« La France et ses institutions ne sont plus capables de protéger la jeunesse »

par Emma Bougerol

Joëlle Bordet, psychosociologue, travaille depuis plus de 30 ans auprès des jeunes des quartiers populaires et sur les politiques de la ville. Entre stigmatisation et nécessité de collectif, elle décrypte ce que vit la jeunesse en France.

Joëlle Bordet travaille dans le domaine de la recherche-intervention : elle part à la rencontre des jeunes et utilise leurs récits, mêlés aux outils scientifiques, pour aboutir à des propositions de politiques publiques qu’elle soumet à des acteurs en demande. Elle a fait partie du Centre scientifique et technique du bâtiment, et a créé récemment un réseau de recherche international intitulé « Jeunes, inégalités et périphéries ».

Joëlle Bordet
Chercheuse psychosociologue et spécialiste de la jeunesse des quartiers populaires
DR

Joëlle Bordet est également membre du comité national de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Elle a été invitée à s’exprimer le jour de la marche « pour la vie dans nos quartiers » organisée par des collectifs de mères des quartiers populaires de Paris. Quelques jours avant l’événement, elle a accepté de répondre aux questions de Basta! sur la jeunesse en France.

Basta!  : Après les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, tué par la police en mai 2023, on a beaucoup parlé de la jeunesse des quartiers populaires dans le débat public et le discours politique. Comment analysez-vous la position du pouvoir sur les jeunes ?

Joëlle Bordet : Le gouvernement de Macron a vraiment une position très dangereuse vis-à-vis des quartiers populaires. Il a une politique de division interne à la jeunesse sur des destins sociaux. En gros, il y a ceux qui font des études, il y a ceux qui participeront à la réindustrialisation de la France en passant par la formation professionnelle, et puis ceux qui seront poussés vers l’économie grise, de la survie, de la drogue, mais aussi de l’ubérisation. Ce phénomène commence très jeune, dès le collège. Ces destins se jouent désormais dès les classes de cinquième et troisième.

Le SNU – service national universel – est un exemple très parlant de cette division de la jeunesse. Ce dispositif dit très clairement : « Soit tu aimes la France, soit tu n’aimes pas la France. » Si tu aimes la France et que tu le mérites, alors tu auras des points pour Parcoursup. Si tu es capable de supporter un séjour avec la Marseillaise, la marche au pas, l’uniforme, tu auras des points pour Parcoursup, une partie du permis de conduire ou du Bafa (Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) payés…

C’est un vrai projet politique de la part du gouvernement. Et il est très dangereux, parce qu’à l’intérieur de la jeunesse, on va construire des couloirs de destins. Des jeunes pourront aussi se renvoyer à la figure « toi t’aimes la France » ou « moi, je n’aime pas la France ». Cette question d’aimer ou pas la France, on la retrouve dans la loi sur le séparatisme. On voit bien dans le discours de Gabriel Attal qu’il distingue le « bon grain » et le « mauvais grain ». Très tôt, il faut remettre le mauvais grain au système judiciaire, avec la proposition d’abaisser la réponse pénale à 16 ans.

L’extrême droite porte aussi un discours sur les jeunes des quartiers populaires…

Le gouvernement est en train de faire le boulot de l’extrême droite. La jeunesse est divisée. À partir du moment où on est divisés, c’est facile de se faire la guerre. Il y a une partie des jeunes et de leurs familles qui disent « ces jeunes, on n’en veut plus », « ces jeunes, ils nous emmerdent, ils font qu’on parle mal de nous »… Ces jeunes-là, notamment ceux qui se retrouvent dans les révoltes, il faut « les dresser ». Il y a donc une partie des familles qui vote Rassemblement national, en particulier des familles immigrées depuis plusieurs générations, et qui disent qu’elles ne veulent plus des immigrés.

Jordan Bardella [tête de liste du RN à l’élection européenne, ndlr] représente très bien cela. Il est issu de l’immigration italienne, d’un milieu très populaire, ce qui lui permet de présenter une image du bon immigré, qui fait l’effort d’être Français. On en revient à la question de l’assimilation. C’est un retour en arrière considérable. Ce n’est pas pareil de parler d’intégration que de parler d’assimilation. L’intégration signifie qu’on prend de la culture de l’un et de l’autre, on négocie des choses… C’est un processus. L’assimilation, c’est un rapport de force.


Le gouvernement actuel est de plus en plus assimilationniste, et cela sert les intérêts du Rassemblement national. C’est d’autant plus facile que le message idéologique de Macron est très faible. Dire « tu casses, tu répares, tu salis, tu nettoies », comme l’a fait Gabriel Attal, c’est simpliste et populiste, et cela marche très bien. On s’en fiche des problèmes d’éducation, des recherches en sciences humaines, tout ça. C’est plus simple de dire « tu salis, tu nettoies ». Ça porte une vision de l’autorité. Et si tu n’es pas capable de la respecter, non seulement on te met en prison, mais si on peut, on te renvoie dans ton pays d’origine.

D’ailleurs, on parle de « la » jeunesse des quartiers populaires. Est-ce juste ?

