François Patriat, parlementaire macroniste, et élu sous différents mandats depuis 40 ans, se dit attentif au monde du travail. En 1982, quand son voisin maçon-couvreur lui dit qu’il n’en pouvait plus de monter sur les toits, l’élu, alors socialiste, vota la retraite à 60 ans proposée par le président François Mitterrand.
Quarante ans plus tard, ce désormais sénateur de la Côte-d’Or passé du côté du parti de Macron soutient le recul de l’âge de la retraite à 64 ans. « La nature du travail n’est plus la même, défend le Bourguignon. Aujourd’hui, les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’exosquelettes. ». À en croire l’édile, ces prothèses mécaniques, motorisées ou non, épousant la forme de l’ossature pour soutenir les muscles, seraient le nouveau bleu de travail de nombre de salariés... Ainsi, ces travailleuses et travailleurs augmentés pourraient turbiner plus longtemps sans peiner ?
« J’ai dû taper sur Google pour voir ce que c’était »
« On a bien rigolé en attendant ça au boulot, sourit un inspecteur du travail de Seine-Saint-Denis. Évidemment, ce sont des choses qu’on ne voit jamais. J’ai dû chercher sur Google le mot exosquelette pour voir ce que c’était... » Pourtant, les fabricants ne lésinent pas sur les innovations ergonomiques pour améliorer le bien-être au travail. Exosquelette, gants bioniques, « préhenseur » à bras articulé, casque « du futur », harnais flexible dit « ergosquelette » ou autre robot…
Nombre d’entreprises se laissent tenter par ces trouvailles dans l’espoir de soulager les corps et de limiter les troubles musculo-squelettiques (TMS) qui représentent 88 % des maladies professionnelles. Une usine de bonbons de Côte-d’Or annonçait par exemple l’an dernier avoir acquis trois exosquelettes. La RATP dit aussi que ses équipes de maintenance utilisent cet outil pour soulager les opérateurs. Même chose chez Enedis pour limiter le poids porté par les techniciens en intervention. De leur côté, la SNCF et Alstom conçoivent leur propre outil.
« C’est de la science-fiction »
« Dans le BTP, c’est de la science-fiction, réagit Marc, un grutier toulousain. À part les grues, il n’y a pas grand-chose pour soulager les ouvriers. Les collègues de 50 ans ont le dos et les articulations cassés ». Dans certaines PME du secteur, la prévention se résume à une « réunion sécurité autour d’un café où on te fait signer un papier pour dire que t’étais présent. C’est du foutage de gueule ! », raconte-t-il.
Un maître d’ouvrage francilien n’exclut pas l’arrivée dans un futur proche de ces combinaisons mécaniques sur des chantiers importants. « Ça existe déjà à titre expérimental. Les grosses boîtes ont intérêt à investir dans la sécurité, au-delà même de leur image. Économiquement, ça leur coûte moins cher de prévenir que d’avoir un accident de travail », explique-t-il.
« Pas de preuve scientifique »
Il est difficile de trouver des chiffres sur le nombre d’exosquelettes réellement utilisés dans les entreprises en France. Sur le terrain, cet outil fait plutôt exception, comme l’écrit l’Institut national de recherche et sécurité au travail (INRS). D’ailleurs, ces « dispositifs d’aide physique » n’ont rien d’une solution miracle. Ils peuvent soulager certaines contraintes physiques ou faire disparaître certaines douleurs, mais « il n’existe pas de preuve scientifique quant à l’efficacité de ces technologies pour réduire ces risques » de troubles musculo-squelettiques, note l’INRS. Les exosquelettes amplifient même certains dangers liés au frottement, au stress, aux sollicitations cardio-vasculaires ou aux déséquilibres corporels.
« Ces innovations ne répondent pas au vrai problème tant qu’on n’interroge pas l’organisation du travail », résume David Gaborieau, sociologue du travail. Auteur d’une thèse sur la logistique, il a vu débarquer dans les entrepôts des gilets fluo à capteurs, signalant le moindre « faux mouvement » musculaire de l’opérateur. Ces gadgets n’évitent en rien la répétition des gestes à l’origine de l’usure, explique le chercheur. Il rappelle aussi que vanter la technologie qui mettrait fin au calvaire ouvrier a toujours existé. Ainsi, au milieu du 19è siècle, le médecin écossais Andrew Ure promettait déjà dans son livre Philosophie des manufactures que « la plus parfaite des manufactures est celle où l’on pourra se passer du travail des mains ».
« Si déjà on avait un échafaudage »
« Si on avait un échafaudage, ce serait déjà pas mal », tranche Thomas. En sept ans de rénovation de toiture, ce charpentier de 36 ans n’a jamais vu l’ombre d’un exosquelette ailleurs qu’en vidéo. Actuellement revenu sur la terre ferme dans une entreprise de construction de maison écolo, cet ancien cuisinier a passé des années en équilibre à six mètres de haut, entre les liteaux et les chevrons, en évitant de mettre le pied dans le vide.
