Répression syndicale

Trois enseignants sanctionnés pour avoir participé aux grèves contre la réforme du bac

Répression syndicale

par Lucie Tourette

Le rectorat reproche aux trois enseignants de s’être mobilisés et d’avoir exercé leur droit à l’action syndicale lors du mouvement social provoqué par la réforme du bac, en janvier 2020. L’une écope d’une mise à pied temporaire, les deux autres d’un blâme.

« Une blague ». C’est la première pensée qui traverse la tête de Véronique Capin, professeure d’histoire-géographie, lorsqu’elle apprend que sa collègue de SVT (sciences de la vie et de la terre) Zoé Puech vient de recevoir un courrier du rectorat lui annonçant qu’elle fait l’objet d’une procédure disciplinaire. Nous sommes le vendredi 17 novembre vers 15 h, le weekend approche. Les enseignants du lycée François Mauriac de Bordeaux apprennent au même moment que le proviseur et son adjointe seront remplacés deux jours plus tard par une nouvelle équipe de direction. Trois inspecteurs seront également présents dans toutes les instances du lycée.

Ils sont en fait trois enseignants à recevoir un courrier du rectorat ce jour-là : Zoé Puech, Jean Hourcade, professeur de sciences économiques et sociales, tous deux représentants des personnels élus et Véronique Capin elle-même. Il leur est reproché des faits qui remontent au mois de janvier 2020, dix mois plus tôt, alors qu’ils étaient en grève pour protester contre les modalités de passage des nouvelles épreuves du baccalauréat, les « E3C » (épreuves communes de contrôle continu) [1]. Un mois plus tard, ce 15 décembre, les sanctions sont arrivées par courrier : Véronique Capin est exclue de ses fonctions pour une durée de trois jours à compter du 16 décembre, Zoé Puech et Jean Hourcade écopent eux d’un blâme. Ils vont contester ces sanctions devant le tribunal administratif.

« Stupeur et sidération » de la communauté enseignante

La communauté enseignante du lycée a reçu la nouvelle de ces procédures disciplinaires avec « stupeur et sidération ». Dans un communiqué, elle se dit « indignée par les méthodes employées, l’absence de dialogue et la précipitation contre-productive qui nous impose un calendrier délétère alors que les faits se sont déroulés il y a dix mois ». Elle souligne son engagement et le travail réalisé pour « surmonter tous ensemble les difficultés de cette rentrée hors normes, en pleine crise sanitaire, doublée, depuis le drame traumatisant de l’assassinat de Samuel Paty, d’une crise sécuritaire ».

Petit rappel des faits. Le 20 janvier 2020, les « E3C », nouvelles épreuves de contrôle continu, doivent avoir lieu pour la première fois dans 400 lycées. Selon le ministère, seule une quarantaine d’établissements sont bloqués ce jour-là. Le syndicat enseignant Snes-FSU en recense pourtant près de 40 % ce même jour, un chiffre qui correspond à celui du syndicat des proviseurs qui annonce lui aussi des perturbations dans plus de quatre lycées sur dix. Outre le risque d’un bac inégalitaire, les grévistes dénoncent le caractère précipité de la mise en place de ces nouvelles épreuves, auxquelles ils n’ont pas eu le temps de préparer leurs élèves. « Les personnels se sont mobilisés pour travailler dans des conditions correctes », explique Véronique Capin.

Que se passe-t-il au lycée François Mauriac ? Environ 70 % des enseignants se mettent en grève à 13 h, heure à laquelle doivent commencer les épreuves d’histoire-géographie. Devant le lycée, une centaine de personnes se réunissent. Il y a parmi elles des enseignants, des parents d’élèves, des cheminots avec lesquels se sont tissés des liens au cours de la mobilisation contre la réforme des retraites. Des enseignants portent chacun une lettre qui, mises bout à bout, composent leur revendication : « Non aux E3C ». Jean Hourcade, représentant du personnel, prend la parole pour expliquer que ses collègues et lui sont en grève. Les élèves peuvent entrer dans l’établissement.

Équipes mobiles de sécurité et inspection académique désignent les leaders

Au même moment, d’autres enseignants grévistes sont rassemblés dans le hall du lycée. Ils chantent : « Jean-Michel Blanquer, ministre autoritaire, on veut pas bosser pour toi. » Des élèves applaudissent. Il règne une ambiance « carnaval de Dunkerque » se souvient Véronique Capin. « Il y a une foule compacte, des élèves entrent et sortent, mais ils ne font pas de bêtises, je ne vois pas de dégradations. » Ce jour-là et le lendemain, des élèves circulent, nombreux, dans les couloirs. Des enseignants grévistes font de même « pour désamorcer des situations potentiellement dangereuses », explique Zoé Puech. Élèves et parents du lycée se sont aussi mobilisés contre la réforme du bac. La semaine précédente, les lycéens de Mauriac se sont réunis en assemblée générale, ont organisé un sit-in et ont été reçus au rectorat.