Il faut parler « des » jeunesses des quartiers populaires. Pourquoi cette jeunesse serait-elle uniforme ? Ça n’a aucun sens. L’expérience varie selon les trajectoires, les parents, les rapports sociaux… À l’intérieur des quartiers populaires, on a par exemple une partie de la jeunesse qui fait des études et idéalise l’univers de la start-up. Il y a le courant des gens qui vont s’intéresser plutôt à l’action sociale, au bien commun… Il y a aussi une jeunesse révoltée, qu’on a pu retrouver lors de la révolte de 2023 ou des manifestations contre la réforme des retraites.

Après, il y a des jeunes – souvent le public des associations et des organismes dans les quartiers et les municipalités – qui sont en voie d’intégration. Il y a une demande d’intégration et de réussite sociale chez eux, qui ne s’appuie pas sur le modèle de la start-up, mais sur les organismes publics. Et puis, il y a une partie des jeunes qui, très vite, décrochent des institutions et se retrouvent dans la survie, souvent parce que leurs familles sont elles-mêmes dans la survie. Ceux-là vont vite gagner de l’argent dans l’économie grise, qui va des boulots ubérisés jusqu’à l’économie de la drogue dure.

Il y a donc plusieurs jeunesses, mais on désigne « la » jeunesse des quartiers comme bouc émissaire. Pourquoi ?

On fait comme s’il n’y avait qu’une jeunesse des quartiers populaires pour la stigmatiser. C’est très lié à l’Islam et à l’immigration. Mais c’est aussi lié aux territoires. On stigmatise d’abord des territoires, des quartiers HLM. C’est une façon de se défendre en disant « ces gens-là sont dangereux, si on les encadre, on sera plus forts au centre ». C’est un rapport entre centre et périphérie. La notion de « classe dangereuse » pour les classes populaires n’a rien de nouveau, on la connaît depuis le 19e siècle.

Le centre du pouvoir a toujours eu peur des périphéries ouvrières. Dès le début, la construction des HLM a été un moyen de mettre les milieux ouvriers hors des centres-villes et des faubourgs. Ça a une dimension de contrôle social. Cette peur de l’autre, elle n’a jamais disparu. La jeunesse des quartiers populaires est une jeunesse postcoloniale et post-ouvrière. Elle représente les « classes dangereuses » telles qu’on l’entendait pour le milieu ouvrier.

Vous dites que, paradoxalement, si l’on écoutait cette jeunesse, elle permettrait un renouveau de la démocratie…

Ces jeunes sont des sources d’inventions formidables. Ils sont la liaison entre la France et d’autres mondes, dont les mondes qui ont été colonisés. On devrait arrêter de les stigmatiser et d’en faire des « classes dangereuses », et les laisser être des passeurs. C’est une chance pour une société d’avoir ces gens-là. Mais si on les traite tout le temps mal et qu’on les invalide dans leurs rapports à leur pays d’origine et à la France, on se prive de personnes qui inventent la France, avec cette capacité de passage dans des histoires de migrations, des histoires d’évolution sociale… Je trouve ça très triste.

La réponse politique semble se concentrer sur des aspects policiers et judiciaires, par exemple en sanctionnant les jeunes plus sévèrement. En 2007 déjà, vous parliez de la « spirale sécuritaire ». Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La réponse n’est même ni judiciaire ni policière, elle est d’abord punitive. Le discours est de dire : « Il faut punir ces gens-là, et surtout leurs parents. » C’est la première fois qu’on a une réponse punitive aussi massive. Par exemple, l’idée d’abaisser la réponse pénale à 16 ans (au lieu de 18 ans).

Ils sont en train de revenir dessus parce que ce n’est pas possible. C’est ça le populisme de ce gouvernement. Ils présentent comme une espèce d’évidence que « si on éduquait bien les enfants, ils ne feraient pas ça ». Même s’ils sont parfois obligés de revenir en arrière, le mal est fait, le discours est porté.

Le tournant date de 2007. Quand Sarkozy est arrivé, il a changé totalement de politique, il a choisi la tolérance zéro. On n’a pas arrêté depuis de renforcer cette « tolérance zéro ». Cela érode progressivement tous les cadres de protection. Ce qui était la grande invention française par rapport aux jeunes, c’était la protection judiciaire de la jeunesse – le fait de dire que l’éducatif primera sur le punitif.

C’était le grand choix d’après 1945. Au fur et à mesure de ces lois et ces discours, le punitif prend toute la place sur l’éducatif. On ne valorise jamais le travail des éducateurs de rue, des éducateurs de la justice, de toutes ces personnes qui font tiers pour empêcher que tout parte dans la violence immédiate.

