Pesticides

Néonicotinoïdes : l’instance consultative n’est qu’ « une chambre d’enregistrement des desiderata de l’agro-industrie »

Pesticides

par Jacques Caplat

Pour la troisième année, la France s’apprête à réautoriser sur les betteraves des pesticides ultra-dangereux pourtant interdits. Membre du « Conseil de surveillance » de ce dispositif, l’agronome Jacques Caplat témoigne de l’absence de débat.

Vous avez sans doute vu passer des articles ou mobilisations à propos d’une « consultation du public » qui court jusqu’au 24 janvier sur un projet d’arrêté de réautorisation en 2023 des néonicotinoïdes sur les cultures de betteraves sucrières [1]. Ce n’est en fait que le troisième acte, de plus en plus cynique, d’une pièce qui confine parfois au théâtre de boulevard.

I. Le premier acte se déroule en 2020 et détermine tout le reste.

Scène 1 : Au printemps 2020, les betteraviers s’inquiètent de la forte présence d’une jaunisse transmise par des pucerons, qui risque de faire chuter leurs rendements. La filière sucre, qui a organisé la surproduction, en prend prétexte pour soutenir les agriculteurs qui demandent à pouvoir de nouveau utiliser les néonicotinoïdes (« néonic »), et ainsi faire oublier sa responsabilité dans la crise sucrière.

Scène 2 : Flash-back. En 2017, l’Union européenne a supprimé les « quotas betteraviers » qui permettaient de réguler le marché du sucre et de sécuriser les agriculteurs. Depuis cette date, forte croissance des surfaces et donc surproduction betteravière (organisée cyniquement par les industries sucrières qui ont fait supprimer les quotas), ce qui conduit entre 2017 et 2020 à un effondrement des prix, à une course au rendement chez les agriculteurs et à la disparition des petites sucreries.

Scène 3 : La filière sucre et la FNSEA (syndicat majoritaire agro-industriel) profitent donc de l’alibi « jaunisse » pour mettre la crise betteravière sur le dos de l’environnement, alors que la production finale 2020 est au niveau des années 1990 (où c’était suffisant). Ils réclament de pouvoir à nouveau utiliser des néonic, redoutablement efficaces contre les pucerons et simples d’emploi (appliqués à l’avance sur les semences, et hop, c’est réglé), mais interdits « à cause des écolos ». Il faut dire que ce sont des pesticides extrêmement toxiques pour les pollinisateurs, et extrêmement rémanents (c’est-à-dire présents et actifs dans l’environnement pendant plusieurs années après leur application !).

Scène 4 : Pour déroger à l’interdiction française (puis européenne) des néonic, il faut faire passer une loi spécifique. Les discussions parlementaires ont le mérite d’obliger à un minimum de transparence et d’imposer quelques contraintes. D’une part, la loi dérogatoire court uniquement jusqu’à l’été 2023. D’autre part, du fait de la rémanence des néonic, la loi limite les cultures possibles en années « n+1 » et « n+2 » après utilisation de néonic. Enfin, la loi a imposé de créer une instance consultative, le « Conseil de surveillance », auquel je siège au titre de l’association Agir pour l’environnement, et qui ne peut autoriser que des dérogations annuelles. Toute la suite est une farce pour « justifier » la procédure.

Scène 5 : Fin 2020, le CS (conseil de surveillance) est convoqué pour débattre de l’autorisation dérogatoire pour 2021. Elle est acquise d’avance et la discussion porte surtout sur l’interdiction de certaines cultures en années « n+1 » et « n+2 ». Les betteraviers souhaitent pouvoir implanter plus rapidement du maïs et du colza (cultures de printemps, pratiques après une betterave), et invoquent deux études qui prétendent minimiser le risque des néonic sur les abeilles.

Êtes-vous bien assises ? Ces deux études, non fournies, mais uniquement invoquées oralement en position d’autorité, sont des manipulations délirantes. Habitué à analyser des études agro, je comprends immédiatement l’aberration évidente de la prétendue étude sur le colza et j’en alerte le CS à chaud, en vain. L’Institut technique de l’agriculture biologique obtient quelques jours plus tard l’étude sur le maïs et l’expertise, démontrant que ses conclusions n’ont en réalité rien à voir avec ce qui nous a mensongèrement été présenté.