Zoé Puech, professeure en sciences de la vie et de la terre, a écopé d’un blâme pour des « perturbations » lors des mobilisations liées à la réforme du bac / © Marion Parent

Les 20 et 21 janvier, des personnels du rectorat, extérieurs au lycée, sont également présents dans l’établissement pour surveiller les épreuves à la place des grévistes. Il y a aussi des agents des équipes mobiles de sécurité (EMS) du rectorat. Les enseignants les ont déjà rencontrés et ils sont identifiables à leur brassard. Au moins une inspectrice est présente mais elle n’est pas identifiée comme telle par les enseignants. Les épreuves prévues ne peuvent finalement pas se dérouler.

Les EMS et l’inspectrice rédigent des rapports (dont l’un avec un autre inspecteur que les enseignants n’ont pas vu dans le lycée) qui conduisent à l’engagement de la procédure disciplinaire des trois enseignants. L’inspectrice les désigne comme « les plus actifs » tout en précisant que « la grande majorité de la salle des professeurs (est) présente », ce que confirme le mail du proviseur de l’époque, envoyé au rectorat le 20 janvier en fin de journée et commençant par ces termes : « Dans un mouvement collectif qui rassemblait une grande majorité des enseignants du lycée, peuvent peut-être être distingués les actions de... » Suivent les noms des trois enseignants.

Le reproche fait aux enseignants : des « perturbations »

Aucun de ces documents, qui figurent dans les dossiers administratifs des trois enseignants, ne mentionne le fait qu’ils étaient en grève. Il en est de même pour les courriers que la rectrice de l’académie de Bordeaux, Anne Bisagni-Faure, a adressé à chacun d’entre eux le 17 novembre 2020 pour leur notifier l’engagement d’une procédure disciplinaire à leur encontre. À Jean Hourcade, il est reproché des « perturbations (nuisances sonores) », à Zoé Puech des « perturbations » et à Véronique Capin des « perturbations (nuisances sonores) », d’avoir « bloqué l’accès d’une salle d’examen avec une table » et « tenu des propos outrageants et déplacés en public et réitérés à plusieurs reprises à l’encontre de (l’inspectrice) présente dans l’établissement ». À tous, il est reproché un « manquement à l’obligation de réserve du fonctionnaire et une atteinte au principe d’obéissance hiérarchique ».

Jean Hourcade, professeur de sciences économiques et sociales, a écopé d’un blâme pour des « perturbations » et « nuisances sonores » lors des mobilisations liées à la réforme du bac / © Marion Parent

Les enseignants s’étaient déclarés grévistes les 20 et 21 janvier pour demander le report de ces épreuves auxquelles ils n’avaient pas suffisamment pu préparer leurs élèves, et ce après avoir tenté d’engager le dialogue avec leur hiérarchie à différentes reprises. « Les motions, les préavis, les expressions les plus institutionnelles dans les cadres les plus institutionnels... ils s’en fichent. Si on se met en grève, ils nous remplacent. Quand on a demandé la tenue d’un conseil d’administration extraordinaire pour parler entre membres de la communauté éducative du lycée, quatre inspecteurs sont venus nous expliquer la réforme. Ils considèrent que si on s’oppose à la réforme, c’est qu’on n’a pas bien compris », résume Jean Hourcade. Le courrier de l’inspectrice présente dans le lycée le 20 janvier ne dit pas autre chose : elle déplore un « discours commun et récurrent porté contre la réforme (par les enseignants, les parents d’élèves et les lycéens), des contre-vérités que nous avons essayé de contrecarrer mais en vain ». Quelques mois plus tard, le 14 mai 2020, une quinzaine de hauts fonctionnaires du ministère de l’Éducation nationale publient une tribune dans laquelle ils dénoncent également cette attitude venue du sommet de la hiérarchie : « Le ministre entend aujourd’hui piloter de façon autoritaire des réformes sans construire l’adhésion des enseignants et sans prendre en compte l’expertise des personnels d’encadrement. »

« Le soutien des collègues fait du bien, les rassemblements aussi »

Depuis l’annonce des procédures disciplinaires, plus d’une quarantaine d’établissements ont voté des motions de soutien demandant l’abandon des procédures disciplinaire à l’encontre des enseignants du lycée Mauriac. Le 27 novembre, un rassemblement de soutien a réuni 300 personnes devant le rectorat, dont des parents d’élèves, des élèves et anciens élèves, qui ont vendu des viennoiseries et du café pour alimenter la caisse de grève de leurs enseignants. Une pétition intersyndicale demandant l’arrêt des procédures disciplinaires a recueilli plus de 20 000 signatures. D’autres ont été initiées par les parents et les élèves du lycée. « Continuer de travailler, ça fait du bien. Le soutien des collègues, ça fait du bien, les rassemblements aussi », commente Jean Hourcade.

