« Rien n’a été fait pour nous » : cinq ans après le confinement, l’amertume des caissières

par Rozenn Le Carboulec

Un niveau de vie qui stagne, des conditions de travail qui se dégradent et des acquis sociaux en danger : c’est ce que subissent aujourd’hui nombre de caissières qui, en plein confinement, avaient dû travailler au péril de leur santé et sans être payées plus.

« C’était comme une période de Noël, mais tous les jours. Un cauchemar sans nom. » À l’évocation du premier confinement, annoncé il y a tout juste 5 ans pour faire face à la pandémie de Covid-19, Leïla Khelifa, déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice, est amère. Tandis que de nombreuxses Françaises se ruent alors dans les supermarchés pour s’arracher des rouleaux de papier toilette que certaines pensaient voir s’évaporer, que les rayons sont pris d’assaut par des consommateurices poussant des cadis pleins à craquer de peur de manquer, les caissières sont en première ligne.

« Pendant le confinement, les gens n’étaient pas très humains. Ils ne pensaient qu’à eux et vidaient les rayons », se remémore Sabine Pruvost, déléguée syndicale centrale Force ouvrière à Lidl, en poste depuis 30 ans. Une de ses collègues, déléguée FO et responsable adjointe d’un Lidl près de Marseille, n’en garde pas un meilleur souvenir : « Les magasins étaient complètement retournés, on travaillait dans des conditions atroces. Quand on a été confinées, tout le monde voulait rentrer sans masque. C’était compliqué, on se disputait tous les jours avec les clientes pour faire respecter les gestes barrières », décrit-elle, à propos d’une période que la quasi-totalité des salariées interviewées décrit comme « très anxiogène »

Leïla Khelifa, dans le vestiaire du supermarché où elle travaille
Leïla Khelifa, à Nice
Leïla Khelifa est déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice : « Les conditions de travail ont très mal évolué. Notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un MDonald’s. »

Et cela à raison. Le 27 mars 2020, alors que la France se confine depuis 10 jours, Aïcha Issadounène, 52 ans, succombe des suites du Covid-19. Sa mort vient s’ajouter à celles de près de 2000 victimes du virus, enregistrées dans le pays depuis le 15 février. Après celui d’Alain Siekappen Kemayou, chef de la sécurité de 45 ans au centre commercial O’Parinor à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il s’agit du deuxième décès dans la grande distribution. Syndiquée CGT, Aïcha Issadounène travaillait depuis 30 ans à l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, en tant qu’hôtesse de caisse. Ce n’est pas un hasard. 

Le mirage de la fameuse prime à 1000 euros

Avec d’autres professions dites « essentielles », majoritairement féminines, comme les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, ou encore les agentes d’entretien, les caissières – à 90 % des femmes selon l’Insee – continuent de nourrir et soigner une société à l’arrêt. « Les femmes sont en première ligne de cette crise dans les hôpitaux, les Ehpad, les commerces et c’est en première ligne qu’on est le moins bien protégé », réagissait le 27 mars 2020 le collectif féministe les Dyonisiennes, après le décès d’Aïcha Issadounène. « Nous exigeons des mesures pour revaloriser de manière substantielle les salaires de tous les métiers à forte composition féminine et qui sont pour la plupart des métiers indispensables à la vie de la population », poursuivait-il, alors que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire encourageait les entreprises à verser une prime exceptionnelle aux employées en première ligne. 

Selfie de Séverine Dedieu, avec sa veste Auchan
Séverine Dedieu, à Montgeron Vigneux
Séverine Dedieu est déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan de Montgeron Vigneux (Essonne) : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? » 

La prime de 1000 euros rapidement promise par Auchan, Carrefour, ou encore Casino, n’a suscité qu’un enthousiasme de courte durée. Dans un grand nombre d’enseignes, le versement de la prime va dépendre en réalité du nombre d’heures ou de jours travaillés.

