Énergie

Relance du nucléaire : il n’y a pas assez de personnel bien formé pour construire les nouveaux réacteurs

Énergie

par Nolwenn Weiler

Emmanuel Macron veut relancer la filière nucléaire. Problème : il n’y a pour le moment pas assez d’ouvriers et techniciens compétents pour tenir le calendrier annoncé. La réforme des retraites risque encore d’aggraver la situation.

La relance du nucléaire semble bel et bien partie. C’est en tout cas le souhait de notre président de la République Emmanuel Macron. Il y a un an, à Belfort, il annonçait la construction de six, puis huit nouveaux réacteurs EPR.

Il y a quelques jours, le Parlement a voté une loi simplifiant les démarches administratives nécessaires à la construction de nouveaux réacteurs nucléaires [1]. Et ce 3 février, Emmanuel Macron a réuni un « conseil de politique nucléaire » afin de fixer la feuille de route de cette relance, avec un calendrier de construction des six nouveaux réacteurs EPR – pour entrer en service à partir de 2035 –, un programme pour développer les « petits réacteurs modulaires » (SMR) ainsi que la prolongation des réacteurs existants. 

Problème, il ne répond toujours pas à la question que beaucoup de monde se pose à l’intérieur des centrales : qui construira ces nouveaux réacteurs ? Et dans quelles conditions ?

Des ouvriers toujours moins nombreux

Le projet d’Emmanuel Macron fait penser au « plan Messmer », du nom du Premier ministre qui lança le programme nucléaire civil dans les années 1970, entraînant la construction des 58 réacteurs français actuels. Mais EDF a bien changé. La sous-traitance s’est massifiée et les politiques de réduction des coûts, liée à la mise en concurrence, ont fragilisé la grande entreprise publique. « On a une évolution sociologique majeure au sein d’EDF. Le nombre de personnels travaillant à l’exécution a beaucoup diminué, et le nombre de cadres a beaucoup augmenté », souligne Virginie Neumayer, représentante de la CGT au Comité social et économique central d’EDF-SA.

La situation côté emploi est si critique qu’en avril 2022 une « alerte sociale » a été lancée par la CGT. « Depuis 2014, 8800 emplois ont été supprimés. Le taux de remplacement se dégrade d’année en année, les entrées et sorties ne sont pas en adéquation avec l’évolution de la charge de travail. Le recrutement ne répond pas aux enjeux industriels majeurs, dont le renouvellement du parc à venir et le grand carénage », avertit le syndicat. La CGT s’alarme de la fonte des effectifs à l’exécution, qui inclut les métiers ouvriers et de techniciens, ceux qui sont « sur le terrain » et sont à même d’entretenir et construire des outils de production d’électricité, tels que les centrales nucléaires.

« Aujourd’hui, la plupart des emplois créés à EDF concernent le tertiaire, constate Laurent, agent de conduite dans une centrale depuis 30 ans. Ils font de la paperasse, ils organisent, ils font des réunions. Ils sont assez éloignés du boulot concret que requièrent la construction et l’exploitation d’une centrale nucléaire. » « Le collège-cadre représente pour la première fois dans l’histoire de l’entreprise 50 % des effectifs », reprend la CGT.

Si l’on s’en tient aux seules centrales nucléaires, la proportion de cadres est un peu moindre : environ 36 %, et 60 % pour le collège maîtrise (qui compte quelques agents allant sur le terrain, mais surtout des chargés de surveillance de chantiers effectués par des sous-traitants). Les effectifs de l’exécution restent peu fournis : ils représentent moins de 5 % de l’effectif total.

Maîtrise incertaine du processus industriel

« C’est un choix stratégique de notre direction » pour sous-traiter les activités techniques, déplore la CGT. Ce tournant organisationnel, opéré au début des années 1990, fait passer l’activité des agents EDF du « faire », au « faire faire ». Ils arrêtent de travailler sur les circuits, vannes et tuyaux qui courent dans les centrales nucléaires et se mettent à contrôler le travail des sous-traitants, dont le nombre explose.

« Ce choix conduit à ne plus être capable de maîtriser l’ensemble de la chaîne de maintenance de nos outils industriels », s’inquiète la CGT. Apparemment consciente du problème, EDF a réinternalisé certains métiers qu’elle s’était appliquée à supprimer : robinetiers, tuyauteurs, soudeurs notamment. Mais le compte n’y est pas.

