Frontières

Dans les îles grecques devenues camps de réfugiés, le coronavirus s’ajoute à l’abandon européen

Frontières

par Raphaël Goument

L’épidémie de coronavirus menace aussi les camps de réfugiés des îles grecques. Avec des dizaines de milliers de personnes qui y survivent sans accès suffisant à l’eau, aux douches, ni aux toilettes, ces camps risquent de se transformer en bombes sanitaires. Les ONG demandent leur évacuation, le gouvernement grec a décidé de les confiner. Reportage sur l’île de Chios avant le confinement.

Ils se sont donnés rendez-vous dans un petit appartement du centre-ville, à deux pas de la forteresse qui veille encore sur le port de Chios. Tous travaillent dans des ONG impliquées auprès des réfugiés. Pour la première fois, une assemblée numérique est organisée avec responsables humanitaires et bénévoles des autres îles. Sur l’écran, des petits carrés lumineux s’illuminent successivement. « Evros », « Lesbos », « Kos », « La Canée »... Chacun se présente par son emplacement, son front de lutte. Les traits sont tirés, les nouvelles ne sont pas bonnes. Agression de réfugiés, attaques de responsables d’ONG, destruction de lieux de solidarité, barrages sur les routes, départ des volontaires internationaux et réduction des activités des organisations caritatives, manifestation et contre-manifestation. Dans certaines îles, on a frôlé la guerre civile.

Les récits s’enchainent et se ressemblent. Partout, la situation semble hors de contrôle depuis la fin du mois de février. Un volontaire de Kos tire la sonnette d’alarme : « Les réfugiés manquaient déjà de tout mais ce à quoi ils font face désormais est bien plus dangereux, c’est la montée rapide et directe du fascisme. C’est bien plus grave que tout ce qui pouvait manquer jusqu’à présent. » Les autres acquiescent. C’est sans compter sur la menace du coronavirus qui ne ferait qu’envenimer encore la situation si des cas étaient détectés dans les camps de réfugiés – ils sont plus de 40 000 dispersés sur les cinq îles -, sans parler du désastre sanitaire qu’une telle contamination représenterait.

Deux réfugiées avec des sacs de produits alimentaires attendent de pouvoir partager un taxi pour retourner à Vial, le camp de Chios distant d’une dizaine de kilomètres. © Raphaël Goument.

Chios n’échappe pas à la règle. Avec plus de 6000 réfugiés pour quelques 50 000 habitants, l’île semble au bord de l’implosion malgré le calme relatif qui a depuis peu regagné la ville et ses alentours. Avec l’annonce du président turc Recep Tayyip Erdoğan fin février de ne plus vouloir retenir les migrants sur son territoire, les arrivées se sont multipliées. Rien qu’en 2020, ce sont près de 10 000 réfugiés qui ont tenté la traversé depuis la Turquie selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. L’île de Chios est en première ligne, séparée des côtes turques seulement par un bras de mer d’une dizaine de kilomètres.

Méfiance des habitants de l’île envers le gouvernement grec

La situation a amené le gouvernement grec, de droite, de Kyriákos Mitsotákis à instaurer début mars un régime d’exception pour au moins 30 jours. Aucune demande d’asile n’est plus enregistrée, ce qui est en contradiction avec la convention de Genève et avec le droit européen et international. Pis, les derniers arrivés depuis le 1e mars ne sont plus enregistrés ni même emmenés à Vial -le camp de Chios- et sont détenus dans des structures ad hoc, sans accès aux responsables des ONG ni à des avocats. Un reportage du New York Times à Evros, la frontière continentale au nord du pays, mentionnait des renvois directs vers la Turquie, ce que le gouvernement d’Athènes a jusqu’alors toujours démenti [1].

« Encore faut-il que le gouvernement du pays de retour - ici la Turquie - soit d’accord avec le renvoi, ça semble encore très incertain », précise Victoria*, une Grecque de 35 ans qui travaille pour une organisation internationale présente sur l’île et qui souhaite conserver l’anonymat. Et d’ajouter : « Il y a aussi une dimension de propagande assez évidente dans cette décision du gouvernement grec, c’est certainement pour rassurer la population locale et les Grecs en général. » Il faut dire que les insulaires entretiennent une défiance croissante vis-à-vis du gouvernement central mais aussi des institutions européennes.