Dans une démocratie normale, cela aboutirait à la suspension des responsables du CS et des représentants de la filière sucre, car la démarche est clairement malhonnête et conduit le CS à approuver un retour plus précoce du maïs et du colza, au détriment des abeilles. Mais n’oublions pas que nous sommes ici dans une tragi-comédie, et rien ne se passe, bien que le journaliste Stéphane Foucart rende compte cliniquement dans Le Monde de l’entourloupe indigne sur le maïs. J’ai quant à moi résumé les deux sujets dans ce thread.

L’acte premier s’achève donc sur une mystification grossière et une dérogation permissive sur tous les points. Je vous rassure : la suite de la pièce est plus rapide, mais tout autant consternante.

II. Le deuxième acte est contrasté. Le cynisme est flagrant, mais quelques grains de sable dérangent la mécanique.

Scène 1 : Le 21 décembre 2021, le CS est de nouveau mobilisé pour renouveler l’autorisation dérogatoire en 2022. Ouaip, le 21 décembre. Cette fois-ci, il n’y a plus le « précédent » de la jaunisse 2020 pour justifier la dérogation. Il faut donc trouver un moyen de faire peur, de faire des prévisions alarmistes sur le risque d’infestation. Deux outils pour ça : une estimation météo (sur le risque de périodes douces favorables au puceron vecteur de la jaunisse), ainsi que des prélèvements sur des « plantes hôtes » de la jaunisse à l’automne pour estimer la pression sanitaire. En tant que membre du CS, je comprends et dénonce alors la manœuvre grossière : aucun de ces deux outils ne permet de caractériser un risque sérieux. Ils ne sont là que pour jouer le même rôle que certains liens bidon de la part de trolls des réseaux sociaux : faire illusion par l’invocation d’une « référence » en position d’autorité. Les masques bâillent et s’entrouvrent.

Scène 2 : Premier revers pour les pronéonic. Nos associations avaient déposé des recours sur la manipulation éhontée de fin 2020 sur le colza et le maïs, et le Conseil d’État a saisi l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Cette agence a rendu son avis juste avant le CS de décembre 2021, et il est cinglant : les pseudo-études invoquées l’année précédente ne permettent pas d’inférer un risque moindre pour les abeilles et autres pollinisateurs, et le retour anticipé du maïs et du colza est annulé ! Nous avons fait échec à la manœuvre. Pour couronner le tout, une partie des chercheurs de l’Institut de recherche agronomique se désolidarisent de leur direction et expriment leurs doutes sur les « estimations » utilisées pour convaincre le CS. Renversement des forces ? Non.

Scène 3 : Le CS fait profil bas quant à l’avis de l’Anses (qui embête cependant bien les agriculteurs qui comptaient passer en force et sont fort marris de ne pas pouvoir cultiver ce qu’ils voulaient), mais se rattrape en imposant une nouvelle autorisation… à l’issue d’une consultation du public (obligatoire pour ce genre d’arrêté) menée entre Noël et le jour de l’an. Vous ne rêvez pas. Entre Noël et le jour de l’an !

Il se confirme que le CS est structurellement composé pour autoriser les néonic, et les 20 % de membres critiques ne sont là que pour créer une illusion de démocratie. Ce n’est pas un lieu de concertation, mais une chambre d’enregistrement, avec décors et flonflon pour tenter pathétiquement de faire croire à un débat. L’acte s’achève sur une ultime tentative de nos associations d’enrayer la mécanique, notamment via Agir pour l’environnement qui saisit la Cada (commission d’accès aux documents administratifs) pour obtenir le détail des données des prélèvements sanitaires, car nous subodorons une manipulation (prélèvements ciblés sur les parcelles les plus à risque, sans représentativité statistique).