« Pour le personnel restant, c’est difficile de gérer la charge de travail et d’acquérir de nouvelles compétences, signale Virginie Neumayer. À cela s’ajoute la perte de confiance dans l’entreprise et donc une baisse de l’implication des salariés. »

« Beaucoup font quelques années à EDF et partent dans la pétrochimie par exemple, où ils sont carrément mieux payés, remarque un agent EDF, ingénieur mécanique dans le secteur nucléaire. C’est vrai aussi du côté des prestataires. Il n’y a qu’à voir le mal qu’ils ont à trouver des soudeurs suffisamment formés, compétents et nombreux pour assurer le chantier de correction des problèmes de corrosion sous contrainte. » Ce problème de « corrosion sous contrainte », découvert fin 2021, entraîne des fissures sur le circuit primaire, celui qui refroidit le réacteur. Plusieurs centrales ont été mises à l’arrêt le temps des (colossales) réparations qu’il faut faire.

Le secteur parviendra-t-il à recruter ?

Les syndicats et travailleurs des centrales ne sont pas les seuls à être inquiets. Auditionnée en septembre 2022 par le Conseil économique, social et environnemental (Cese), l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) affirme que pour construire six EPR – et soutenir l’activité d’entretien et de démantèlement des anciens réacteurs –, « les besoins en ressources humaines sont considérables ».

D’après EDF, il faudrait environ 60 000 personnes pendant plusieurs années pour construire six EPR. Cela signifie recruter au pas de course des milliers de travailleurs. La main-d’œuvre qualifiée requise « ne sera selon toute probabilité pas intégralement disponible sur le territoire national », signale l’ASN dans l’audition du CESE dont basta! a pu consulter le compte-rendu. D’autant que « l’attractivité des métiers de la filière dans un contexte de désindustrialisation est incertaine ».

« Tout ceci nécessite un travail fondamental sur les compétences et l’attractivité du métier », concédait le PDG d’EDF Luc Rémont lors d’une audition au Sénat en décembre 2022. D’autant plus fondamentale que d’après lui, « le facteur de compétitivité du nucléaire », c’est « principalement le temps que nous mettons à développer, dans des délais de construction raisonnable, de nouveaux réacteurs. »

Reste à définir ce que sont des délais de construction raisonnables. « Ce n’est pas comme si on était en train de construire un EPR depuis 15 ans… avec une mise en service qui ne fait qu’être repoussée », ironisent de vieux routards du nucléaire, qui ont participé au lancement du premier programme dans les années 1980. L’EPR de Flamanville devait entrer en service en 2011. Après de multiples défauts constatés dans sa construction et une explosion des coûts, sa mise en service est désormais prévue en 2024.

« La catastrophe industrielle de l’EPR est sidérante, tant d’un point de vue économique qu’au regard des délais et des malfaçons, remarque Nicolas Spire, sociologue du travail, qui a réalisé plusieurs expertises dans les centrales nucléaires. Ce manque de maîtrise du processus industriel doit beaucoup aux défauts de compétences au sein d’EDF et aux logiques de sous-traitance dans lesquelles l’entreprise s’est enfermée. »

Côté recrutement, le bilan social 2021 d’EDF n’augure pas des jours faciles. On y apprend que depuis 2013, les démissions ont été multipliées par deux. « Avant, on ne démissionnait pas d’EDF », remarque la CGT. Et ce n’est pas la suppression du régime de retraite des industries électriques et gazières (IEG) qui va inverser la tendance…

En vigueur depuis 1941, ce régime fait partie de ceux que la réforme des retraites du gouvernement Borne prévoit de faire disparaître. L’âge moyen de départ y est actuellement de 60 ans [2]. Comment former et recruter les dizaines de milliers de travailleurs manquants pour fabriquer les nouveaux réacteurs tout en leur disant qu’ils seront moins bien payés que dans d’autres secteurs et qu’ils partiront en retraite quatre ans plus tard ? Ni la Première ministre, ni le conseil présidentiel de politique nucléaire n’ont apporté de réponse à cette équation.

Nolwenn Weiler

Photo : Centrale nucléaire de Cattenom, ©Gilles François.