Cette méfiance a atteint son paroxysme fin février quand Athènes a annoncé son intention de construire un nouveau camp fermé, dans les montagnes au cœur de l’île. Malgré un refus massif des insulaires et de leurs représentants, les autorités ont bien tenté de passer en force, débarquant discrètement près de 300 policiers anti-émeute helléniques afin de sécuriser les travaux préparatoires. La goutte de trop. Jamais de mémoire d’habitant, on avait aperçu ces armures et ces boucliers. Manifestations, grèves sauvages et barrages improvisés sur les routes : la réaction populaire a pris de court le gouvernement. La situation est devenue si tendue que les policiers anti-émeutes ont été rapatriés après seulement quelques jours, pourchassés jusque dans le port par des habitants furieux. « C’est vraiment à ce moment que tout a basculé, quand ils ont voulu construire le nouveau camp. Tout le monde s’y est opposé. Quels que soient les avis politiques, nous avons manifesté ensemble, mais malheureusement, pas pour les mêmes raisons. Certains ne veulent plus de réfugiés du tout… », précise Alba, une des rares volontaires internationales encore présente sur l’île.

Les volontaires des ONG : « Nous sommes devenus des cibles »

Ce sont surtout les franges les plus réactionnaires de la société grecque qui ont depuis fait parler d’elles. En tête des actualités, les arrivées à Lesbos de militants se qualifiant ouvertement d’identitaires voire de néo-nazis ont éclipsé les violences qui touchent les autres îles. À Chios, l’entrepôt qu’occupait l’organisation caritative norvégienne One Family–No Border a été incendié dans la nuit du 2 mars avec tout ce qu’il contenait de dons arrivés des quatre coins du monde et à destination des réfugiés. Vêtements, chaussures, poussettes, jouets et autres produits de première nécessité : au petit matin il ne restait que des cendres fumantes. Hanne Hoff, une femme de 62 ans atterrie sur l’île dès 2016 après une année à Lesbos, ne pense pas à une origine accidentelle.

L’entrepôt qu’occupait l’organisation caritative One family–No borders, incendié dans la nuit lundi 2 mars. © Raphaël Goument.

Loin d’être isolé, le cas de l’ONG One Family illustre la montée des menaces pour ceux qui aident de près ou de loin les migrants. Une autre organisation historique, Feox, a aussi dû réduire son activité. Ses créateurs, Adonis et Michaelis, deux jumeaux natifs de l’île, se sont taillés une solide réputation en secourant des milliers de naufragés qui approchaient des côtes de Chios depuis le début de la crise migratoire. « En 2015 et 2016, il arrivait en moyenne dix bateaux par jour, avec parfois jusqu’à 80 personnes dans l’embarcation. Faîtes le calcul », rapporte Adonis, une certaine fierté dans la voix. Les deux frères, qui portent barbes et longues chevelures grisonnantes, patrouillaient nuit et jour à moto le long de la côte, gagnant ainsi leur réputation de « jumeaux pirates ». Les choses ont changé.

Michaelis et Adonis, les « jumeaux pirates », à l’origine de Feox, une des premières organisations de secours des réfugiés de l’île de Chios. © Raphaël Goument.

Ce sont toutes les personnes qui viennent en aide de près ou de loin aux migrants qui se sentent aujourd’hui menacées. Pour ceux qui restent, principalement des Grecs, les consignes des centrales humanitaires deviennent de plus en plus strictes : « Ne pas dire d’où l’on vient, ni pourquoi on est sur l’île, se faire passer pour des professeurs, ne pas rentrer seul chez soi le soir », énumère Hypatia [2], elle-même responsable dans une organisation internationale présente sur le camp de Vial. Les loueurs de voiture refusent désormais de travailler avec des étrangers, de peur que leurs véhicules ne soient détruits. De nombreux volontaires internationaux ont préféré quitter l’île, à l’image d’Hanne Hoff, retournée en Norvège. « Nous sommes devenus des cibles, on ne sait pas ce qui pourrait arriver », se désole-t-elle. Combien de temps pourrait durer cette retraite ? « Au moins un mois, ensuite nous verrons. » C’est toute l’activité de solidarité et d’aide aux réfugiés qui s’en trouve ralentie.

Hanne Hoff, la Norvégienne à l’origine de l’organisation caritative One Family–No borders. © Raphaël Goument.

« Nous sommes abandonnés par le gouvernement et par l’Europe »

« Les Grecs ont été des gens exceptionnels, la société grecque s’est montrée d’une telle solidarité en 2015 au début de la crise des réfugiés », salue Alba, qui a préféré rester pour prêter main forte aux jumeaux pirates. « Les insulaires en ont assez, cela dure depuis trop longtemps, ils ont aussi des problèmes et des difficultés. On peut les comprendre d’une certaine manière. Ils ont l’impression de se faire voler leur île, tout ce qu’ils veulent, c’est reprendre leur vie d’avant ».