Lorsqu’il y a eu les révoltes dans les banlieues, le gouvernement a menacé des familles d’expulsion de leur logement social si un de leurs enfants était impliqué. On a vu des familles qui ont mis leur gamin de 17 ou 18 ans dehors, en disant « il faut que je sauve les petits » pour protéger le reste de la fratrie. Obliger une famille à virer son gamin pour garder son logement, c’est une violence énorme. Le problème du punitif, c’est qu’il provoque très vite une violence anthropologique : il atteint le lien familial, le lien de solidarité, le lien de collectif. Si cela continue, on aura ce qui existe au Brésil, c’est-à-dire non plus des enfants dans la rue, mais des enfants de la rue. Ces jeunes de la rue n’ont plus de lien avec leurs familles.

D’où vient cette violence ? Des réseaux sociaux, comme on aurait tendance à le dire ?

Ce que transforment les réseaux sociaux, c’est la temporalité. Ils ne sont pas à l’origine de la violence, mais cela fait que la violence agit autrement. Sur les origines de la violence, cela dépend de quelle violence on parle. De la violence entre un jeune et un policier ? Des violences entre jeunes avec les « rixes » ? Des violences intrafamiliales ? Ça change beaucoup de choses.

Je travaille en ce moment sur l’humiliation. L’humiliation vécue avec les institutions a des conséquences chez les jeunes. Elle façonne leur culture. Par les institutions, j’entends l’école, la police, mais aussi n’importe quelle autre institution – dont l’action sociale, par exemple. Cette humiliation vient de la politique, mais également du fait que l’on n’a pas d’issue à la précarité sociale, que les gens se sentent bloqués dans leur quartier.

Il n’y a pas d’emplois salariés. Il y a une précarisation de l’emploi. Dans les quartiers, c’est souvent l’économie grise qui permet de vivre. C’est une violence en soi, la violence du rapport au droit social. Si tout le monde avait accès à un travail protégé, pas ultra-précaire, on n’en serait pas là. Cette détresse est liée à un État néolibéral qui n’a plus de politiques économiques, de politiques d’emploi, de politiques de sécurité qui permettent de lutter contre la violence.

Si on parle de la réponse à donner, il y a un travail d’analyse permanent à réaliser sur ce qu’il se passe, en se demandant qui sont les jeunes impliqués, ce que l’on peut faire pour eux, que faire avec les familles… Tout ne va pas se résoudre en montrant le problème néolibéral du doigt.

Justement, en parlant des familles, vous avez été invitée à parler lors d’une marche organisée par des mères de quartiers populaires contre les violences le 1er juin 2024 à Paris. Que pensez-vous de cette initiative, et que dit-elle de l’état des choses actuel ?

Je trouve extraordinaire que des femmes se mobilisent. On sait très bien que les premières qui vont toujours tenir à leur gamin, ce sont les mères de famille – c’est vrai dans tous les pays du monde.

Mais cela soulève aussi des questions quand un pays comme la France se voit interpellé et n’a pas de réponse à la douleur des mères. Ce n’est pas normal que des mères de famille aient à s’organiser pour se faire entendre parce qu’on invisibilise les meurtres de leurs enfants en disant que ce sont des sauvages. Leurs enfants ne sont jamais que le produit d’une société.

Je pense qu’une interpellation forte est nécessaire. En même temps, je suis triste pour la France. Cela signifie que le pays n’est plus capable avec ses institutions de protéger l’enfance et les familles, sinon les femmes n’auraient pas à s’organiser dans la rue pour créer un rapport de force. On connaît l’état de la protection de l’enfance aujourd’hui : il n’y a plus de personnels pour y travailler, les conditions de travail ne permettent pas d’y rester. Du coup, le dernier rempart, ce sont ces mères de famille.

Quelle issue pourrait-on espérer à leur mobilisation ?

Il y aurait un travail à penser à l’échelle de chaque quartier, de chaque municipalité pour que ces mères ne soient pas toutes seules. Souvent les élus locaux sont présents aux marches blanches. Mais que peuvent-ils faire ensuite ? Cela reste difficile, les leviers de la protection de l’enfance relèvent du département, et la justice relève du national.

Il faut réussir à créer du collectif, avec des interlocuteurs pour les jeunes pour qu’ils ne soient pas tout seuls, des personnes qui seront toujours là pour les accueillir, pour leur parler, pour être de leur côté. Le travail collectif de communauté de vie est très important.

Les institutions publiques sont capables d’inventer. Mais il faudrait travailler différemment avec les éducateurs de la protection de l’enfance. Penser comment on pourrait les mettre dans la boucle avec les éducateurs de rue, les animateurs, les interlocuteurs, voire quelquefois avec des responsables religieux qui sont très présents pour les jeunes. Il s’agit de faire communauté de vie avec les jeunes, et de ne pas laisser les mères seules.

C’est important de soutenir leur mobilisation et leur désir de protéger leurs enfants. Il s’agit de mettre tout le monde autour des jeunes, pas seulement les mères de famille. Si effectivement on est autour de ces jeunes, qu’on continue à comprendre ce qui se passe pour eux, qu’ils continuent à pouvoir nous parler, on pourra peut-être anticiper les conflits, prévoir un peu plus et ne pas les laisser seuls avec la violence.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Photo de une : Une réunion des mères et de personnes du monde associatif, en vue de la marche contre les rixes, en mai 2024 © Emma Bougerol