« J’avais connu le stress du rush en cuisine, mais là, c’était le stress de ne pas rentrer chez soi. » Il a fallu que l’un de ses collègues passe au travers d’un toit mouillé un jour de pluie, puis que lui-même se blesse avec des tuiles pleines d’amiante, pour que l’inspection du travail impose à son employeur d’installer échafaudage, goulotte et harnais de sécurité .
Qu’aurait-il dit à François Patriat, s’il avait été son voisin ? « Qu’ils sont tellement éloignés du monde ouvrier… Ce monsieur n’a jamais dû soulever grand-chose de plus de 5kg dans sa vie », souffle celui qui mise davantage sur son minimum vieillesse qu’une véritable retraite du fait de ses années payées au noir en cuisine et des périodes de chômage.
« On ne déménage plus par les escaliers »
Face à la polémique suscitée par sa sortie médiatisée, François Patriat a ensuite tenu à nuancer ses propos : « J’ai un peu forcé le trait, mais c’était pour montrer que des travaux difficiles, il y en a de moins en moins. On ne déménage plus par les escaliers, mais par les balcons aujourd’hui. »
Le député Renaissance Marc Ferracci voit lui aussi des « évolutions positives » puisqu’un carreleur « a accès à des protections aux genoux qu’il n’avait pas il y a quinze ou vingt ans », a-t-il déclaré. Sur France Inter, la ministre de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher ne disait pas autre chose fin 2021 : « Allons dans les usines constater à quel point elles se sont modernisées, combien l’automatisation impacte moins les corps. »
Un coup d’œil aux études sur le sujet vient rapidement dissiper cet enchantement. Comme le rappelait le député LFI François Ruffin sur France Inter fin janvier, quarante années d’automatisation et de numérisation n’ont pas empêché la part des salariés subissant une pénibilité physique d’augmenter [1]. Idem pour les contraintes psychiques. Près de 60 % des ouvriers sont, par exemple, encore contraints au port de charges lourdes.
« Les cadences augmentent »
Certes, en trente ans, le nombre d’accidents mortels au travail a été réduit de moitié. Mais c’est moins en raison d’entreprises plus vertueuses que d’une désindustrialisation et d’une externalisation des tâches les plus mortifères. Reste que les accidents du travail repartent à la hausse depuis 2013, en particulier pour les femmes. 645 personnes sont décédées d’un accident du travail en 2021 en France, selon les chiffres de l’Assurance maladie. Et 280 personnes ont succombé la même année à des maladies professionnelles. Une accidentalité au travail parmi les plus élevées d’Europe, bien plus importante qu’en Allemagne, si souvent citée pour justifier la réforme des retraites [2].
Le nombre de maladies professionnelles a par ailleurs explosé en vingt ans : elles ont plus que doublé entre 2001 et 2019 [3]. Avec l’industrie et le transport, la construction reste le secteur le plus meurtrier. « Les cadences augmentent et les conditions se dégradent », observe Marc après treize années perché sur sa grue.
Et sans surprise, les risques professionnels se renforcent en fin de carrière. Une étude de Santé publique France a montré que les séniors étaient globalement moins fréquemment victimes d’accidents du travail, mais que ces accidents étaient plus graves.
Moins de critères de pénibilité pris en compte
Pas sûr donc que l’index pour inciter les entreprises à garder les séniors en embauche, prévu par la Première ministre Élisabeth Borne, suffise à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites. Ni ses « dispositifs d’identification des métiers à usure professionnelle ». Cela existe déjà, sous la forme du compte professionnel de prévention qui permet la reconnaissance de dix critères de la pénibilité au travail. Mais en 2017, Emmanuel Macron a supprimé quatre de ces critères.
Depuis, les salariés confrontés aux ports de charges lourdes, aux postures pénibles, aux vibrations mécaniques et aux substances chimiques ne peuvent plus envisager un départ anticipé en retraite qu’à de strictes conditions : justifier d’une maladie professionnelle et d’un taux d’incapacité permanente de 10 % minimum.
Supposer la fin de la dureté au travail pour faire travailler plus longtemps, l’ancien député de droite Paul Raynaud s’y essayait déjà bien avant François Patriat et les autres. « Les progrès de la science ont d’abord, et surtout, pour effet de prolonger l’âge mûr, pendant lequel on peut produire. [Et, le] rôle du cerveau est de plus en plus important par rapport aux muscles, or le cerveau vieillit moins vite que les muscles [4] », déclarait-il pour justifier le recul de l’âge de la retraite. C’était en 1949.
Ludovic Simbille
Photo de une : © Eros Sana