Véronique Capin, professeure d’histoire-géographie, a été mise à pied trois jours, accusée d’avoir « bloqué l’accès d’une salle d’examen avec une table » et « tenu des propos outrageants et déplacés » à l’encontre d’une inspectrice du rectorat. / © Marion Parent

Ces nouvelles sanctions contre des enseignants font écho à celles reçues début novembre par quatre enseignants du lycée Joseph Desfontaines situé à Melle dans les Deux-Sèvres. À eux aussi, il est reproché leur mobilisation contre les conditions de passage des épreuves du bac en janvier 2020, plus précisément leur « manquement à la dignité », leur « manquement à l’obligation de réserve », le « blocage des accès pour empêcher le déroulement d’épreuves communes de contrôle continu » et « incitation à l’émeute », comme indiqué par le rectorat en juillet 2020 lors de la procédure en référé au tribunal administratif. Bien que les sanctions proposées par la rectrice de Poitiers n’aient pas obtenu la majorité au sein des conseils de discipline, celle-ci a tout de même pris la décision de sanctionner lourdement les quatre enseignants mis en cause. Sylvie Contini a été mutée, Aladin Lévêque abaissé d’un échelon salarial, Sandrine Martin a écopé d’un blâme et Cécile Proust a été exclue de ses fonctions pour une durée de quinze jours. Le 18 novembre 2020, les syndicats de la fonction publique CGT, FO, FSU et Solidaires ont exigé le retrait immédiat de ces sanctions.

« Est-ce que le droit de grève existe encore ? »

Au lycée François Mauriac, les enseignants s’interrogent aussi sur le rôle joué par les trois inspecteurs généraux (le sommet de la hiérarchie des corps d’inspection ) qui sont venus passer deux semaines dans le lycée fin septembre, « pour opérer une analyse à 360° du fonctionnement de l’établissement », selon les mots du précédent proviseur. Cette mission leur avait été confiée par le cabinet du ministre. Une mission semblable avait eu lieu dans au moins un autre établissement, en juin 2018 en Seine-Saint-Denis, au collège République de Bobigny, au motif de « maltraitance entre personnels ». Dans les deux établissements, les inspecteurs ont ensuite rédigé des rapports restés secrets, aboutissant dans le cas de Bobigny à la mutation de deux enseignantes « dans l’intérêt du service ».

À Bobigny, Melle et Bordeaux, c’est une intersyndicale qui s’est mobilisée. Et dans ces trois établissements, ce sont des enseignants membres du syndicat Sud-Éducation qui ont été sanctionnés ou risquent de l’être. Le syndicat a décidé de saisir le Défenseur des droits au nom de la liberté syndicale. Avec 5,2 % des suffrages exprimés lors des dernières élections professionnelles, Sud-Éducation est loin derrière les 35,5 % du syndicat majoritaire, la FSU. En novembre 2017, le ministère de l’Éducation nationale avait porté plainte contre Sud-Éducation 93 qui organisait des ateliers en non-mixité dans le cadre d’une formation sur l’antiracisme à l’école. La plainte avait été classée sans suite. Pour Étienne Penissat, sociologue et membre de l’Observatoire de la répression et de la discrimination syndicale, « des cas de répression arrivent plus souvent quand un syndicat est minoritaire et qu’il est perçu comme très engagé dans les mobilisations. Sud-Éducation, qui n’est pas représentatif au niveau national, correspond à ce profil-là. S’y ajoute la dénonciation publique de ce syndicat par le ministre de l’Éducation à plusieurs reprises, qui participe vraisemblablement à rendre légitime, aux yeux des échelons hiérarchiques de l’Éducation nationale, le ciblage de ce syndicat et de ses militants ».

Un rassemblement de soutien est organisé ce 16 décembre devant le rectorat pour demander la levée de ces sanctions. « Quand vous êtes sanctionnés parce que vous avez fait grève, est-ce que le droit de grève existe encore ? » interroge Jean Hourcade.

Lucie Tourette

En photo : les trois enseignants sanctionnés, de gauche à droite : Jean Hourcade, Zoé Puech, Véronique Capin / © Marion Parent

Notes

[1Ces épreuves de contrôle continu, renommées depuis « Évaluations communes », concernent l’histoire-géographie, les langues vivantes, les mathématiques et comptent pour 30 % de la note finale.