III. Le troisième acte consacre l’entourloupe.

Scène 1 : Notre tentative d’obtenir les données brutes dérange. L’administration tergiverse, cède en partie, bloque l’essentiel. La Cada nous donne raison, par deux fois. À ce stade, le ministère de l’Agriculture est mis en demeure de nous fournir les données réclamées, mais c’est un chant du cygne : c’est trop tard et ça ne sert à rien puisque le CS est d’avance pronéonic.

Scène 2 : Lors d’une réunion fin novembre, le CS discute du PNRI (Programme de recherche sur les alternatives techniques aux néonics. Ce programme est intéressant, mais un leitmotiv me met la puce à l’oreille : « Il faudra encore plusieurs années pour consolider les résultats, il est trop tôt pour conclure sur les meilleures solutions ». Je souligne alors que, s’il est bien sûr intéressant de poursuivre pour mieux discriminer les techniques agronomiques (sans pesticides) les plus efficaces, ce délai ne doit surtout pas servir de prétexte à prolonger la dérogation.

En effet, sans attendre de discriminer, il est déjà possible de mettre en œuvre l’ensemble de ces techniques de façon combinée, c’est ce que font les bio et ça marche. Pas besoin d’attendre pour se passer des néonic. J’insiste sur un détail très important : ma remarque est « ghostée », d’une manière inhabituelle dans ce type d’instance (c’est une discourtoisie violente de ne pas répondre à un membre), ils poursuivent comme si je n’avais pas pris la parole. Je comprends alors que non seulement la dérogation 2023 est décidée, mais qu’une nouvelle loi dérogatoire pour les années suivantes est envisagée.

Scène 3 : Cette fois-ci, le CS ne prend même plus la peine de nous fournir des estimations météo et de risque sanitaire, c’est-à-dire qu’il ne fait même plus semblant d’asseoir la demande d’autorisation sur des bases scientifiques. Les masques ont fini de tomber : la demande d’autorisation pour 2023 est directement annoncée par le ministre de l’Agriculture lui-même devant l’assemblée générale du syndicat des producteurs de betterave (CGP) début décembre, soit avant la réunion du CS destinée à en débattre ! Oh, bien sûr, il y a ensuite eu une réunion du CS. Un simulacre : aucune donnée, aucun débat. Une chambre d’enregistrement des desiderata de la filière sucrière et de l’agro-industrie.

Une nouvelle consultation (légalement obligatoire) est lancée du 3 au 24 janvier 2023, à laquelle sont d’ailleurs jointes les données (météo et réservoirs viraux) qu’il n’était plus utile de fournir à l’avance au CS puisque nous ne sommes pas dupes. Mais le gouvernement a dû penser que le grand public pourrait encore être abusé par ces pseudo-références. Notons incidemment que les données en question démontrent que le risque est faible, mais le gouvernement ne prend même plus la peine de justifier la dérogation : la mécanique est huilée, le CS est un simulacre, la pièce s’avance vers sa chute. La chute de la biodiversité.

Jacques Caplat

Photo : ©Agir pour l’environnement

P.-S.

Ce témoignage est tiré du thread posté sur le compte Twitter de l’auteur qui nous a autorisés à le reprendre sur basta!

Suivi

Mise à jour le 23 janvier 2023 : Le ministre français de l’Agriculture, Marc Fesneau, a annoncé que la France renonce à une mesure dérogatoire autorisant l’usage d’insecticides néonicotinoïdes pour protéger les semences de betteraves sucrières. Cette décision a été prise après un arrêt rendu le 19 janvier par la Cour de justice de l’Union européenne qui a jugé illégales les dérogations octroyées à des pesticides interdits, lorsque ceux-ci sont appliqués en traitement préventif des semences – comme c’est le cas pour les néonicotinoïdes sur la betterave. Au total, onze Etats de l’UE dont la France avaient adopté de telles « autorisations d’urgence » pour faire face à la baisse de leurs rendements. Face à ce rappel au droit européen, le Conseil de surveillance « néonicotinoïdes » avait reporté sa réunion initialement prévue le 20 janvier. Le gouvernement prévoit un fonds d’indemnisation en cas de pertes de rendement.

Notes

[1La consultation publique est en ligne ici.