L’histoire de Chios est celle d’un lent pourrissement suspendu aux accords internationaux, négociés entre Bruxelles, Athènes et Ankara. Maria, une insulaire qui tient une taverne au sein des remparts de la vieille forteresse ne dit pas autre chose : « La situation a beaucoup changé. Il y a cinq ans, il n’y avait que 200 ou 300 réfugiés, et ils partaient ensuite en Europe. Mais les autres pays n’ont pas accepté cette circulation et ont tout fait pour les maintenir bloqués ici. Nous ne pouvons pas en avoir plus. Nous sommes abandonnés par le gouvernement et par l’Europe. » C’est désormais sur ces îles que se matérialisent les frontières extérieures de l’Union européenne.

C’était l’idée même des « hotspots », ces points de chute conçus par le gouvernement grec et l’Union européenne pour faire face à l’afflux de réfugiés depuis 2014. En avril 2015, un accord conclu entre la Commission européenne et Athènes acte la création de ces « institutions de premier accueil » - leur nom officiel. Cinq îles grecques, toutes proches des côtes turques sont concernées : Chios, mais aussi Lesbos, Kos, Leros et Samos. Ces structures, imaginées pour centraliser l’enregistrement des arrivées et le traitement des demandes d’asile ont vite été submergées.

Peu à peu, Chios s’est transformée en une immense prison à ciel ouvert

Depuis 2014, plus d’un million de personnes ont risqué la traversée. En avril 2016, le deal passé entre l’Union européenne et la Turquie pour tenter d’endiguer le flux de réfugiés a eu des effets directs sur la situation des hotspots. Désormais, il n’est plus question pour les demandeurs d’asile de circuler librement en Grèce. Ils doivent rester sur l’île le temps de l’examen de leurs dossier. Une nouvelle loi de janvier 2020 a encore considérablement restreint les dérogations en cas de vulnérabilité, qui pouvaient auparavant donner un droit de circulation sur le continent. Peu à peu, Chios s’est transformée en une immense prison à ciel ouvert pour des migrants qui ne savaient souvent même pas vers où se dirigeait leur embarcation de fortune.

L’ONG norvégienne Aegan See Reports tente de centraliser les chiffres clés des afflux migratoires sur les îles grecques depuis 2015. Ceux-ci sont sans équivoque : jusqu’à avril 2019, on comptait moins de 1800 réfugiés sur l’île. Puis, le compteur explose à partir de l’été 2019. En mars 2020, plus de 6000 demandeurs d’asile sont bloqués sur Chios. Ce pourrissement de la situation exaspère les habitants, et inquiète certains élus.

Dimitris Antonoglou siège au conseil de la ville de Chios depuis un an sous l’étiquette Hiaki Sympolitia, un parti de gauche : « Notre situation concerne toute l’Europe. C’est l’ensemble du spectre politique en Grèce comme ailleurs qui se déplace vers la droite. » © Raphaël Goument.

Dimitris Antonoglou siège au conseil de la ville de Chios depuis un an sous l’étiquette Hiaki Sympolitia, un parti de gauche. Réellement inquiet, il hésite quant à la riposte à organiser. « Notre situation concerne toute l’Europe. On voit bien que c’est l’ensemble du spectre politique en Grèce comme ailleurs qui se déplace vers la droite. Les idées d’invasion, d’islamisation, font leur nid. Renaud Camus est devenu une référence en Grèce [3]. L’Union européenne croit avoir réglé ses problèmes en bloquant les réfugiés sur quelques îles. Mais c’est comme cacher la poussière sous le tapis, personne ne prend conscience de la taille du problème. » Pour l’élu grec, « il faut que l’Europe revienne à la réalité, tout ça c’est aussi la conséquence de sa politique ».

Raphael Goument

Ce reportage a été réalisé avant que le gouvernement grec décide des mesures de confinement des camps de demandeurs d’asile de la mer Égée, le 17 mars.

Photo de une : Un bateau des garde-côtes helléniques stationne dans la marina de Chios, arborant un drapeau "Frontex", l’agence de l’Union européenne chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen et dont les moyens ont été considérablement renforcés depuis le début de la crise migratoire. © Raphael Goument.

Notes

[1Voir le reportage du New York Times.

[2Le prénom a été changé.

[3Renaud Camus est un écrivain français à l’origine de l’expression xénophobe de « grand remplacement ».