« Pour la prime exceptionnelle Covid-19, j’ai eu un acompte de 113 euros en avril 2020, et 560 euros en mai, car c’était au prorata de la présence pendant la période », témoigne Séverine Dedieu, déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan Montgeron Vigneux, dans l’Essonne. Passée d’hôtesse de caisse à « hôtesse relation client » depuis 2023, elle touche aujourd’hui un salaire de 1621 euros brut pour 30 heures, contre 1385 euros cinq ans plus tôt. Soit une augmentation plus ou moins calquée sur l’inflation. Béatrice Girard, déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand, fait le même constat : « En termes de salaire, il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentantes tous les ans. »

Une dégradation générale des conditions de travail

À Lidl comme ailleurs, l’inflation s’est aussi répercutée sur les clientes, comme en témoigne Sabine Pruvost : « Après le Covid, les gens ont vite changé. Ils étaient menaçants vis-à-vis des caissières. » Les vitres en plexiglas, alors installées à la plupart des caisses, sont souvent restées. Et heureusement, met en avant la majorité des employées interrogées : « Ça protège des agressions, qui sont notre quotidien », se désole Béatrice Girard.

D’autant que toutes les grandes surfaces ne disposent pas toujours d’agents de sécurité, dans un contexte de baisse générale des effectifs. Florence Olmi, travaillant dans un Lidl près de Marseille, se souvient du départ récent de l’un de ses collaborateurs, qui venait d’évoluer au poste d’adjoint : « Ils ne nous mettent pas d’agent de sécurité, car ça leur coûte trop cher. Sauf qu’il y a quelques semaines, un client qui avait volé avait une lame de couteau sur lui. Pour mon collègue, ça a été la goutte d’eau de devoir gérer ça. Il a posé sa démission le lendemain. » 

Qu’il semble loin, le temps où les caissières étaient choyées, applaudies et remerciées. D’une même voix, celles-ci témoignent aujourd’hui d’une dégradation générale de leurs conditions de travail. « J’ai vu l’entreprise se dégrader au fur et à mesure. Rien n’a été fait pour nous. Tout s’est empiré », dénonce Séverine Dedieu à propos d’Auchan. Après un premier plan social en 2020, l’enseigne a annoncé en novembre 2024 la suppression de près de 2400 emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins dans l’Hexagone. Si celui de Séverine Dedieu, dans l’Essonne, n’est « pour l’instant » pas menacé, il va néanmoins perdre six postes de vendeurses. Tout comme l’hypermarché Auchan de Périgueux (Périgord) : « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze », décompte Sophie Serra, déléguée syndicale centrale à la CGT.

Béatrice Girard en train d'arranger des rayons du Lidl
Béatrice Girard à Clermont-Ferrand
Béatrice Girard est déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand : « Il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentantes tous les ans. »

Ces départs s’ajoutent aux retraitées non remplacées, et engendrent une surcharge de travail, selon Séverine Dedieu : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? » 

Cette polyvalence accrue des agentes, dans la lignée du modèle de Lidl, est d’ailleurs désormais clairement favorisée par les intitulés de postes : « Maintenant, toute personne embauchée est considérée comme équipier magasin. C’est-à-dire qu’elle n’est pas uniquement hôtesse de relation client, mais qu’elle peut aller aussi bien en rayon qu’en caisse et n’aura pas un poste bien défini », décrit Séverine Dedieu, qui a refusé cette requalification la concernant. « Les exigences vont ainsi croissant dans les métiers de services, alors que les salaires stagnent dans un contexte d’inflation galopante », résume l’autrice Racha Belmehdi dans son livre À votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, paru chez Favre en 2024. 

Une généralisation des locations-gérances et franchises

Au Carrefour TNL de Nice (dans le centre commercial Tramway Nice littoral), Leïla Khelifa fait le même constat. « Les conditions de travail ont très mal évolué, elles sont dramatiques, vous avez la tête dans le guidon au bout de vos journées, témoigne-t-elle. Depuis 2020, notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. C’est devenu une petite usine. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un McDonald’s. » Et cela ne risque pas de s’arranger.

Selfie de Florence Olmi, dans les rayons du Lidl
Florence Olmi, à Marseille
Florence Olmi est employée d’un Lidl près de Marseille. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois salariées seulement. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu. »

En cette fin février, elle distribue des tracts à l’ensemble des salariées : comme 39 autres Carrefour, son magasin va passer en location-gérance cette année. L’exploitation de la grande surface et la plupart de ses coûts seront assumés par un autre commerçant (le locataire-gérant), engendrant la sortie des salariées du groupe, et par conséquent la perte de nombreux acquis sociaux. Alors que la CFDT a assigné le groupe en justice pour abus de droit de la liberté d’entreprendre, les employées craignent cette « épée de Damoclès ». « La seule chose que nous garderions, c’est la tenue de travail, mais le reste s’envolera. Cela engendrera la perte d’acquis sociaux que la CFDT a chiffré à 2500 euros par an environ pour une employée basique à 35h », alerte Leïla Khelifa.

Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017 (un ancien haut-fonctionnaire passé par la Fnac), 344 hyper ou supermarchés Carrefour sont passés en location-gérance et plus de 27 000 salariées ont été « externalisées » en sept ans, selon le syndicat, qui dénonce un plan social déguisé. La rémunération du PDG a, elle, considérablement augmenté, autour de 5 millions d’euros annuels en 2023 et en 2024.

Du côté d’Auchan, les employées se préparent aussi au passage de nombreux magasins en franchise, dans un contexte global de chamboulement de la grande distribution. « Pour l’instant, le Auchan dans lequel je suis y échappe. Il est trop gros, alors ils veulent réduire la surface », décrit Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. En mai 2024, son magasin, le plus ancien hypermarché Casino de France, situé dans le quartier de La Valentine à Marseille, a rouvert sous l’enseigne Auchan. Alors que les plans sociaux de 2024 ont engendré la suppression de plus de 2000 postes au sein du groupe Casino, la quasi-totalité de ses grandes surfaces ont été cédées à Intermarché, Auchan et Carrefour, tandis qu’une vingtaine de magasins du groupe ont fermé en septembre 2024. 

« On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques »

 

Selfie de Sophie Serra
Sophie Serra, à Périgueux
Sophie Serra est déléguée syndicale CGT, chez Auchan à Périgueux (Périgord). « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze. »

Signe d’une crise sans précédent qui touche la majorité des enseignes : les salariées de Lidl se lançaient le 7 février dans une « grève illimitée ». Si elle n’aura finalement duré que trois jours, celle-ci n’en reste pas moins « historique » aux yeux de Florence Olmi. Depuis cinq ans, elle a fait le calcul : « On a perdu une dizaine de personnes par magasin en moyenne », déplore-t-elle. Une hémorragie qui concernerait 2200 salariées de Lidl à l’échelle nationale depuis 2022, selon les syndicats. Après des négociations annuelles obligatoires qui se sont soldées par une faible augmentation de 1,2 %, soit un peu en dessous du niveau de l’inflation, les syndicats réclamaient notamment une meilleure revalorisation salariale, l’annulation de l’ouverture dominicale que la direction souhaite généraliser à l’ensemble des magasins, ainsi que des embauches supplémentaires. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois personnes. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu », dénonce Florence Olmi. 

Si les caissières de Lidl échappent encore pour la plupart aux caisses automatiques, celles-ci vont se multiplier dans les magasins refaits à neuf. Et ce, aux dépens des premières concernées, si l’on en croit l’expérience d’autres enseignes. « On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques. Normalement, c’était une personne pour quatre caisses, mais ce n’est jamais le cas. On se retrouve souvent seule avec six caisses à gérer, c’est très compliqué, décrit Séverine Dedieu à Auchan, pour qui ces caisses « posent beaucoup de problèmes ». « On est obligées de les contrôler tous les quatre matins. Ce n’est pas plus rapide », ajoute-t-elle.

Pas sûr, en effet, que le recours de Lidl aux caisses libre-service soit payant à terme, tandis que de nombreuses enseignes font marche arrière à ce sujet. « La tendance qu’on observe, c’est qu’ils s’aperçoivent que les caisses automatiques ne sont pas si rentables, car il y a énormément de vols. Donc ils sont en train de les retirer après en avoir mis partout », décrit Jean Pastor. 

De l’avis général, la valorisation – symbolique à défaut d’être financière et politique – des caissières aura été de courte durée. Héroïnes d’hier, toutes déplorent une amnésie de la société. À l’image de Sabine Pruvost : « Tout le monde a vite oublié qu’on est venues bosser tous les jours pendant le confinement sans être payées plus. » Les salariées de l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, où travaillait Aïcha Issadounène, ne sont pas en reste : en guise de remerciements, leur magasin devrait, lui aussi, passer en location-gérance cette année.