des étudiantes, diplômées infirmières, mais qui voudraient travailler en puériculture, et n’ont jamais pratiqué, n’ont pas été formées pour cela. Elles sont balancées « infirmières » dans les services.
Il y a aussi des soignantes qui, habituellement, font de la consultation – qui ne sont pas ou plus habituées à donner des soins. Elles n’ont pas fait de prise de sang depuis très longtemps ! Elles n’ont jamais passé une nuit à l’hôpital. Elles ne sont pas formées aux logiciels avec lesquels on travaille depuis plusieurs années. Cela peut paraître accessoire, mais sans maitriser le logiciel on ne peut pas travailler. Bien sûr, nous sommes toutes infirmières, formées, diplômées, mais nous venons de services où l’on n’est pas forcément habituées à traiter des cas aussi lourds.
Je pensais qu’à minima, on serait accueilli dans ces services avec une équipe d’hygiène qui nous dirait : « Voilà comment il faut vous habiller, comment retirer votre matériel pour éviter d’être contaminé, etc. » Ce n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. On prend notre poste et on se débrouille. On croise les doigts pour tomber sur des collègues qui ont un peu d’expérience pour nous expliquer comment il faut gérer le matos.
Manquez-vous de matériel ?
Oui, on manque énormément de surblouses. À tel point que des collègues les économisent. Certains laissent leurs surblouses pendues dans la chambre du patient de sorte à pouvoir les réutiliser la prochaine fois qu’elles y entrent. On a tellement peur de la pénurie qu’on se met nous-mêmes en danger en utilisant de la mauvaise manière le matériel. L’équipe d’hygiène, elle, change ses recommandations pour l’adapter à la pénurie. Finalement, on peut utiliser deux fois une surblouse. C’est hallucinant. Chaque fois qu’on sort de la chambre, on désinfecte les lunettes de protection. À cause de la mauvaise qualité, elles cassent régulièrement. C’est emmerdant.
Et concernant vos conditions de travail ?
À terme, quand les sept sites du CHRU seront regroupés en deux sites sur le plateau de Brabois [au sud-ouest de l’agglomération de Nancy, ndlr], on craint que les postes de travail en douze heures soient généralisés à l’ensemble des services. Pour supprimer du personnel, c’est le fonctionnement le plus « adapté » : plutôt que d’avoir trois équipes de sept heure trente chacune, il n’y a plus que deux équipes de douze heures. C’est comme ça qu’ils suppriment des postes.
Au service Covid-19, j’ai pu tester les journées de douze heures, les semaines de 60 heures, les alternances équipe de jour/équipe de nuit totalement incohérentes et dangereuses. En postes de sept heures trente, il y avait des cycles de travail. On faisait deux jours, on avait deux jours de repos, on faisait une nuit. C’était régulier. Là, il n’y a pas de cycle du tout. Déjà qu’on subit une pression d’enfer pendant la pandémie, alors avec des journées de douze heures c’est vraiment le bagne... Ça génère une fatigue extrême, un décalage complet du mode de vie. Je ne suis pas sure que c’était très judicieux d’instaurer cette organisation du travail en pleine crise sanitaire.
D’autant qu’on ne fait pas douze heures strictes. On fait plus pour transmettre les infos à nos collègues de l’équipe suivante. Quand le CHRU a décidé de passer une grosse partie des services en douze heures, la direction nous disait : « Les transmissions d’informations orales, en gros, on va s’en passer. On ne va plus se parler. On va tout faire sur l’ordinateur et ça suffira. » Donc, en théorie, on est censé prendre seulement cinq minutes pour expliquer la situation de nos huit patients à l’équipe qui prend notre relais.
Sauf que, dans la vraie vie, c’est pas du tout comme cela que ça se passe. On prend beaucoup plus de temps pour transmettre toutes les informations nécessaires pour que nos collègues travaillent dans des les meilleurs conditions possibles. Donc, au final, on reste treize heures d’affilée au boulot, sans compter le temps de trajet. C’est crevant. Nous sommes à bout. La pandémie prouve qu’il faut retrouver les services, les lits et les bras que les plans de « réorganisation » de l’hôpital ont supprimé d’année en année.
Recueilli par Franck Dépretz